Nicolas Grimaldi L'énigme du mal i Dans Préjugés et paradoxes (2007), pages 15 à 77

 

Croire que nul n’est méchant volontairement, c’est ne faire du mal qu’une erreur. S’il arrive qu’on fasse mal, ce serait en croyant poursuivre un bien. Comme on peut se tromper de cible ou même tirer à côté de ce que l’on vise, le mal ne serait donc l’effet que d’un accident, d’une méprise ou d’une maladresse. Voilà comment c’est le méchant qu’on vient à plaindre. S’il a mal agi, c’est en prenant le mal pour un bien, faute de les discerner avec assez d’acuité. Bien loin que le mal soit imputable à aucune méchanceté, il ne serait l’effet que d’un défaut de discernement, de lucidité ou de sagacité. À ce compte, le mal n’aurait pas sa cause en quelque malignité ni en quelque perversion, mais seulement en quelque infirmité. On ne serait pas méchant à cause de ce qu’on est, mais au contraire par la déficience ou le manque de quelque chose qu’on n’a pas. Les pauvres ne sont pas nécessairement méchants, mais tous les méchants à ce compte seraient des pauvres. Pitié pour les méchants !

2D’où vient alors que la pédagogie des Lumières ait si mal réussi à extirper le mal quoiqu’elle se fût si constamment employée à exercer le jugement ? Peut-être cette éducation du discernement permet-elle même de faire d’autant plus efficacement et d’autant plus sûrement le mal qu’elle en fait mieux percevoir les ressorts et imaginer les effets. Aussi voit-on les plus éclairés presque aussi constamment occupés de nuire à leurs pairs que les aigrefins d’écarter leurs rivaux. C’est donc bien moins à l’intelligence de justifier le mal qu’on regretterait d’avoir fait, qu’à la volonté de rendre compte de celui qu’on se réjouit de faire. Pour tenter de saisir l’intention du mal, peut-être serions-nous donc mieux avisés de le prendre sur le fait. Le constater, ce sera en effet le reconnaître. Et nous ne pourrions le reconnaître sans nous accorder sur cette originaire méchanceté. C’est elle qu’il nous faut donc d’abord identifier, sans excuse ni circonstance atténuante.

3Parce que le cinéma nous met plus directement en face du fait, demandons-lui quelques images du mal le plus spontané, le moins délibéré, le moins calculé, le plus pur. Avant même de faire défiler le générique de son film, Louis Malle nous montre un jeune paysan, fort peu dégrossi, s’affairant dans la salle commune d’un hospice. À grande eau, passant la serpillière, il nettoie le carrelage, ne s’interrompant que pour vider les pots de chambre dans des seaux. Dans cet univers de la misère, de la détresse et de l’abandon, les cornettes des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul battent lentement des ailes entre les lits. C’est le printemps. Une fenêtre est ouverte. Du platane voisin arrivent des trilles d’allégresse. S’étant assuré de n’être pas observé, Lucien Lacombe approche, aperçoit la petite mésange, extrait de son tablier un lance-pierres et un caillou. Lentement, soigneusement, s’appliquant, il vise et tire. Aussitôt, plus de chant. En un tourbillon de plumes, le petit corps a explosé. Son minuscule cadavre s’abat dans le gravier. Sur le visage pourtant inexpressif de Lucien s’esquisse un sourire de satisfaction.

4Quel est ici le principe du mal, si ce n’est d’éprouver toute beauté comme une insulte, et toute joie comme une provocation ? « Puisque tu te réjouis de vivre, ta vie m’est insupportable. Tu ne vivras donc plus. » Mais peut-être s’y joint-il quelque autre forme d’égotiste dépit. « Ce bonheur dont je te vois exulter sans qu’il dépende de moi de te le donner, du moins dépend-il de moi de te l’ôter. » On pourrait donc reconnaître au mal une double origine. D’une part, s’y exprimerait le plaisir du saccage. D’autre part, s’y manifesterait l’égotiste frénésie de tout assujettir à soi.

5Par le saccage s’exprime la jubilation de sentir d’autant plus sa puissance qu’on l’exerce davantage. À quelque fin qu’on l’emploie, l’unique plaisir est d’en éprouver l’énergie par le spectacle qu’on s’offre de son efficacité. Aussi ne fait-on que retourner pour détruire la même énergie qu’on aurait déployée pour créer. Le mal consiste donc bien moins dans l’exercice de cette puissance que dans l’indifférence à son résultat. Son principe réside dans cet impérialisme de l’ego qui, considérant tout ce qui vit comme offert à ses prises, ne voit partout qu’occasions d’exercer sa puissance en réduisant tout à soi.

6Le désir de dominer, d’assujettir, de brimer, d’humilier, de contraindre, n’est donc qu’un simple corollaire de cet impérialisme de l’ego. Où qu’il entre, en effet, Lucien Lacombe se comporte en maître. Il menace, il bouscule, il prend, il vole, il tue. Sa spontanéité ne s’impose pas plus de retenue qu’elle ne subit de contrainte. Le mal, ici, c’est donc tout simplement l’inhumanité. Car est inhumain dans l’homme tout ce qui persiste en lui d’impulsif et d’immédiat que la culture n’ait inhibé en le médiatisant. J’ai envie, je prends : c’est ce que fait tout animal sur son territoire.

7Sans doute se tromperait-on si on croyait avoir caractérisé le mal en l’identifiant à cette fruste et sommaire inhumanité. Car il ne suffit pas à Lucien Lacombe de ne s’imposer ni retenue ni réserve ; c’est de s’imposer qu’il tire au contraire sa principale satisfaction. Pénétrant dans la maison du médecin qu’il vient arrêter, c’est sans le moindre égard pour sa famille qu’il manipule les objets exposés et s’approprie ostensiblement l’un d’entre eux. Or, en prenant ce bibelot, ce n’est pas quelque convoitise qu’il cherche à satisfaire, mais une toute banale occasion dont il se saisit pour humilier les autres. Il ne les connaît pas. Il ne les a jamais vus. Mais lui qui ne sait rien, sait au moins qu’il y a deux sortes d’hommes : non pas les riches et les pauvres, ni les élégants et les rustres, ni les sensibles et les brutes, mais ceux qui par crainte de la mort sont prêts à tout subir pour lui échapper, et ceux qui, ayant déjà consenti à leur mort, sont prêts à ne rien céder de ce qui fait la dignité de leur vie. Sans qu’il ait eu à lire Hegel, Lucien Lacombe sait d’instinct qu’il y a ceux qui se renient plutôt que d’être niés, et ceux qui s’exposent à être niés plutôt que de se renier. Aussi guette-t-il chez ces gens, pour avoir occasion de les briser, le moindre geste de résistance ou la moindre parole d’indignation. Mais, tétanisés par la peur, aucun n’ose rien dire. Par leur silence, ils semblent consentir à ce qui les outrage. « Comment trouveriez-vous quelque chose à redire, puisque vous n’osez même rien dire ? » En voici cette famille presque moins atterrée par l’intrusion de la police qu’effarée par le cynisme de Lacombe, et moins humiliée de cette goujaterie qu’avilie par sa propre lâcheté. La terreur les anéantit. Et Lacombe jouit de cet anéantissement. Comme Dieu avait pu jouir de tirer quelque chose de rien, Lacombe jouit de ramener à rien tout ce qui croit être quelque chose.

8Si latent, si constant est même en lui ce désir spontané de dégrader, de déconsidérer, d’avilir, qu’il défie M. Horn par son attitude, presque aussitôt qu’il le voit. Horn est un élégant tailleur parisien, déjà grisonnant, réduit par le malheur des temps à se cacher dans ce village du Lot. Bafouant le droit naturel de chacun sur sa propriété ou sur son intimité, Lacombe s’impose à sa table sans y être invité, verse de force un tiède champagne dans la tasse de la vieille mère, ouvre la porte que Horn venait de fermer, emmène la fille, s’installe dans sa chambre, faisant courber tous les autres sous le joug de son caprice. « Je fais ce qu’il me plaît autant et aussi longtemps qu’il me plaît ; et quant à ce que je veux, je le prends » : voilà ce que chacun de ses gestes annonce. Il n’y a ni droit ni honneur ni dignité ni liberté qui vaillent. Mon caprice est la loi. Pour les autres, exister c’est plier. « Mon père a peur de vous, lui confie la jeune femme dont il a fait sa maîtresse. – Il a raison », répond Lucien. Telle est l’originaire perversion, le goût qu’il a du mal avant même d’en faire aucun. Car ce plaisir d’être craint traduit la volupté d’assujettir à soi la vie des autres, de briser leur spontanéité, et, à défaut de leur prendre la vie, de leur ôter le principe même de leur vitalité. Sans spontanéité, sans initiative ni volonté propres, les voici en effet réduits à n’être que les instruments ou les jouets d’un autre. N’ayant plus de leur vie que ce qu’en permet ou dont use un autre, leur vie n’est plus la leur. Ils ne l’habitent plus. Ils en ont été délogés.

9C’est en quoi consiste la violence, dont le viol n’est que la forme la plus fruste et la plus exacerbée. Car l’unique but de la violence est de démembrer l’unité de celui qui la subit. Rompu, brisé, il ne coïncide plus avec lui-même. Une part de lui-même ne s’ajuste plus à l’autre. L’en voici disjoint de lui-même. Ce qu’il était ne se reconnaît plus dans ce qu’il est. La violence le contraint à vivre hors de soi, faisant comme s’il y consentait ce que sa volonté refuse, et incapable de réagir à ce qui pourtant le révulse. À son âge classique, la philosophie disposait de concepts simples pour exprimer une telle désappropriation de soi. Alors que l’union de l’âme et du corps fait exprimer par les mouvements de l’un les volontés de l’autre, la violence disloque cette union primordiale et fait exprimer par mon corps, comme s’il n’était plus le sien ou comme s’il la trahissait, tout le contraire de ce que veut mon âme.

10Le mal consiste donc à s’approprier la vie des autres, et, par réciprocité, à les dévêtir de la leur, à les en dénuder. Ainsi leur laisse-t-il juste assez d’existence pour souffrir, mais plus assez de vie pour espérer. Par haine de la vie, le brutal tue. La vie, il la fauche. Il l’extirpe. Le pervers ne tue pas. Il n’ôte pas directement la vie. Il lui suffit de rendre la vie odieuse.

11***

12Un hasard vient d’installer Lucien Lacombe au siège de la police allemande. Ce même hasard l’en eût fait aussi bien fusiller. En un instant, il est ainsi passé du monde archaïque et fruste de sa ferme aux mondanités frelatées de gandins interlopes. Le paradoxe de sa psychologie est que rien ne l’étonne. Lui qui ne connaît rien, qui n’a rien vu, il est aussi blasé que s’il était revenu de tout. Quoi qu’il découvre, si romanesque, si cocasse ou si ahurissant qu’il soit, tout lui paraît banal. Qu’on chasse ici le résistant comme ailleurs le sanglier, c’est affaire de coutume. Que cette femme impérieuse et hautaine qui prend possession du bureau soit la mère du policier ou qu’elle soit sa maîtresse, ne lui paraît ni plus ni moins surprenant. De même n’éprouve-t-il aucun étonnement à la voir dépouiller chaque matin une montagne de lettres anonymes. D’honnêtes citoyens y dénoncent tantôt un ancien militant communiste et tantôt un sympathisant gaulliste, ici une famille juive, là un trafiquant, ailleurs un réfractaire. Mais il arrive aussi qu’ils ne sachent pas ce qu’ils dénoncent. Car le seul fait de n’avoir rien vu leur paraît encore plus suspect que tout ce qu’ils auraient pu voir. Alors, ils alertent la Gestapo. « D’où viendrait qu’on ne vît plus rien chez les voisins, si ce n’était qu’ils eussent quelque chose à cacher ? » La table déborde d’indications, de supputations, de délations. Voilà le fait. Une fois qu’on s’en est indigné, il reste encore à le comprendre.

13N’avons-nous pas affaire ici à la pure malignité ? Qu’y a-t-il qui puisse motiver tant de dénonciations si ce n’est la délectation du mal, le mal pour le mal, gratuitement, sans raison ? Pour tenter de saisir sur le vif cette dévotion pour le mal, il nous faut donc commencer par en écarter toute autre motivation. Car je ne doute pas que beaucoup ne se soient crus patriotes en agissant de la sorte, ou n’aient imaginé modestement assister le Maréchal dans sa tâche. Mais s’il en était ainsi, si c’était par civisme ou par vertu qu’ils désignaient aux autorités les mauvais citoyens, pourquoi prenaient-ils le soin de rendre clandestin un si méritant témoignage ? Une action aussi salubre, aussi courageuse, aussi respectable, ils auraient dû en être fiers. Même si leur désintéressement n’en attendait aucune récompense, pourquoi la camoufler en ne signant pas leurs lettres ? On ne peut guère le comprendre sans supposer qu’ils aient cru prendre un risque, et qu’ils aient compté sur l’anonymat pour les en protéger. Mais quel pouvait être ce risque, sinon celui d’encourir la juste vengeance de ceux qu’ils auraient injustement dénoncés ?

14Plus de salut public. Plus de patrie en danger. Il faut donc nous mettre en quête de motivations moins avouables. Puisque, même dévoyé, ce n’était pas le civisme qui avait suscité ces tombereaux de dénonciations, ce ne pouvait être que l’occasion donnée à tous les ressentiments de s’exercer avec impunité. Si innombrables en sont les causes possibles que même ceux qui en étaient l’objet ne les ont jamais soupçonnés. Car le ressentiment est une haine aussi longtemps refoulée qu’elle fut secrètement couvée. Dans un état policé, comment accuser quelqu’un sans être soi-même accusé de diffamation ? Comment lui nuire sans qu’il n’obtienne réparation ? Aussi n’y a-t-il que deux choses qui endiguent ce déferlement de la haine : l’impuissance de chacun à exercer tout le mal qu’il voudrait, et sa peur d’avoir à en subir le châtiment. Mais que vienne une occupation étrangère. Que soit promulguée une législation d’exception. Qu’un régime déclare ouverte la chasse à ses opposants. D’un coup, voici tous les obstacles levés. On sollicite la délation. L’anonymat en garantit l’impunité. Et quant à broyer ceux qu’on dénonce, il n’y a pas à s’en mettre en peine, l’État s’en chargera.

15L’impunité, voilà donc le terreau du mal. C’est là qu’il prospère, qu’il germe, qu’il se développe, qu’il fleurit. Encore faut-il que la semence soit là. Qu’on puisse souhaiter faire souffrir ceux dont on a souffert, ou même que la vie soit ôtée à ceux qui ont dévasté la nôtre, on peut le comprendre. Mais ces motivations ressemblent trop à celles de la justice pour être celles du mal. Il serait en outre d’autant plus inutile d’en discuter les raisons qu’elles n’ont aucune part à celui dont nous cherchons à élucider l’origine, et qui est d’autant plus pur qu’il est plus gratuit. Supposons donc Philémon et Baucis en quelque village retiré. N’était parfois le vacarme que font en passant les camions de l’armée allemande, tout y serait aussi tranquille que jamais. Retirés du commerce, leur vie réglée par les saisons, c’est à peine s’ils consentent au commérage ce que tout bon voisinage en exige. Aussi sont-ils fort unanimement estimés. Entre eux, le soir, porte et fenêtres closes, comme tout le monde, ils commentent les événements. Que le monde marche à l’envers, ils en maugréent. Mais ils le savent depuis longtemps. Ils ont donc l’esprit tranquille et le cœur en paix. Un beau matin, Baucis s’en confie à Philémon. Il y a suffisamment longtemps qu’elle épie la voisine pour n’avoir plus de doutes. Voilà deux semaines qu’elle achète quotidiennement six livres de pain, au lieu de deux qui lui avaient toujours suffi. Aurait-elle de la visite, on se l’expliquerait. Mais rien de tel. Alors ? À qui destine-t-elle ces provisions qu’elle ne peut seule consommer ? Eux qui n’ont jamais lu aucun roman, ils se tarabustent à en imaginer. On lui connaît un fils prisonnier. Ne se serait-il pas évadé ? Parmi tant de parents qu’elle doit avoir hors du village et dont on ne sait rien, il se peut bien qu’il y ait quelque combattant de la guerre d’Espagne, ou quelque communiste, ou des résistants. Qui pourrait même être assuré qu’elle ne cache pas des juifs ? Ils se perdent en supputations. Naguère si clair, comme le monde leur semble devenu opaque ! Des gens qu’ils croyaient connaître le mieux, ils se rendent compte n’avoir en fait jamais rien su. Finalement, ayant tout bien pesé, ils se décident. Ils signalent leur voisine à la Gestapo. Et en effet, pourquoi tant de cachotteries quand on n’a rien à cacher ?

16Cela s’est fait des dizaines de milliers de fois. Pourquoi ?

17D’intérêt, ils n’en ont aucun. Personne ne leur saura gré de leur initiative. N’y ayant entre eux et leur voisine ni rivalité ni compétition, ils n’ont aucun avantage à espérer de ce qui pourrait la désespérer. Quant aux personnes qu’elle cache, s’il lui arrive d’en cacher, quel mal pourraient-ils leur vouloir puisqu’ils n’en connaissent rien ? Peut-être ne se passera-t-il rien. Peut-être leur lettre aura-t-elle suffi à attirer la foudre sur la maison voisine. Sur des gens sans visage, et qui s’y attendent d’autant moins qu’ils ne se connaissent pas d’ennemis, le malheur va alors s’abattre, d’autant plus effrayant qu’il est même inimaginable.

18Pourquoi, n’étant pas chasseurs, des enfants mettent-ils le feu à des terriers, dans le secret espoir d’y étouffer ou d’y griller la bête apeurée qui s’y abrite ? Cette bête, ils ne la connaissent pas. Ils ne l’ont jamais vue. Elle ne leur a fait aucun mal. N’ayant rien à en redouter, ils tentent pourtant de lui faire tout le mal possible. À cet égard, Philémon et Baucis ne sont que de vieux enfants. De quelque façon qu’on tente de comprendre leur geste, on ne lui trouve que deux ou trois motivations possibles. Elles se réduisent chaque fois à quelque secret désir de compter dans le monde, d’exercer un pouvoir sur les autres, et de se rendre maître des destins. Mais comment l’impunité aurait-elle suffi à éveiller ce désir s’il n’avait été si constamment refoulé ? Et pourquoi aurait-il été toujours refoulé si ce n’était que la vie les eût privés d’exercer sur les autres une influence, une autorité, un pouvoir, sans lesquels on n’est pour eux pas plus que rien ? À l’origine du mal, on pourrait donc soupçonner le désir de lier à soi l’existence des autres, de telle sorte qu’ils ne puissent plus mener leur existence indépendamment de la nôtre.

19Si réel que soit le mal qu’on fasse souffrir aux autres, la relation qu’on noue de la sorte avec eux a-t-elle cependant la moindre réalité ? N’est-elle pas qu’un fantasme ? En effet, pas plus que le furet dans son trou ne perçoit les enfants qui l’enfument, pas plus la voisine ni ses hôtes n’éprouvent d’épouvante à l’égard d’un couple qu’ils n’ont jamais vu. En prenant si secrètement l’initiative du mal, aussi bien les enfants que Philémon et Baucis sont donc les uniques témoins de la domination qu’ils exercent. Ainsi qu’en un jeu, c’est un spectacle qu’ils se donnent à eux-mêmes, et dont leur victime n’est en fait que l’occasion. Sans lui vouloir aucun mal, sans éprouver à son égard aucune forme de sentiment ni de ressentiment, ils l’ont tout simplement instrumentalisée dans une pantomime où ils lui assignent le rôle de paria pour pouvoir jouer celui de l’ange exterminateur. Car pour eux, cette pantomime n’est guère plus qu’une sorte de rêve éveillé. Qu’à l’occasion elle devienne pour les autres un interminable cauchemar, on ne peut guère dire qu’ils l’aient vraiment voulu. Mais on ne saurait dire non plus que la seule imagination les en ait glacés d’effroi.

20Si les descriptions que nous venons d’esquisser ont quelque vérité, c’est à une courte folie, à une démence furtive, que nous devrons donc attribuer ce que nommions la gratuité du mal. En réalité, ni les enfants enfumant un terrier, ni les auteurs de lettres anonymes, ne veulent aucun mal à ceux qui vont être pourtant leurs victimes. Simplement, au lieu de se servir d’un balai pour lui faire jouer le rôle d’un cheval et se donner à eux-mêmes l’image d’une chevauchée, ce sont des êtres vivants auxquels ils font jouer le rôle (imaginaire) d’ennemi pour pouvoir jouer celui de libérateur, et se donner à eux-mêmes l’image de leur ruse, de leur intrépidité ou de leur invincibilité. Envoûtés par cette sorte de théâtre intérieur où ils jouent à s’imaginer un grand rôle, ils y font figurer certains éléments de la réalité afin de mieux se prendre au jeu. C’est ainsi qu’au théâtre, par exemple, on place sur scène de vrais fauteuils et de vrais tableaux dans un salon de carton-pâte, ou qu’il faut à une petite fille une réelle poupée de chiffon pour mimer à loisir la colère ou le chagrin que lui donnent les caprices ou la maladie de son enfant. Le réel, dans le jeu, n’est qu’un accessoire de l’imaginaire.

21Sans doute le propre du jeu est-il qu’on s’y prenne au jeu, au point de feindre que ce n’en soit pas un. Jouer, pourrait-on dire, c’est jouer à ne pas jouer. Mais tout en feignant de ne pas savoir que je joue, je sais que je le feins. Je simule de l’ignorer en dissimulant que je le sais. Le jeu est donc un espace d’irréalité que notre imagination découpe dans la réalité, et où elle mime à loisir une feinte réalité. La folie consiste à si bien se prendre au jeu qu’on n’ait même plus conscience de jouer, de sorte que la réalité ne nous paraisse guère plus que la scène de l’imaginaire. Aussi se manifeste-t-elle aussi bien en prenant le théâtre pour la réalité qu’en prenant la réalité pour un théâtre. Lorsque don Quichotte croit combattre les Maures en taillant en pièces des marionnettes, il ne distingue pas la réalité du théâtre. Lorsque Philémon et Baucis jouent à sauver la France en écrivant à la Gestapo, ils ne distinguent plus leur théâtre intérieur de la réalité.

22Serait-il donc possible qu’il y eût, à l’origine du mal, cette sournoise démence qui consiste à poursuivre dans la réalité, comme si elle n’était qu’un jeu, ce qui n’a pourtant de sens que dans l’imaginaire ?

23***

24Une expérience vient conforter l’hypothèse que je viens d’avancer. Elle a été montée par un laboratoire de psychologie. Je crois que c’était à l’Université de Yale [1][1]Voir Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris,… . Il s’agissait de mesurer la capacité de résistance des hommes les plus raisonnables aux plus folles sollicitations qu’ils puissent recevoir dans une situation donnée. Le problème peut se transcrire en d’autres termes : peut-il suffire à la personnalité la mieux équilibrée de jouer un rôle pour tellement perdre le sens de la réalité qu’elle aille jusqu’au meurtre ?

25L’expérience est toute simple. Pour sujets, elle va prendre des professeurs. Tous sont jusqu’ici appréciés pour l’attention qu’ils portent à leurs étudiants. Ce sont des esprits réfléchis, pondérés, aussi éloignés de toute rigidité que de tout emportement. Aussi n’y a-t-il personne au monde qu’on puisse moins soupçonner de bêtise ni de cruauté.

26On leur demande comme un service de jouer le rôle d’un examinateur. Ils ne verront pas le candidat, mais ils l’entendront. Ils lui poseront des questions. Chaque réponse erronée devra être sanctionnée par une décharge électrique. Il est prévu que l’intensité de la décharge augmentera à mesure que les erreurs se succéderont. Si peu de goût qu’ils aient à se prêter au jeu, ils se conforment toutefois au rôle qu’ils ont accepté de jouer. À chaque nouvelle erreur ils répondent donc par une décharge plus forte.

27Qu’il n’y ait pas d’électricité, que personne n’ait à en subir les décharges, ces doux professeurs ne le savent évidemment pas. On a simplement embauché quelques acteurs qui, au signal, simulent par leur halètement, leurs gémissements ou leurs cris, la violence de leur douleur. Afin qu’aucun professeur ne cède à la tentation d’abandonner un jeu aussi inhumain qu’absurde, deux ou trois psychologues restent auprès d’eux comme des spectateurs, les observent, et les rappellent s’il le faut à ce qu’on attend d’eux, aux exigences de leur rôle.

28Or le faramineux intérêt de l’expérience est qu’il n’y en ait pas un qui ne finisse par devenir bourreau. Si fruste ou rudimentaire que leur paraisse le jeu, ils s’y prêtent d’abord comme à un enfantillage. Puis, enrôlés dans cet engrenage, ils font à chaque fois le geste qu’on attend d’eux, de sorte que vient toujours le moment où la décharge électrique arrache à ses victimes des hurlements de douleur. Quelque réticence qu’ils en aient, ils continuent pourtant. Même lorsque la supposée victime ne répondra plus, même lorsqu’ils auront tout lieu de l’imaginer agonisante ou morte, ils continueront encore. Quelque résistance qu’ils soient tentés d’opposer au rôle qu’on leur fait jouer, le jeu l’emporte sur la réalité.

29Que montre une telle expérience ?

30Notons d’abord qu’enrôlés par leur institution, y jouant un rôle dont ils n’ont pas l’initiative, ces professeurs ne peuvent que s’y éprouver dessaisis de leur responsabilité individuelle. Contre leur inclination la plus spontanée, ils ne font que ce que requiert la mise en œuvre d’une expérience scientifique. Pour sommaire qu’elle soit, leur action s’exerce donc dans cet espace d’impersonnalité et d’impunité ouvert par le laboratoire.

31En acceptant de prêter leur concours à cette expérience et d’y jouer le rôle qu’on attend d’eux, ils ont mis leur personnalité hors jeu. Pas plus qu’il ne faut à un acteur un tempérament d’assassin pour jouer Macbeth, pas plus la personnalité de ces professeurs, leur affectivité ni leur moralité n’ont la moindre part au rôle qu’on leur fait jouer. En participant à cette expérience, ils ont accepté de faire les gestes que la situation commande, sans rien laisser transpirer de ceux qu’ils auraient faits s’ils en avaient eu l’initiative. Ils n’en sont donc que des exécutants.

32Une telle expérience n’a donc été possible que par une double équivoque du réel et de l’imaginaire. Une première concerne l’irréalité ou la réalité du moi. Car si sensibles, et raffinés, et attentionnés que soient ces professeurs, ils n’en agissent pas moins comme s’ils ne l’étaient pas. Tout en ne se reconnaissant pas dans la monstruosité de ce qu’ils font, ils sont pourtant ceux par qui elle s’accomplit. Telle est l’ambiguïté de leur moi : ils sont et ils ne sont pas ces expérimentateurs sadiques. Ils sont et ils ne sont pas coupables des meurtres qu’ils ont pourtant commis. Leur propre moi ne peut pas être en cause, pensent-ils, puisqu’ils ne sont que des exécutants. Mais parce que leur moi est l’unique cause de ce qui s’accomplit, il leur faut bien reconnaître qu’ils n’en sont pas excusables. D’un côté, c’est le rôle qu’on leur fait jouer qui leur paraît responsable de tout, sans qu’ils soient responsables du rôle. Mais d’un autre côté, c’est en jouant ce rôle qu’ils sont responsables de ce qui s’ensuit, puisque rien ne serait arrivé s’ils ne l’avaient pas joué.

33La seconde équivoque est donc celle du jeu et de la réalité. Car cette expérience a tous les caractères d’un jeu [2][2]Ainsi qu’en un jeu, cette expérience met en scène un scénario… , quoiqu’elle ait pour ceux qui la subissent tous les caractères de la réalité. Ainsi qu’en un jeu, en effet, ces professeurs acceptent d’être pour les autres ce qu’ils ne sont pas pour eux-mêmes. En appliquant de façon inhumaine des sanctions qu’ils jugent aussi absurdes que barbares, ils semblent avoir perdu conscience de la réalité. Quoiqu’ils entendent ces plaintes, ces gémissements, ces hurlements, ils font pourtant comme s’ils ne les entendaient pas. Tout se passe donc comme s’ils étaient sortis de la réalité en entrant dans le jeu ; ou comme s’ils s’étaient démis de tout rapport à la réalité en se soumettant à la règle du jeu. Il s’agit donc bien d’une fugace démence.

34Eussent-ils gardé l’autonomie de leur jugement et le sens de la réalité qu’ils auraient tout aussitôt dû mettre fin à ce jeu. Mais la règle du jeu était précisément de ne tenir aucun compte de la réalité. Ils étaient donc piégés. À peine avaient-ils commencé de se soumettre à l’une qu’ils avaient subrepticement cessé de se rapporter à l’autre. Pour que leur comportement ne parût pas incohérent, ils se comportaient donc de façon aussi irresponsable que des fous.

35Il n’est toutefois pas indifférent qu’un observateur ait pris place auprès de ces professeurs-cobayes, chargés de sanctionner les erreurs. Seul, l’examinateur eût sans doute suspendu l’expérience. Du moins n’aurait-il jamais été assez fou pour la continuer jusqu’à devenir criminel. Jamais il n’eût électrocuté son interlocuteur. S’il a passé outre à la censure du bon sens et aux objections de la réalité, ce fut pour ne pas décevoir l’attente du collègue qui était auprès de lui. À chaque hésitation, il interrogeait le regard de l’autre. Et l’impassibilité de ce regard l’invitait à poursuivre. Par sa pusillanimité, allait-il faire rater l’expérience ? Avait-on eu tort de compter sur son sang-froid ? Il nous faut donc en reconnaître le fait. Si des hommes aussi prévenants, aussi compatissants, aussi attentifs, auraient pu devenir des meurtriers, c’est à cause de leur sociabilité même, parce qu’ils avaient encore plus horreur de déplaire que de tuer.

36Ce que nous avons caractérisé comme un conflit entre le jeu et la réalité n’est-il pas en fait qu’un conflit entre deux représentations ? D’un côté, ces professeurs devaient imaginer le désarroi, la souffrance, et finalement le martyre de leurs protagonistes. De l’autre, ils imaginaient la frustration, la déception, et finalement le mépris de leurs collègues. Entre ces deux imaginations qui se combattent en eux, ils choisissent d’en privilégier une et d’abandonner l’autre. Entre l’image des autres devant eux, et l’image d’eux-mêmes devant les autres, ils ont choisi la seconde.

37Une aussi ordinaire monstruosité n’avait donc été rendue possible que par cette tout aussi ordinaire lâcheté qu’on nomme plus souvent complaisance ou sociabilité.

38***

39Qu’on la considère comme un échiquier ou comme un théâtre, la société n’est qu’un jeu. Plus ou moins bien, chacun y joue son rôle. Mais il va de soi que ce rôle est à la fois déterminé et configuré par celui des autres et par la manière dont ils le jouent. Aussi devons-nous faire servir les autres, et quasiment les enrôler dans la pièce que nous jouons. Pour que le Cid puisse jouer son rôle, il lui faut trouver cinq cents hommes au départ de Burgos et deux mille pour le suivre jusqu’à Valence. Donc, il les enrôle. Il les fait servir à son personnage. Il les instrumente. Mais que fait d’autre n’importe quel généralissime ? Pour jouer son rôle, le général Nivelle instrumente des corps d’armée au complet. Tout aussi simplement qu’il dessine des flèches et des haricots sur sa carte d’état-major, ce sont deux cents mille hommes qu’il jette dans la fournaise. Quel dommage, cette fois, que la réalité soit si revêche ! Les fois précédentes, pourtant, lorsqu’il jouait à la guerre devant ses pairs, lançant aussi ses troupes avec cette froide audace qui les faisait frémir, on applaudissait.

40Il n’y a donc pas que les petites gens pour se rendre importants en profitant de l’impunité. S’ils instrumentalisent les autres pour tenter de jouer un rôle, sont-ils en cela plus coupables que n’importe quels ministre ou chef d’état-major qui, eux aussi, se servent des hommes comme d’instruments au service du rôle qu’ils jouent ? Ce qu’il advient ensuite de ces hommes, ils l’ignorent. Ils l’ignorent d’autant plus que ce n’est pas leur rôle de se le demander.

41La principale origine du mal ne résiderait-elle pas alors dans cette commune indifférence que nous avons pour nos semblables lorsque nous les faisons servir, comme autant d’instruments, au rôle que nous jouons ? Dans ce jeu, pourtant, tout est imaginaire, sauf ce qu’il fait endurer et souffrir à chacun. Mais le propre de l’imagination est de tellement nous tenir lieu de réalité qu’elle nous y rend indifférents. Le paradoxe est alors qu’en étant pris à son jeu, celui qui fait le mal a d’autant moins de sensibilité qu’il a plus d’imagination.

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43Qu’est-ce que le jeu ? Une démence délibérée, dont nous prenons l’initiative, et que nous contrôlons. Aussi sommes-nous capables de la suspendre à l’heure dite. « Jusqu’à dix-sept heures, ne me dérangez pas, ne me rappelez pas à la réalité, peut dire le joueur. C’est mon moment de folie. » Mais la folie ne serait-elle pas alors qu’un jeu dont nous avons perdu l’initiative et que nous ne contrôlons plus ?

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45Si nous parvenions à comprendre le motif de tant de lettres anonymes, sans doute aurions-nous élucidé l’une des principales causes du mal. Car il va de soi que leurs auteurs ne retiraient aucun avantage du malheur qu’ils appelaient sur leurs victimes. D’aucune manière le mal qu’ils faisaient n’était donc pour eux quelque infâme moyen auquel ils consentaient pour se procurer un bien inaccessible sans cela. Ils le faisaient au contraire gratuitement, rien que pour le plaisir d’imaginer ce que risquaient d’endurer les autres. Ils jouissaient donc comme d’un bonheur du malheur qui allait écraser autres.

46Faute que leur vie en fût directement affectée ou modifiée, le plaisir qu’ils prenaient au mal n’était toutefois qu’imaginaire. Avant même que rien ne se fût produit, et sans qu’ils puissent même y assister, ils se le représentaient. Cette seule représentation suffisait à procurer à leur existence un surcroît d’intensité, comme si elle en était transfigurée.

47Pour caractériser l’image qu’ils se donnaient d’eux-mêmes en faisant basculer la vie de leurs victimes, peut-être faut-il distinguer au moins deux façons de s’y rapporter. À l’égard de celles qu’ils n’avaient jamais vues et dont ils ne savaient absolument rien, leur délation faisait d’eux les maîtres invisibles du destin. Eux qu’on comptait pour rien et qui n’avaient jamais importé à personne, un pli anonyme leur soumettait jusqu’à ceux qui ne les avaient jamais vus. Des éminences grises avaient parfois pu guider la main des rois. Ignorés de tous, effacés par leur anonymat, mais tirant dans l’ombre le fil des destinées, ils étaient devenus les éminences grises de l’histoire.

48Tout autres étaient ces gens qui faisaient partie de leur voisinage ou de leur entourage professionnel. Ceux-là, ils avaient eu tout le temps d’observer les incessantes faveurs dont les avait comblés l’existence. N’avaient-ils pas tout reçu sans avoir eu à le mériter, et sans avoir même eu le temps de le désirer ? Mais que sait-on jamais de ce que vivent et que sentent les autres ? Seule notre représentation associe l’image qu’elle se forme des autres à la surface ou à la situation qu’ils paraissent occuper dans la société. Car l’espace est la métaphore spontanée dont use notre représentation pour nous y situer. Pour comparer, elle cadastre, elle quantifie, elle mesure. Or, de même qu’il n’y a pas de grandeur en soi, de même nul n’est-il riche que par rapport à moins riche que lui. Aussi suffit-il souvent de changer de société ou de continent pour qu’on se sente devenu plus riche ou plus pauvre sans avoir cependant rien gagné ni perdu. Il en est de même dans la société. Pour nous y sentir en un instant plus favorisés et plus enviables que les autres, il suffit que ceux qu’on y enviait deviennent soudain plus pitoyables et plus défavorisés que nous. C’est la revanche des calligraphes. Pour opérer une aussi grande révolution sociale, il ne leur fallait qu’un timbre et un crayon.

49Ah ! comme l’air est plus léger quand on le sait irrespirable aux autres !

50***

51Dans un de ses premiers films, Visconti a mis en scène le roman que Dostoïevski aurait pu écrire s’il avait été calabrais. Rocco, c’est Muichkine. Sans ressentiment, sans rancune, sans indignation, il ne voit dans celui qui fait le mal que sa souffrance de n’être pas aimé. Son frère Ciro ne rêve que justice. Aussi ne lui semble-t-il pas qu’on doive tout pardonner à tout le monde. Mais, comme ces théologiens qui professent l’efficacité de la Grâce, Rocco croit à celle de la charité. Avec une ingénuité si déconcertante qu’elle en paraît odieuse, il quitte la femme qui l’aime en exigeant d’elle qu’elle aille rejoindre celui qui l’a violée. Car on ne ferait pas le mal, pense Rocco, si on n’était malheureux, et il n’y a pire malheur que d’aimer encore qui ne nous aime plus. Aimer ? Si vaste est l’extension du mot qu’il peut en effet servir à désigner aussi ce mélange de fascination et de soumission, d’appropriation et de sensualité, qui s’empare de Simone en face de Nadia. Il y a deux ans qu’il ne l’a plus vue. On la dit très éprise de Rocco. Comme on force un gibier après l’avoir traqué, Simone lâche ses rabatteurs sur Nadia. Battu, retenu, ligoté, Rocco assiste à ce viol.

52Pourquoi cela ? Est-ce plutôt Nadia que Simone veut blesser ou Rocco qu’il cherche à humilier ? Sans doute ne se fût-il pas senti offensé, ni par conséquent défié, si Nadia lui avait préféré quelque autre homme. Mais c’est pour son jeune frère qu’elle a tout quitté. C’est avec lui qu’elle a découvert, comme un autre monde, à la fois la tendresse et la noblesse de l’amour. C’est plus que n’en peut supporter Simone, à moins de renoncer à l’image de mâle dominateur et d’invincible belluaire à laquelle il s’identifie. Or y renoncer, c’est comme devoir changer d’identité. « Je est un autre », sans doute ; mais cette fois on ne peut plus s’en conter : c’est l’autre qui est le vrai. Se reconnaître dans un nouveau personnage, s’accoutumer à une autre image de soi, c’est comme émigrer, se quitter, commencer une nouvelle vie. Mais il en est des conversions comme des métamorphoses : avant de renaître, il faut mourir à soi. À ce travail de deuil, Simone ne consent pas.

53Aussi lui semble-t-il que Nadia, son ancienne compagne, s’est faite complice de Rocco pour dégrader son image et précipiter sa mort. Il lutte donc pour sa survie. Comme sur le ring, c’est en démolissant les autres, en leur administrant une correction dont ils ne puissent se relever, qu’il tente de sauvegarder son image en imposant sa suprématie. Or non seulement cette supériorité lui est désormais déniée sur le ring, mais voici que même Rocco, son cadet, ne la reconnaît plus. Estimé des entraîneurs, cajolé par les impresarios, adulé du public, c’est à lui que vont maintenant les succès qui avaient été promis à Simone. Et maintenant cette femme ! N’y a-t-il plus rien de sacré, ni droit d’aînesse, ni droit du premier occupant, ni droit de propriété ? Simone va donc regagner dans la nuit et dans la boue l’image de soi perdue sous les projecteurs. Cet amour lustral, cet amour devenu sacré pour Rocco et pour Nadia, il va le profaner, le dégrader, le souiller. Eux aussi jetteront l’éponge. Ils seront alors comme lui, avec leurs espérances flouées, devant les débris du rêve. Cette belle image sur laquelle ils se penchent comme sur un miroir, voilà ce qu’il en fait !

54Car à qui la déchéance de Simone a-t-elle profité sinon à Rocco ? L’eût-il en effet complotée qu’elle n’eût pas été plus complète. Le ring, les combats, les victoires, l’argent, la fierté de sa famille et jusqu’à l’amour de Nadia, il a tout raflé. Il n’est rien qu’il possède qu’il ne lui ait pris. Aussi tout le projet de Simone est-il de faire expier à son frère et à Nadia l’édifiante réussite qu’ils tirent si publiquement de sa déchéance. Pour se faire justicier, il se fera violeur. Cette conspiration du mal est donc en fait inspirée à Simone par la douleur de la frustration et par un fruste sentiment de justice, comme si son infortune était le prix dont les autres eussent payé leur bonheur. Il n’y a donc pas d’autre origine ici à la méchanceté que d’imaginer le malheureux en victime, et de ne pouvoir imaginer de victime sans devoir lui trouver un coupable.

55Mais il ne suffit pas de comprendre l’intention maligne, il faut aussi caractériser ce qui fait la perversité du mal qu’elle projette de faire. En élucidant la signification du viol, nous aurons donc peut-être quelque chance de saisir sur le fait le principe même du mal. Qu’il s’agisse d’un viol, l’atteste avec évidence le fait que Nadia s’y refuse de toutes ses forces. Toute sa volonté s’y oppose. Elle résiste. Elle court, hurle, appelle à l’aide, tente de s’échapper, se débat, jusqu’à ce que son agresseur la laisse comme morte après l’avoir forcée. Il y a en effet quelque chose que Simone a fait mourir en elle : spontanée en toute conscience, l’illusion d’avoir son identité toujours intacte en quelque inaccessible intériorité. Elle ne voulait plus le voir. De toute sa volonté, de toutes ses forces, elle avait voulu se soustraire à un contact qui la révulsait. Simone lui fait éprouver, en un instant, qu’elle ne peut pas plus lui échapper qu’elle ne peut s’échapper de son corps. Nul retranchement possible. Nulle citadelle intérieure. En saisissant ce qu’elle a de plus extérieur (son corps), il envahit ce qu’elle a de plus intérieur (sa conscience, ses sentiments). Sans repli, sans refuge, sans retraite possibles, l’en voici dépossédée d’elle-même. Puisqu’un autre en dispose, son moi n’est plus le sien. Comme par effraction, Simone a fait intrusion dans sa conscience. Il l’occupe. Il l’obsède. Il la hante. Comme si elle lui était désormais enchaînée, ou comme s’il s’était incorporé à elle, elle ne peut plus penser à elle sans penser à lui. Ils sont inséparables.

56La situation de Nadia rend toutefois plus saisissante encore cette dislocation du moi. Car il y a plus de dix ans qu’elle vit de se prostituer. Des clients, elle en a eu de toutes sortes. Du pire, elle a donc déjà tout vu, tout subi, tout connu. N’avait-elle pas même déjà appartenu à Simone, lorsqu’il l’entretenait ? Qu’y a-t-il alors, dans la brutalité de cette expérience, de si monstrueux, de si différent, de si exceptionnel, qui en fasse un immense saccage, un épouvantable séisme ? La première chose qu’on doive observer est que le mal n’est pas inhérent à la stricte objectivité ou à l’intrinsèque matérialité de l’événement. De livrer son corps à un autre, Nadia l’a accepté dix mille fois. Mais aujourd’hui le sens en est tout autre. En la faisant aspirer à un autre style d’existence comme à une régénération, Rocco a suscité en elle l’aversion de son ancien métier. Son corps n’est plus désormais une marchandise qu’elle vend, mais le chant par lequel elle exprime à Rocco son amour. Quoique dans son corps rien ne soit donc matériellement changé, la conscience qu’elle en a est totalement différente. Il n’avait longtemps été pour elle qu’un simple instrument de travail. Comme par une sorte de transfiguration, le voici devenu pour elle un langage, celui par lequel s’exprime le plus pathétiquement son émotivité. Comme à n’importe quel autre instrument de travail, elle ne lui reconnaissait qu’un statut technique. N’en usant désormais que comme d’un moyen d’expression, c’est un statut sémiologique qu’elle lui reconnaît uniquement désormais. Il n’était qu’une chose. Il est devenu un signe.

57Comme une même chose change de signification en changeant de statut, et change de statut en passant d’une culture à une autre [3][3]C’était au xviiie siècle, sur la table d’un salon, une toute… , notre corps aussi change donc de sens selon le statut que nous lui assignons, et change de statut selon l’idéologie ou la perspective culturelle où nous nous situons. Naguère, le viol n’eût été pour Nadia qu’une brutalité de plus, une irritante péripétie, comme un risque du métier ou un accident du travail. Depuis qu’elle a entrepris de renaître d’elle-même, elle ne se souvient de ce qu’elle était que comme on se souvient d’un personnage de roman. Alors que son corps était naguère pour elle totalement insignifiant, il est maintenant tout au contraire saturé de sens, comme s’il était devenu à la fois l’attestation de sa régénération et l’emblème de son amour. Aussi ressent-elle cette agression comme une profanation, et cette profanation comme une impureté de son amour, à la manière dont la moindre impureté d’un diamant en trouble toute l’eau.

58Le mal : séparer un autre de lui-même. Qu’est-ce qu’une vie brisée ? Comme celle de tant de jeunes gens dont une guerre ou un accident ont interrompu la carrière qu’ils s’apprêtaient à mener ; comme celle de tant de jeunes femmes cloîtrées dans leur veuvage aussitôt que mariées, ce qui a brisé leur vie n’est donc pas ce qui l’a supprimée mais ce qui lui a fait perdre son sens. Car le sens d’une vie est la continuité de son acheminement à un but. Ce but, elle se l’était fixé en l’imaginant. Qu’on doive renoncer à cette image comme en s’éveillant on se sépare d’un rêve, et voici qu’en n’imaginant plus de but, on ne sent plus que la vie ait de sens. Peut-être n’y a-t-il alors qu’une différence de degré entre une vie brisée et une vie ratée. La première a perdu son but. La seconde ne l’a pas atteint. L’une et l’autre en sont rendues aussi insignifiantes qu’insensées. C’est donc en brisant une vie que le mal y fait intrusion. Il lui suffit pour cela de rompre le fil imaginaire qui l’unissait à son avenir, et qui lui faisait imaginer le temps comme un acheminement vers la terre promise.

59Le salaud, c’est tantôt celui qui brise votre vie, tantôt celui qui veut vous persuader qu’elle est ratée.

60***

61Don Juan, ce salaud ! Il n’y a pas un trait en lui qui ne caractérise une figure du mal. Avantageux, grossier, filou, retors, bravache, il ne devrait s’attirer que mépris. De toutes parts, je n’observe pourtant que sympathie à son égard. Sans avoir là-dessus de certitude, je ne laisse pas d’avoir quelques soupçons. Sans doute est-ce tromper que séduire. Mais pour séduire il faut plaire. Cela efface tout. Si on est enclin à tout pardonner à celui qui plaît, c’est parce qu’on serait prêt à tout donner pour avoir la chance de plaire. Pour tout obtenir sans autre peine que de le désirer, et emporter la place par le seul fait d’y paraître, il n’y a en effet honnêteté, sincérité, ni vertu qu’on ne se sente prêt à échanger contre un talisman aussi fabuleux que ce don de plaire. C’est comme l’anneau de Gygès dont Platon rapporte le mythe. En rendant invisible celui qui le porte, cet anneau lui donnait l’immunité de tout faire. Le don de plaire procure à don Juan une toute semblable impunité. Parce qu’il plaît, le propre de sa séduction est de rendre invisibles, et même inimaginables, sa grossièreté, sa muflerie, son outrecuidance et sa lâcheté. Aussi suffit-il à donna Elvira de le revoir pour déjà presque douter d’elle-même plutôt que de lui, et se préparer à oublier sa blessure. Lui, ce personnage de ruse, de stratagèmes, de roublardise et de duplicité, il suffit en effet de le voir pour l’en juger insoupçonnable. À la recherche du malfrat (il malandrino) qui a tenté de l’abuser et qui vient de tuer son père, donna Anna rencontre don Juan. Elle ne le reconnaît pas. Mais pas davantage ne le connaît-elle. C’est à lui néanmoins qu’elle se confie tout aussitôt comme au plus délicat, au plus généreux, et au plus scrupuleux des gentilshommes. Comment se tenir en garde, en effet, contre autant d’élégance et de charme ? Il ne faudra pas moins que les lamentations et les imprécations d’Elvire pour qu’un doute vienne à l’effleurer et à lui suggérer un soupçon. Quant au courage si unanimement vanté de don Juan, je cherche en vain ce qui a pu en donner l’idée. Si sa première impulsion est toujours l’agression, son premier mouvement est à chaque fois la fuite. Se trouvant nez à nez avec Elvire, que fait-il ? Il s’esbigne. Poursuivi par les gens d’Ottavio et par les amis de Masetto, les affronte-t-il ? Assume-t-il les risques qu’il avait pris en les outrageant ? Point du tout. C’est sur Leporello qu’il essaie au contraire d’attirer leur fureur, en l’affublant de ses chamarres et en prenant sa livrée. Quant au refus de se repentir quand il sent sa main broyée par celle du Commandeur, au point où en étaient les choses, il n’aurait plus manqué que de donner à cette baderne pareille satisfaction !

62Aussi le livret de Da Ponte n’a pas de mots assez méprisants pour caractériser don Juan : pingre, inique, perfide, parjure, scélérat, bandit, assassin. Aucune voix ne dissone, à la fin de l’opéra, lorsque le sextuor vocal salue l’élimination du méchant (il fin di chi fa mal). Car, à l’inverse de ce que croient tant d’aimables jeunes gens qui s’imaginent immoralistes pour pimenter leurs frasques, la délectation de don Juan est bien moins de faire le mal (en transgressant la loi morale) que de faire mal (en pourrissant la vie de tous ceux qu’il abuse). Si don Juan n’avait été qu’un voluptueux, son plaisir n’eût pas été de faire mal, mais tout au contraire de susciter, d’accompagner, de moduler, et de conduire jusqu’au bonheur celui de ses partenaires. Or ni les vociférations d’Anna, ni les imprécations d’Elvire, ni l’appel au secours de Zerline ne sont des vocalises du bonheur. Car don Juan ne cherche qu’à blesser, le plus profondément, le plus durablement possible. Un véritable séducteur eût tenté de se faire recevoir par donna Anna. Sans alarmer sa liberté, il eût tenté de la charmer. Grisée, captivée, ravie, c’est elle qui l’eût rejoint pour se donner à lui. Mais don Juan ne s’embarrasse pas de ce qu’il pourrait recevoir. Il ne lui importe que de prendre. Et quant à prendre, qu’au moins ce soit en arrachant ! Aussi son plaisir est-il bien moins de se faire aimer d’Elvire que de l’arracher à son couvent. La pauvrette croyait se fiancer à Dieu : il fera Dieu cocu ! Puisque donna Anna est promise à Ottavio, le plaisir va donc être de s’introduire chez elle et, profitant de l’ombre, comme Jupiter chez Amphitryon, de lui extorquer les bontés qu’elle croirait prodiguer à un autre. De même n’y aurait-il ni gloire ni plaisir à séduire Zerline, cette niaise, si ce n’était le matin même de sa noce, en imaginant la vie à jamais enténébrée de Masetto.

63Car c’est en quoi consiste la vilenie de don Juan. Comme il suffit de la moindre piqûre pour qu’un fruit soit taché et commence à pourrir, c’est sur la furtivité d’un instant que compte aussi don Juan pour qu’en soit saccagé tout l’avenir qui suivra. De l’avoir rencontré, nul ne se relèvera. Sans que rien n’ait eu le temps de commencer, tout est pourtant fini. Lui aussi pourrait donc dire, comme l’autre fou, « je suis une fatalité ». S’il n’était qu’un assassin, la vie de ses victimes s’achèverait à l’instant de leur rencontre. L’instant déterminant, l’instant décisif, serait aussi leur dernier instant. Or, contrairement à ce dont se persuadent tant de courtes analyses, don Juan n’est pas le héros de l’instant. Ne lui importe que ce qui suit l’instant du rapt, cette vie qui continuera encore mais sans pouvoir rien continuer, cet avenir dont rien ne sera plus à attendre puisque tout en est déjà saccagé. Don Juan jouit donc, non de l’instant, mais du futur antérieur. Parce que toute vie vit de continuer, le satanisme consiste à ôter la vitalité de ceux auxquels il laisse pourtant la vie. Or qu’a-t-il ainsi supprimé de la vie en ne la supprimant pas ? Simplement ce qui faisait du présent une promesse d’avenir, de l’avenir un accomplissement du présent, et de la vie un élan. Pour briser une vie, il lui suffit d’en détruire l’élan.

64Don Juan ne semble donc si obsédé de plaire que pour déplaire, de séduire que pour duper, et de tromper que pour décevoir. Bien loin de désirer ce qu’il cherche à conquérir, c’est au contraire pour avoir l’occasion de s’en défaire qu’il cherche à le posséder. Décevoir, délaisser, désespérer, dévaster, c’est en effet tout le projet de don Juan. Aussi avons-nous observé qu’il ne s’arrête que pour s’en aller, et feint de nouer tout juste assez de liens pour rendre sensible de les avoir rompus. L’étrange plaisir de don Juan est donc bien moins de rendre chaque instant capiteux que de rendre insupportable la durée qui suivra. Il vise bien moins à envahir une autre conscience par le plaisir qu’à la dévaster par le regret. Tout se passe donc comme s’il n’aspirait qu’à l’obséder au point de s’en rendre inséparable. Si dissociée d’elle-même, à jamais irréconciliable avec soi, ce sera une même chose pour elle de se sentir exister et de sentir toujours ouverte la blessure de sa honte, de son humiliation ou de son désespoir. Plus durablement que n’eût fait le plus parfait amour, Don Juan la hantera désormais. Quel plaisir y a-t-il en effet qu’un autre ne puisse remplacer ? À l’inverse, demeure toujours présente et à jamais inoubliable la blessure qui ne cicatrise pas. Parce qu’il n’y a que l’irrémédiable qui soit inoubliable, le seul souvenir que veuille laisser don Juan est donc celui d’un saccage.

65Au mal dont je cherche à discerner le principe, l’exemple de don Juan pourrait donc presque suffire à manifester l’origine. Au lieu que la cause en soit l’amour de soi, elle me semble en être plutôt l’obnubilation. Don Juan serait-il en effet aussi constamment préoccupé de poursuivre, d’assiéger, de conquérir, s’il n’éprouvait sa solitude comme une désolation, et par conséquent comme une privation ? S’il était plein de soi, comment serait-il possible qu’il eût toujours son être hors de lui ? Tout le problème est donc de comprendre, à l’inverse, ce paradoxe qu’en n’ayant souci que de soi il ne soit soucieux que des autres. Or cette toute simple observation n’est-elle pas l’indice d’un paradoxe plus singulier encore, qui nous inviterait à reconnaître une même quête de soi, une même tendance à s’accomplir, à l’origine aussi bien des plus éminentes vertus que des pires perversions ? Tantôt on s’éprouve vivre d’autant plus intensément qu’on communique aux autres plus de vitalité, d’allégresse et d’élan. C’est ce qui avait fait reconnaître par Aristote la générosité comme un débordement de soi, et l’altruisme comme un égoïsme bien compris. Tantôt, à l’inverse, on s’imagine exister d’autant plus qu’on devient plus considérable, et on s’imagine d’autant plus considérable que plus nombreux sont ceux dont l’existence est assujettie à la nôtre. Les dominer, les contraindre, les humilier, les avilir, les séduire, c’est les assujettir.

66Deux ordres, par conséquent : celui de la vie et celui de la représentation. Selon le premier, chacun sent sa vie s’exercer et s’accomplir d’autant plus qu’elle se répand, se diffuse et se communique davantage. Selon le second, chacun s’identifie à l’image qu’il imagine donner aux autres de lui-même, et croit reconnaître son importance dans la fascination qu’il exerce, dans la réputation qu’il se fait, dans la crainte qu’il suscite, et tout autant dans les espoirs qu’il fait naître qu’en provoquant le désespoir. Don Juan est comme Érostrate. Sa vie est gouvernée par son imagination. Comme si elle n’était qu’un théâtre, il n’est occupé que du spectacle qu’il en donne et de l’effet qu’elle produit. Pour se donner à eux-mêmes l’image qu’ils comptaient bien en laisser à la postérité, les rois nommaient un historiographe. C’est en gravant sur des arcs de triomphe la liste de leurs victoires qu’il semblait à des généraux mesurer l’importance de leur existence au nombre de leurs exploits. Ainsi en va-t-il de don Juan. S’il a chargé Leporello de tenir à jour la comptabilité de ses conquêtes, c’est parce que l’épaisseur du catalogue lui représente l’étendue de son empire. Comme tous les empires, c’est en dominant et assujettissant les autres qu’il a été conquis. Mais c’est un empire où tous les autres, comme autant de miroirs, lui renvoient par leur souffrance l’image de son irrésistible pouvoir, et par conséquent de sa valeur.

67Que don Juan ne soit donc ni le chevalier de l’instant, ni le célébrant de la sensualité, le fameux catalogue suffit à le prouver. Bien loin, en effet, que chaque instant soit pour lui si captivant qu’il lui fasse oublier tous les autres, c’est au contraire en se rappelant tous les précédents qu’il se réjouit d’en augmenter la série. Car son catalogue l’atteste : don Juan est un collectionneur. Aussi n’est-ce que par rapport au passé qu’il se réjouit du nouveau, de même que son plaisir de rencontrer quelque nouvelle femme vient bien moins du charme qu’il lui trouve que de l’occasion qu’elle lui offre d’ajouter un numéro à sa collection. Car c’est d’après le volume de sa collection qu’il mesure objectivement l’importance de son existence, l’étendue de sa puissance, et l’invincibilité de son charme. Pour son honneur, pour sa propre estime, il se doit donc de ne laisser passer aucune occasion d’étendre ses conquêtes en envahissant une autre existence. Aussi se tromperait-on autant en imaginant don Juan irrésistiblement emporté par l’élan de la vie qu’en le croyant envoûté par les sortilèges de l’instant. Comme les avares et les ambitieux, loin d’être un homme de plaisir, il est un homme de la représentation. Sans s’accorder le moindre répit, c’est à chaque instant qu’il lui faut mettre en scène son image de libertin. Pour donner le spectacle d’un homme si délié de toute règle qu’il s’est même affranchi de toute obligation, il n’est rien qu’il ne sacrifie, jusqu’à sa propre vie.

68Eût-il été un homme de plaisir que don Juan se fût d’ailleurs épargné bien des conquêtes dont l’impitoyable catalogue de Leporello n’omet pas de noter la vétusté, la laideur ou le délabrement. Car ce n’est rien d’assiéger. Lorsque la citadelle se rend, on ne peut se dérober à la prendre. Avec une vaillance qui découragerait tout homme de plaisir, don Juan est à chaque fois sur la brèche. Il fait son devoir. La vieille, la bossue, la bancroche, celle qui n’a pas encore de formes et celle qui n’en a plus, celle qui poisse et celle qui empeste, il faut que tout y passe. Aussi n’y a-t-il rien de plus surprenant que de voir identifier ce tâcheron de l’amour à quelque virtuose de la volupté.

69Imaginons un mélomane si bouleversé par la musique qu’il en reçoit les plus intenses de ses émotions. Quand supposez-vous qu’il sera le plus ému ? Quand éprouvera-t-il un plaisir d’autant plus exquis qu’il sera plus subtil, et d’autant plus profond que plus inattendu ? Où tout est nouveau, tout est si étrange qu’on s’y attend à tout et qu’on n’en attend rien. C’est pourquoi, de même qu’on ne lit bien que ce qu’on relit, de même a-t-on d’autant plus de plaisir à entendre une partition qu’on l’a plus souvent entendue et qu’on la connaît mieux. À la première lecture d’un roman, par exemple, en captivant notre attention, les aventures du récit nous empêchent d’être attentifs au style qui en est pourtant le principal intérêt. Lors d’une première audition, notre effort pour découvrir la ligne mélodique et suivre le sens de la phrase nous rend inattentifs au détail de la partition. Au contraire, plus cette partition nous sera devenue familière, plus assidûment l’aurons-nous travaillée, plus diverses seront les interprétations que nous en aurons écoutées, plus intensément nous émerveillerons-nous des attaques, des reprises, des altérations, des changements de pupitre et de couleur, etc. La volupté promise par la musique, jamais nous ne pouvons l’éprouver à la première rencontre, ni moins encore dans les patients efforts du déchiffrage. Tout à l’inverse, c’est lorsqu’un texte nous est devenu familier que nous en découvrons de plus en plus la nouveauté, et que nous sentons avec le plus d’intensité la volupté d’un changement de rythme ou de tonalité, d’une modulation ou d’un pianissimo. Ainsi en va-t-il de l’amour. Avoir déchiffré, rien qu’en Espagne, et en si peu de temps, mille trois partitions, c’est n’avoir eu le plaisir d’en jouer véritablement aucune. C’est n’avoir connu de la musique que les difficultés sans en avoir même jamais soupçonné le plaisir.

70Voilà pourquoi, n’étant ni un voluptueux ni quelque amnésique chevalier de l’instant, don Juan ne peut être qu’un pervers. Son unique espoir est le désespoir qu’il suscite. Comme un oiseleur, sa seule occupation est de préparer les pièges où il fera tomber les autres. Les voir ensuite se débattre dans les rets du malheur est sa suprême jouissance. Aussi n’y a-t-il rien qui provoque son rire de façon aussi incoercible comme leurs convulsions, leurs larmes et leurs cris. Ils souffrent. Donc, il jouit.

71Sans doute venons-nous donc de découvrir la principale origine du mal. C’est le plaisir qu’on tire du malheur des autres. Quoiqu’il n’y ait rien qui doive paraître plus banal, il n’est rien non plus, énoncé en ces termes, qui ne doive paraître plus paradoxal. La souffrance des autres est en effet causée par un arrachement. Irrémédiablement séparés de tout ce qu’ils avaient espéré, c’est d’eux-mêmes qu’ils se sentent séparés par ce soudain effondrement. Mais que sent don Juan de ce que sentent tous ceux qu’il a floués ? Pour jubiler de leur désolation, ne faut-il pas en effet qu’il puisse être lui-même affecté (en bien) de ce qui les affecte (en mal) ? Telle est l’origine du mal. Ce qu’ils souffrent, c’est lui qui l’a produit. Leur détresse est son œuvre. Comme n’importe quel artiste ou n’importe quel artisan, il n’y a que l’étendue et l’intensité de son œuvre pour lui faire sentir celles de sa puissance. Les lui faire sentir ? Non. Plutôt les lui représenter.

72Le désir de dominer, de s’imposer, de l’emporter, d’obséder tous les autres et de tout ramener à soi, n’a qu’un miroir où se reconnaître et s’émerveiller de soi – c’est le mal dont il enténèbre la vie.

73***

74Un homme de théâtre est interrogé. Tel est pour lui le poids des mots qu’il semble faire en parlant de l’haltérophilie. Il respire plusieurs fois avant de soulever le moindre et, l’ayant proféré, souffle comme après un effort. Il va monter Don Juan. Chose énorme. Responsabilité terrifiante. Volontiers il eût dénoncé en cet aristocrate, comme le chante Mozart, un ennemi de la liberté. Mais cette révolution si fière de fonder les droits de l’homme en les bornant, il y a belle lurette qu’il en a reconnu le moralisme petit-bourgeois et le calvinisme castrateur ! Le respect est-il en effet autre chose qu’une censure de la libido ? Qu’est-ce que la décence et la courtoisie sinon des inhibitions de l’instinct ? Aussi sent-on ce metteur en scène aussi écrasé par la tâche qu’il s’apprête à assumer qu’effaré de sa témérité. Quand il devrait succomber, comme Samson, sous l’éboulement de la société dont il ose ébranler les piliers, il ne se dérobera pas. Passant outre à tous les poncifs, sans complaisance pour la tradition, défiant le moralisme ambiant, il va révéler au public d’Avignon la vérité de don Juan, aussi révolutionnaire qu’elle soit. On pressent que la vérité est en marche, et que rien ne pourra l’arrêter. Tant pis pour les censeurs ! Il va montrer en don Juan la force révolutionnaire de la volupté. Le mot en est lâché. Sous le coup, les journalistes interloqués se taisent. La volupté ! Rien moins. En plein festival. Et défiant le Grand Inquisiteur de l’Élysée ou de la rue de Valois. Devant l’effet produit, notre homme n’ajoute rien. Il a la modestie des véritables héros. Comme tout grand penseur, il s’efface devant la vérité qu’il vient de découvrir.

75Puissance de la mode. Despotisme des stéréotypes. Pour être aujourd’hui respectable, il faut surtout ne pas le paraître. Aussi n’y a-t-il telle sottise ni telle banalité qui n’en imposent et ne se fassent accepter pourvu qu’on prenne le ton canaille et fracassant qui était naguère, à la foire, celui des casseurs d’assiettes. Comment n’aurait-il pas raison celui qui prend de tels risques pour soutenir ce qu’il affirme ? Comme s’il revenait d’une longue et dangereuse expédition, ou comme s’il avait depuis longtemps perdu dans la clandestinité les usages de l’urbanité, il se déguise à la fois en insurgé garibaldien et en déserteur de l’armée sudiste : à la fois chauve et chevelu, la barbe hirsute, la chemise dégrafée, et sommairement vêtu d’un coutil délavé. Pour comprendre le sens d’une telle composition, il faudrait pouvoir en identifier les modèles. D’où vient ce ton agressif et péremptoire, cette élégance des bas-fonds, cette attitude de défi ? On devrait en sourire, comme le public de la commedia dell’arte aux rodomontades de Matamore. Pourtant, il n’en est rien. Tout un chacun feint de reconnaître dans ce jeu l’exercice d’une sorte de magistère. Mais lequel ? À quels grands ancêtres, à quels personnages remarquables, à quels modèles culturels et à quels rôles sociaux ont été empruntés ces poses et ces accessoires ? Si on était capable de les répertorier, sans doute aurait-on élucidé la généalogie imaginaire de la culture contemporaine. Chaque société s’invente une ascendance. À quels exemples se réfère la nôtre ? Sans doute une part de sa bruyante agitation et de sa forfanterie lui semble-t-elle perpétuer les chahuts des « Jeune France ». Le romantisme a pourvu de héros et de fantasmes toutes les révolutions à venir. Il n’est pas invraisemblable que ce metteur en scène s’imagine à la veille d’Hernani en se préparant à faire jouer Don Juan. Cette grandiloquence agressive et péremptoire, peut-être lui vient-elle directement du surréalisme et de Breton, à moins que ce ne soit de la rhétorique stalinienne durant plus d’un demi-siècle. Quant à croire qu’en rendant la volupté séduisante il défie la morale bourgeoise, comment le pourrait-il à moins de s’imaginer sous le Second Empire, contemporain des Fleurs du mal et de Madame Bovary ? Doux Jésus ! Comme il la connaît mal cette bourgeoisie toujours aussi inculte, et qui va l’applaudir parce qu’elle se reconnaît en lui ! Wilhelm Reich, pour nos cadets, c’est comme la comtesse de Ségur pour nos arrière-grand-mères : des bluettes.

76L’histoire est facétieuse. Ne devrait-il pas être en effet divertissant de voir aujourd’hui Molière commenté par Vadius et mis en scène par Bélise ?

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78Avec Rocco et ses frères, c’est un drame dostoïevskien que Visconti avait porté à l’écran. En mettant en scène Les Damnés[4][4]Pour rappeler le goût de tant de dignitaires nazis pour Wagner,… , il donne le souffle et les répliques de Shakespeare à un drame qu’il situe en Allemagne, entre l’incendie du Reichstag et la Nuit des longs couteaux. Les premières images nous introduisent dans le château de la famille von Essenbeck. Propriétaire des principaux ensembles sidérurgiques de la Ruhr, le baron Joachim est un prince de l’acier. Quoiqu’il doive compter avec les gouvernements en place, quels qu’ils soient, tous les gouvernements doivent aussi compter avec lui. Privée des commandes de l’État, son entreprise n’aurait qu’à éteindre l’un après l’autre ses hauts fourneaux. Mais, privé des armements qu’il est seul capable de lui fournir, l’État n’aurait plus à compter sur son armée pour mener sa politique d’annexions. C’est le soir. On se prépare à célébrer en famille l’anniversaire du patriarche. La fête s’achèvera par son assassinat.

79L’assassin, c’est Frédéric Bruckmann, le directeur des usines, protégé par le parti nazi et amant de Sophie. Elle, c’est lady Macbeth. Elle est veuve du fils unique du baron, mort sur le front en 1916. Elle aspire à régner sur cet empire. Pour y parvenir, elle compte bien éliminer tous ceux qui pourraient y prétendre. Mais comment devenir reine, à moins de faire roi son amant ? En donnant des gages à la toute-puissance du Parti, elle le rendra maître de toutes les aciéries. Le film s’achève par la cérémonie de leur mariage, dans ce même château gardé par les ss. Tous les détails de leur noce ont été prévus par Martin von Essenbeck, l’héritier du héros mort. Nouvel Hamlet, lui-même leur présentera la strychnine qui parachèvera leur union. Les dernières images sont donc celles de la fête qui se débande, abandonnant les deux cadavres.

80Comme en une galerie, ce film décrit presque autant de figures du mal qu’il peint de personnages. Mais comme le mal n’est jamais si parfait qu’en persécutant la justice ou en saccageant l’innocence, il ne manque pas même assez de justes ni d’innocents pour rendre tout inexpiable. Dans cette famille où chacun n’est obsédé que d’accroître son pouvoir, un rameau collatéral persiste en effet à ne pas se croire exempté du devoir par le souci de son intérêt. C’est la famille Thalmann. Herbert devra se livrer à la Gestapo. Élisabeth mourra à Dachau. Ainsi auront-ils appris ce qu’on gagne à défier la force en arguant de la morale ou du droit. Un autre en aura retenu malgré lui la leçon, c’est le jeune violoncelliste, Gunther. En ayant vu tant de crimes impunis et la turpitude triomphante, par haine du mal il se fera ss : n’y a-t-il pas en effet qu’une aussi implacable puissance pour exercer contre le mal la même force dont elle écrase le bien ? Comme le lui dit Aschenbach, le podestat nazi, il n’y a rien de tel que la haine pour passer outre à tous les vains scrupules de loyauté, de respect ou de compassion. Voilà comment, par haine du nazisme, il se fera nazi. Il y a enfin deux innocentes, deux enfants, Thilde et Olga, la petite patricienne que Martin cache avec lui sous le piano, et la petite plébéienne dans son galetas, à laquelle il offre un cheval de bois. Il violera les deux. De honte, la seconde va se pendre. Elle n’a peut-être pas six ans.

81Tous les autres sont des monstres. Du moins nous réconfortons-nous de le croire. Seraient-ils pourtant si inhumains s’ils étaient moins humains ? Rien ne les satisfait. Rassasiés de tout, ils sont toujours affamés d’autre chose. Car à leur désir de puissance, il n’y a pas de fin. Aussi souffrent-ils de tout ce qu’obtient un autre comme d’une offense ou d’une humiliation. Déjouer l’adversaire ne leur suffit donc pas ; il faut le mettre hors jeu. Or il ne l’est jamais si définitivement qu’en étant définitivement supprimé. Frédéric tue le vieux baron Joachim, puis son rival Constantin. Avec la complicité de Constantin, c’est sur Herbert qu’il en fait retomber les soupçons. Alors qu’Élisabeth croit partir avec ses deux filles à Salzbourg, Sophie s’en débarrasse en les faisant expédier à Dachau. Aschenbach soutient Frédéric pour se défaire de Constantin, puis Martin pour se défaire de Frédéric.

82Or d’où vient un tel acoquinement avec le mal ? Y concourent-ils tous par quelque exceptionnelle dilection ? Ou ne deviennent-ils pas tous criminels qu’en pouvant l’être impunément ? Comme l’occasion fait le larron, n’est-ce pas tout banalement l’impunité qui fait ici le crime ? Quand elle ne leur serait assurée par l’argent, elle leur est en effet garantie par le Parti. Au criminel exercice de leurs pulsions déchaînées, il n’y a donc plus de frein. La justice raillée et l’état de droit suspendu, la loi n’est plus qu’un piège où faire tomber ceux qui ont la naïveté d’y croire. Puisqu’il n’y a plus ni règle ni justice, il va de soi qu’il n’y a plus ni pacte ni loyauté qui vaillent. Chacun, dès lors, doit se défier de tous et, pour survivre, supprimer chacun d’eux. Pourvu qu’ils soient efficaces, tous les moyens sont bons. Aussi n’y a-t-il pour chacun plus probable ni plus proche ennemi que son ami de la veille. Car, à l’occasion, l’amitié aussi est un moyen.

83S’il y a une leçon de Visconti, elle consiste donc à montrer qu’il suffit de suspendre l’état de droit, si douteux, si précaire, si fragile qu’il soit, pour qu’aussitôt se révèle le monstre que dissimulait l’aspect plus ou moins policé de chacun. Qu’on se rappelle les premières images. Quoi de mieux réglé, de mieux ordonnancé, de plus civilisé que ce dîner présidé par le vieux baron ? Toutes les relations y sont aussi rigoureusement fixées entre les convives que la place de chacun ou le déroulement du service. C’est l’ordre. Il suffira pour le dérégler en un instant d’un simple fait divers. Mais c’est l’incendie du Reichstag. Ce qu’il annonce, presque tous l’ont compris. C’est la suspension de l’état de société. Plus de civilité. Plus de retenue. Plus de droit. À qui en a la force tout est permis. Il n’est alors si insignifiant, si grossier ni si falot personnage qui ne pressente l’occasion venue de se pousser au premier plan. À quoi chacun ne peut-il en effet prétendre s’il n’y a plus rien d’impossible à personne ? Pour peu qu’il en ait l’impunité, chacun pourra faire tout le mal qu’il voudra sans que nul ne puisse même imaginer de lui en faire aucun. Tout se passe donc comme si la peur, rien que la peur, refoulait en chacun tant d’aspirations criminelles dont il se croit incapable pour la seule raison qu’il tremble d’en être soupçonné.

84Comme dans un mythe, ce moment de l’impunité est donc aussi celui de la vérité. Pour horrible qu’elle soit, le pire est sa banalité. Car quoiqu’il y ait, dans ce film, autant de vices que de personnages, le plus surprenant est que les plus terrifiants soient les moins singuliers. Combien n’en avons-nous en effet connu, des Frédéric, des Constantin, des Aschenbach ? Parmi les plus civilisés de nos amis, combien auraient résisté à nous envoyer en camp de concentration si l’occasion leur en avait assuré l’impunité ? Aussi éluciderons-nous peut-être d’autant mieux les ressorts du mal que nous ne lui supposerons aucun génie luciférien, ni aucun caractère faramineux. Le drame est certes exceptionnel. Mais examinons-en les acteurs. Il n’y en a presque aucun qui le soit.

85Au vieux baron Joachim, je ne reconnais qu’un seul petit défaut. C’est celui d’être riche. Je sais bien que c’est une infirmité qu’on peut avoir de naissance, sans qu’on n’y soit pour rien. Mais quelque aversion qu’il ait pour la personne du dernier chancelier, il fait pourtant céder ses élégances à ses intérêts, et, par opportunisme, écarte le directeur qui lui convenait pour nommer celui qui convient aux nazis. Cela lui est désagréable. Mais le désagrément lui en est moins sensible que ne le serait une dévaluation de ses actions. C’est néanmoins un brave homme. En témoigne la tape bienveillante dont il récompense les soins diligents de son vieux valet de chambre. Il sait ce qu’on lui doit, ce qu’il se doit, et ce qu’il doit à ses actionnaires. Mais c’est un brave homme qui vous enverrait à la mort, comme son fils, s’il pensait qu’elle dût favoriser la marche des affaires.

86Constantin a la robuste simplicité des brutes. Épais, sanguin, impulsif, rien ne lui plaît tant que la domination, si ce n’est la violence par laquelle on l’obtient. Rien ne lui importe que le pouvoir, parce qu’il donne de l’argent ; et l’argent parce qu’il donne du pouvoir. Qui en dispose, dispose de tout ce qu’il veut. Le reste est fariboles. Aussi déteste-t-il de retrouver chez son fils ce goût alangui de l’inutile qui l’irritait chez son épouse. Il a le goût de l’uniforme, ce qui est une manière d’afficher ses convictions, mais aussi d’en imposer en se présentant comme le délégué des sa. Quoique, étant ivre, il braille la complainte de Tristan, il n’aime pas la musique. Pourtant il aime le bruit. Mais il l’aime comme les beuveries, comme la ripaille, comme le chant des sa. quand il fait trembler les vitres. Ce qu’il admire chez eux c’est leur positivité et leur énergie. Ils s’étaient promis de nettoyer l’Allemagne et de la redresser. Ils l’ont fait. Sans explications, sans scrupules, sans chichis, sans états d’âme. Aussi Constantin considère-t-il leur cynisme comme un viril témoignage de leur sincérité. Partageant leur énergie et leurs convictions, c’est aussi avec eux qu’il partage ses plus intenses joies. Pour enrôler à leur service la puissance des Essenbeck, il est donc prêt à tout. Si on a besoin d’un coup de main ou d’un faux témoignage, on peut toujours compter sur lui. Il se fait donc le complice de Frédéric pour écarter Hubert et le vieux Joachim. Puis, c’est en faisant chanter Martin qu’il tente d’écarter Frédéric. Avec cela bon camarade, sans prétention et sans façon. Il va mourir, tout aussi banalement qu’il aurait tué, dans un guet-apens.

87Tout autre est Aschenbach. Haut dignitaire des ss, il ne manque pas d’élégance, ni peut-être même d’humour. Impassible, froid, calculateur, il observe les passions de ses cousins du même œil dont Spinoza, dit-on, regardait se battre des araignées. Manipulateur, c’est lui qui donne aux plus grands crimes la petite impulsion sans laquelle ils ne se produiraient pas. Avançant et déplaçant les hommes comme des pions, il en joue. De sentiment, point. De vanité, pas davantage. Car il n’a qu’une passion, si envahissante qu’elle le protège de toutes les autres : mettre l’Allemagne au service du chancelier, et le monde entier au service de l’Allemagne. Tout ce qui fait obstacle à ce but, il faut le faire plier. Et ce qu’on ne peut faire plier, il ne reste qu’à le supprimer. Même les doctrines sont pour lui des instruments. Il en a quelques bribes commodes à sa disposition. L’histoire est l’épopée de la raison, et aux victimes de l’épopée Hegel apporte sa caution. La morale et le droit, ces sottises, n’avaient servi qu’à humilier la force. Avec ces insanités, le nazisme en a fini. C’est la force qui fait le droit, et l’audace qui fait la force. Aussi la haine lui paraît-elle seule capable de fonder le nouveau monde, étant seule capable de détruire l’ancien. À ce vieux monde, il doit pourtant tous les privilèges de sa famille, sa fortune, son nom, son élégance. Mais il est vrai qu’en ayant tout, on n’a plus rien à désirer. Que reste-t-il alors sinon, comme un enfant casse son jouet, à tout haïr et à tout briser ? D’un sourire un peu blasé, sans plaisir ni déplaisir, comme s’il accomplissait un devoir, il tue.

88Moins retors, moins subtil, moins sagace, moins élégant, moins racé, Frédéric Bruckmann est un gigolo. Ce timide est un besogneux. Mais c’est aussi un rapace. Pour parvenir, il est prêt à tout, sauf à prendre des coups. Aussi lui faut-il des protecteurs, en attendant de pouvoir s’en affranchir. Au sein de l’entreprise, il a assez bien manœuvré pour qu’on dût compter avec lui. Mais soit comme technicien, soit comme amant de Sophie, il n’est toujours qu’un subalterne. Car c’est elle qui ourdit les plans qu’il est chargé d’exécuter. Quelle affaire s’il parvenait à l’épouser ! Une fois introduit dans la famille, il lui suffirait de s’y installer pour en partager le pouvoir, en attendant de l’accaparer. Mais pardessus tant d’obstacles qu’élèverait la famille, le principal est encore l’orgueil de Sophie. Coucher avec un employé, passe encore. Mais quant à l’épouser, à n’être plus baronne von Essenbeck, non ! Aussi accueille-t-il avec une déférente gratitude la protection du parti nazi que lui offre Aschenbach. À ce que le Parti veut, rien ne peut s’opposer. Joachim supprimé, Martin deviendrait le principal actionnaire, et par conséquent faiseur de roi. Or Sophie dispose de son fils. N’est-il pas entre ses mains qu’un vieil enfant immature et pervers ? Pour qu’en un instant Frédéric trouvât tout à sa portée, il suffirait donc que disparût le vieux Joachim. En d’autres temps, la chose aurait paru énorme. Dans le tumulte actuel, elle passera presque inaperçue. Assuré de l’impunité par Aschenbach, convaincu du succès par Sophie, Frédéric devient donc assassin. Mais il n’y a que le premier pas qui coûte. Pressé par Sophie de s’en remettre aux conseils d’Aschenbach, il profitera de la nuit des longs couteaux pour assassiner aussi Constantin. Joachim enterré, Herbert traqué par la Gestapo, Élisabeth à Dachau, Constantin liquidé, il n’y a plus personne pour lui disputer le pouvoir. Lui que le pouvoir avait toujours plié, il va faire plier tout le monde ! Prenant la place du vieux baron qu’il a tué, il en mime les gestes. Il en affecte l’autorité. Voici venu le moment où, n’ayant plus rien à craindre, il peut espérer se faire craindre de tous. Mais, pour se sentir le maître, il lui faut faire sentir aux autres qu’ils sont désormais ses esclaves. Ou ils n’auront de volonté que la sienne. Ou il les brisera. N’ayant plus de mesure à garder, il exprime enfin ce qu’il est. Il tonne. Il glapit. Il fulmine. Il foudroie. Ce sournois est un hystérique. Même Aschenbach a le cœur soulevé par un aussi ignoble salaud.

89Il n’est pourtant qu’un fantoche au service d’une volonté autrement tenace que la sienne. Car c’est Sophie qui mène tout, combine tout, pourrit tout. À des titres divers, les autres ne sont que des agents du mal, des exécutants. Elle seule en a le génie. Parce qu’elle dépend de son fils, qui est le seul héritier, elle l’a rendu entièrement dépendant. En encourageant ses caprices et sa futilité, elle l’a méthodiquement rendu incapable d’aucun effort, et par conséquent de la moindre volonté. En l’accoutumant à ne regarder le monde que comme un magasin de jouets, elle en a fait une petite frappe, aussi incapable de rien se refuser que de se refuser à rien. Tout fardé et décomposé qu’il soit, impérieux et trépignant, c’est ainsi qu’il lui plaît, son docile petit garçon. Qu’il vibrionne, qu’il se drogue, qu’il s’acoquine avec des loubards, qu’il entretienne des filles, qu’à l’occasion il viole des fillettes, il peut toujours se fier et se confier à sa mère. Pourvu qu’il s’en remette à elle, elle arrangera tout. Cet irresponsable, comment revendiquerait-il jamais sa majorité ? Elle restera régente. Aussi est-on surpris qu’une personnalité aussi altière et aussi implacable ait accepté pour amant un aussi veule et aussi mince personnage que Frédéric Bruckmann. Pourtant, ce couple n’est-il pas rendu cohérent par ce qui nous paraît le plus énigmatique ? Car loin d’être de ces femmes qui se contentent de vivre à l’ombre d’un grand homme, Sophie est plutôt de celles qui suffisent à tirer de l’ombre n’importe lequel. Frédéric est faible, mais elle est forte pour deux. Il est lâche, mais elle ne renonce jamais. Moins bas, serait-il d’ailleurs aussi obsédé par les sommets ? À condition qu’un plus fort le conduise, ce faible sera donc capable de tout. Sophie ne s’y est pas trompée. Elle en fera, aux dépens de son fils, le maître des aciéries. Pour maintenir sa position et assurer son rang, il lui fallait un homme. Frédéric lui en tient lieu. Mais c’est quasiment un homme de paille. Elle s’émerveille pourtant, à la fin, de le voir tonitruer, comme s’il avait autant de volonté qu’elle lui a donné de puissance. Mais il compte en fait si peu pour elle qu’en lui faisant donner le nom de son premier mari, elle annule presque autant la vie de l’un que de l’autre.

90C’est ce que Martin ne tolérera pas. À lui, à qui personne n’avait jamais osé rien imposer, elle a imposé un maître. Quoiqu’il n’eût jamais su ce qu’il voulait, il vient de découvrir ce qu’il ne supporte pas. Ils ont comploté non seulement de le spolier, mais encore de le soumettre, de le fléchir, de le mettre au pas. Ils mourront. Il défie Frédéric. Il terrasse sa mère. Pour porter l’humiliation à son comble, il la viole. On croit alors assister au paroxysme du vice, au comble de l’horreur, aux abysses du mal. Peut-être est-ce tout le contraire. Car ce moment apocalyptique est celui où Sophie semble avoir atteint ce qu’elle attendait secrètement, sans l’avoir même soupçonné. Elle se révèle à elle-même. S’agit-il alors d’un viol ? Quoiqu’elle prévoie jusqu’où va se porter la fureur de Martin, elle ne tente pas même de s’y dérober. Elle n’esquisse pas le moindre mouvement. Après un instant de stupeur, elle l’attire au contraire vers elle et s’offre à lui, consentante. D’elle et de lui, c’est elle qui a le plus de paix. Reposée, souriante, ses caresses continuent d’exprimer à Martin la tendre gratitude de son être comblé. Nulle hâte d’en finir, de lui échapper, de se reprendre. Elle s’attarde au contraire à faire encore durer le plus possible cette halte dans la volupté, comme si elle y avait découvert le repos. Voilà ce que montrent les images.

91Plus attentivement je les regarde, moins j’y découvre le mal. À qui nuisent-ils ? À personne. Non seulement c’est le seul moment du film à exprimer quelque chose comme l’innocence du bonheur, mais c’est même le premier où deux personnages se rencontrent sans comploter la perte d’un autre. Tout se passe en outre comme si cet inceste devenait pour Sophie l’occasion de restaurer l’unité de sa vie. Elle y retrouve son enfant. C’est à sa propre chair qu’elle se réunit en s’unissant à lui. Ainsi s’émerveille-t-elle de découvrir les cheveux de son enfant si pareils aux siens qu’on ne les puisse distinguer. En s’entourant, comme d’autant de fétiches, de tous les menus objets associés à la petite enfance de Martin, c’est de tout le passé qu’elle submerge le présent. Cet infernal présent qu’elle ne veut plus voir, elle l’y noie. Elle le fait disparaître. Elle l’efface. Dans ce passé, elle engloutit jusqu’à sa raison.

92Comme si elle ne tenait plus au réel que par le mécanisme d’un ressort, rien ne la touche plus. Insensible à tout, elle n’a plus rapport à rien. Son ancien amant a beau l’interpeller, l’adjurer, la supplier, elle ne l’entend plus. Tout ce qui reste d’elle est cet automate blafard et fardé qui sourit à tout et ne sait ce qu’il voit. Sans un mot, sans un geste, elle va où on la conduit, sans cesser de sourire, et sans comprendre qu’elle sourit à la mort.

93***

94Tous ces personnages des Damnés, on les prend pour des monstres. Sans doute se trompe-t-on. Mais d’où vient qu’aussi spontanément ils nous paraissent tels ? Comblés par la fortune, ne désirant rien qu’ils ne puissent aussitôt se procurer, ils nous semblent en effet n’avoir aucune raison de vouloir aucun mal à personne. Qui pourraient-ils envier, puisque personne ne dispose d’autant de pouvoir ? Faute que personne ne puisse jamais se mesurer avec eux, il n’y a personne non plus dont ils aient à craindre la rivalité. N’ayant rien à attendre ni à redouter de personne, ils sont si dépourvus de toute raison de faire aucun mal, pense-t-on, qu’ils ne peuvent s’y livrer que par une perverse et luciférienne délectation.

95Quand cela serait vrai, cette délectation resterait à comprendre. Mais telle n’est pas la situation qu’expose Visconti. Quoique tous soient si privilégiés qu’ils paraissent hors d’atteinte, tous ont pourtant tout à craindre des autres. La preuve en est que la première victime sera précisément le vieux baron von Essenbeck. Parce que tous attendaient tout de lui, il semblait n’avoir rien à craindre de personne. Il s’était depuis si longtemps accoutumé à sa toute-puissance qu’il ne se méfiait plus de rien. Quelle erreur ! Il gênait. Ses initiatives pouvaient tout autant compromettre les plans du Parti, que menacer et finalement ruiner les secrètes ambitions de Frédéric. Abrité par le Parti, Frédéric le tuera.

96Quant aux autres, s’ils se haïssent tous, c’est pour l’unique raison qu’ils ont en effet tout à craindre les uns des autres. Non que leur existence ni leur confort soient en rien menacés. Mais il est bien clair pour chacun que sa volonté ou son caprice rencontrera sa limite où commencera le pouvoir des autres. La moindre puissance qu’il doive leur reconnaître ou leur céder scellera donc aussi son impuissance. Pour n’avoir pas à subir la loi d’un autre, pour ne pas s’exposer à en essuyer aucune rebuffade, pour ne pas être à sa merci il faut l’avoir à merci. Qui ne veut pas avoir à se soumettre, il lui faut soumettre tous les autres. À cette alternative, pas d’échappatoire. Aussi chacun affûte son couteau, et guette le moment de frapper.

97On l’aura donc observé : nulle particulière méchanceté ne s’exerce en cela. En éliminant tous les autres, chacun croit simplement s’en protéger. Et en effet, Herbert n’aurait pas manqué d’éliminer Bruckmann si, prenant les devants, Bruckmann n’en avait fait un proscrit. Pour évincer Bruckmann, Constantin tentera d’avoir prise sur Martin ; et pour se concilier Martin, Bruckmann exécutera Constantin. Sophie pourra tout ce qu’elle voudra aussi longtemps que son fils fera ce qu’elle voudra. Qu’il lui échappe, se dérobe, ou se laisse circonvenir par un autre, et il ne lui restera qu’à s’accommoder de ce qu’on lui laissera. Car elle les connaît presque aussi bien qu’elle-même. S’ils veulent tous le pouvoir, c’est d’abord pour que les autres n’en aient plus. Aussi chacun conspire-t-il à l’anéantissement des autres avec un sentiment de légitime défense, leur ôtant l’existence pour leur ôter la liberté, ou leur ôtant la liberté pour sauvegarder la sienne.

98Si on ne se livre généralement au mal que par peur de celui qu’on risquerait de subir, cette peur est aussi la plus originaire, la plus obsédante et la plus constante des émotions. La propension au mal risque donc d’être aussi originaire que la peur qui la suscite. Or la peur est inhérente au monde de la représentation. Venir au monde, en prendre conscience, c’est en effet se le représenter devant soi, hors de soi. Aussi notre premier sentiment ne put-il être que celui de notre solitude et de notre étrangeté. Aussi séparés de nous que nous étions séparés du monde, tous les autres en faisaient au contraire partie, chacun installé à sa place. Ce monde que nous percevons toujours hors de nous, à la fois comme une terre promise et comme un continent inconnu, il allait donc falloir nous y glisser, nous y insérer, nous y faire une place, quand aucune ne nous y paraissait d’avance réservée. Or comment y prendre place sans pousser un peu les autres, les déranger, les gêner, les serrer, les contraindre ? Comme je ne puis être pour eux qu’un intrus, ils ne peuvent que résister à mon effort pour m’insérer parmi eux. Venir au monde, c’est donc en même temps s’en sentir rejeté.

99Quelle assistance, quelle connivence, quelle sympathie pouvons-nous en effet espérer des autres ? Quoi que nous obtenions, c’est autant dont nous les privons ou que nous soustrayons à leur convoitise. Quelque attention qu’on nous consente, comment ne l’éprouveraient-ils détournée de ce qui leur est dû ? Si peu d’importance que nous puissions acquérir dans le monde, ce ne peut être qu’aux dépens de la leur. Aussi la plupart des moralistes ont-ils noté cette subreptice malveillance, cette secrète animosité dont presque toutes les relations humaines se trouvent empoisonnées, et d’autant plus que leur proximité les rend moins soupçonnables. Cela éclate dans toutes les pièces de Shakespeare. Soit qu’ils haïssent parce qu’ils envient, soit qu’ils haïssent parce qu’ils s’imaginent enviés, presque tous dissimulent leur ressentiment en simulant une sympathie qu’ils n’éprouvent jamais. Nulle tranquillité que passagère. Nulle confiance que provisoire. Quoique le pire ne soit pas toujours sûr, il faut pourtant s’y attendre sans cesse. Pour se délivrer de cette peur toujours latente, il ne suffit pas même de faire trembler les autres. Car ils n’auront alors de cesse de s’être délivrés de nous pour se délivrer de leur crainte. Le mal, c’est qu’à moins de les supprimer, on n’en finira jamais de se défier de celui qu’ils s’apprêtent à nous faire.

100C’est cette peur primordiale qui détermine les principaux caractères en suscitant les principales attitudes. Il y a ceux qui, pour n’avoir rien à craindre, tentent par tous moyens de persuader les autres qu’ils ne sont pas à craindre. C’est pourquoi les complaisants sont toujours aussi des lâches. Et puis il y a ceux qui prennent le parti d’être craints en déclarant ne rien craindre. Non qu’ils n’aient rien à redouter, ni moins encore qu’ils pensent y échapper. Mais leur attitude est celle d’un défi. Elle annonce qu’étant disposés à ne rien céder, ils sont prêts à tout affronter pour cela.

101Rien ne peut donc nous délivrer du mal que ce qui nous délivrerait de la peur. Parce que cette peur est inhérente à notre représentation, nous n’en saurions être libérés sans nous être affranchis de l’ordre de la représentation. Car s’il nous semble avoir tout à craindre des autres, c’est en imaginant quelle amertume ou quelle rancœur ils doivent éprouver en imaginant les nôtres. Nous imaginons ce que les autres imaginent. Et c’est pourquoi nous avons peur. Nous avons peur de l’image qu’ils nous renvoient de nous-mêmes.

102Pour n’avoir plus rien à redouter des autres, sans doute suffirait-il de ne plus rivaliser avec eux. Spinoza avait pressenti quelque chose comme cela lorsqu’il invitait à désirer un bien si commun qu’on en jouirait d’autant plus que plus nombreux seraient ceux qui le partageraient avec nous, et si immatériel que nul ne serait privé de ce qu’en obtient un autre. Cela suppose évidemment une conversion, dont tous les militants de toutes les causes ont toujours fait l’expérience, et qui consiste à découvrir que nous sommes unis par ce qui nous possède et désunis par ce que nous possédons. Ce qui nous possède : l’attente commune du bien commun.

103Aussi longtemps qu’on l’attend, cette attente nous rassemble. Elle entretient même entre tous ceux qui la partagent la fraternité d’une sorte de communion. Ce qu’ils ont en commun, de façon indivise, c’est la toute semblable subjectivité d’une toute semblable attente. Mais ce bien si unanimement attendu ne peut se réaliser sans s’objectiver, ni s’objectiver sans que les uns n’y prennent une part dont ils excluent nécessairement les autres. C’est pourquoi la République n’advient jamais sans faire regretter l’Empire.


 

 

 

  • Voir Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 33-42 et 97-110.

[2]

  • Ainsi qu’en un jeu, cette expérience met en scène un scénario et distribue des rôles. Comme n’importe quel jeu, elle soustrait ses acteurs à la réalité où ils sont insérés, et se déploie dans un espace d’irréalité découpé au sein même de la réalité. Mais le temps du jeu est le même que celui de la réalité, par le seul fait que ses acteurs sont aussi des hommes réels. C’est pourquoi, comme il peut arriver à un acteur d’être foudroyé en scène par une crise cardiaque, il peut aussi arriver que la sanction expérimentale devienne un assassinat. Comme le jeu, l’expérience a donc ouvert un espace d’impunité où l’assassin se sent aussi peu responsable du meurtre qu’il a commis, qu’en jouant le rôle de Hamlet un acteur se sentirait coupable de ce qui arrive à Polonius.
  • [3]
    C’était au xviiie siècle, sur la table d’un salon, une toute banale tabatière. Dans la vitrine d’un musée, au xxe siècle, le couvercle en est devenu une miniature, et la miniature œuvre d’art. Au début du xixe siècle, dans un village breton, c’était la porte d’un lit clos. Transportée au xxe siècle dans une galerie, c’est une sculpture sur bois. Ainsi en va-t-il d’une amulette africaine lorsqu’au lieu de servir à conjurer le sort au cou d’un enfant, elle sert de presse-papier sur le bureau d’un avocat parisien.
  • [4]
    Pour rappeler le goût de tant de dignitaires nazis pour Wagner, mais aussi l’écroulement du Walhalla, le titre original qu’avait choisi Visconti était Die Götterdämmerung.

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