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Brassaï

Photographies encore que celles-ci, qui n'ont pas plus à voir les unes avec les autres que précédemment.

Celles de Brassaï d'abord qui font actuellement l'objet d'une exposition. Photos d'un Paris disparu, celui de l'entre-deux-guerres où le délabrement curieusement le dispute à la nostalgie comme si ce monde finissant n'attendait que son coup de grâce ou qu'il sût n'être que l'ultime rémanence d'une époque ne sachant pas s'achever. Ici et là, pourtant, comme des signes de lendemain, tout ce qui fait la bigarrure ambivalente de l'humain. On a peine à dénicher ici de la joie - et pourtant elle y est.

Décidément nous ne regardons jamais qu'avec le prisme de nos propres angoisses. Sans doute dira-t-on de notre époque la même chose que de celle-là. C'est pour ceci qu'il faut s'y attarder.

Coule la Seine, demeurent ces rues, ces lampadaires qui fixent sans ironie ces visages qui s'en sont allés, nous ressemblant si peu, trahissant pourtant la même fragilité que la nôtre.

Bien sûr ce regard d'enfants où s'éclôt ce qui sauve de la médiocrité et vous dépasse.

Émouvant sans doute mais pas pour la tendresse inévitable : non décidément, combien faut-il d'innocence ou de candeur, d'inconscience ou de bravade, d'entêtement ou de foi pour arracher un peu de sens dans l'ornière de l'absurde. Ces deux-là se regardent sans même pouvoir se dire ce qui importe : ils nous regardent pour nous renvoyer à nos propres continents engloutis.

Qu'il est difficile de photographier l'humain ! Paysages ou monuments s'offrent à nous si complaisamment où il est aisé de trouver angles ou perspectives qui leur confèrent hiératique prestance ou fière beauté. Mais ceux-ci, presque inertes, dressés comme des provocations, nous convoquent à l'admiration comme une assignation judiciaire.

Mais l'humain ?

Si aisément fugace, si volontiers ondoyant, tellement escamoté sous le masque de la légèreté qu'on y conjecture si mal la tare tragique de l'être ...

J'aime la photographie pour cela : sa capacité à saisir sans même qu'on l'eût réellement aperçue, l'éclosion miraculeuse. Elle aveugle d'abord, par sa stupide évidence ; semble s'imposer à nous implacablement quand soudain, le regard, enfin rompu à la lumière, parvient à transpercer la fragrance du réel et laisse s'exhausser ce cri qu'on ne pouvait entendre. Cet homme, peut-être, réverbéré par la vitrine, qui regarde ces deux enfants, indifférent ou ému - comment savoir ? - cet homme qui passe, presque irréel tant le quotidien en aura gommé les aspérités ou les aspirations. Tout à coup, la réalité n'est plus où l'évidence nous avait appris à la reconnaître : ni dans le sérieux de l'adulte qui passe, ni dans l'éventaire qui n'ouvre plus sur rien, ne suscite ni envie ni tentation mais que ces deux enfants, comme par enchantement, disqualifient par la seule grâce de leur regard.

Toussaint

Ces autres, miennes, qui n'ont aucune autre prétention que de fixer un instant mais de signer ma faiblesse à fixer l'humain, justement.

Cette Abbatiale Saint-Volusien, photographiée juste avant que ne commence l'office, révélant dans son humble nudité, le drame insolite d'une assemblée qui ne rassemble plus que les pas éreintés de fidèles si voûtés qu'ils paraissent se confondre avec l'humilité hiératique des rares icônes et tableaux désespérant d'offrir quelque couleur à ces lieux. A l'ombre du château qui écrase la ville de sa puissance oubliée, sous le glaive, les vestiges antiques d'un ordre qui avait su scander l'espace et marteler le temps.

J'aime, je l'avoue, les églises - et les photographier surtout - pour l'univers où elles me convient. Est-il un village où ne se dresse un clocher ? Où que l'on aille, s'égare ou se promène, elle est le point fixe qui nous dit le ciel et l'absurde à quoi nous désespérons de nous arracher ; croisée des routes antiques et des fols égarements, refuge où demain ne manqueront pas de se consoler ceux que le destin frappera plus que de supportable .... tout simplement seul édifice qui tienne.

J'aime ces ombres de puissance peut-être parce que je devine qu'il n'est de puissance qu'ombrageuse. Sans doute parce qu'il n'est de puissance que par les traces que l'on laisse derrière soi qui trahissent combien nos rêves et nos aspirations, si nobles qu'ils pussent avoir été, toujours se ressemblent qui disent l'effroi. Qu'il est difficile de décider si ces lieux magnifient plus la mort que la vie ! les deux sans doute, d'un même tournemain ; d'une identique asthénie à être.

Je crois que je l'entends encore ce cri, étouffé, presque oublié, mais qui résonne encore aux tréfonds de la forêt si périlleuse de nos origines. Ce ver nu que nous sommes aux dires de M Yourcenar, comment n'aurait-il pas hurlé - de peur, de faim mais surtout d'évagations ! Si monstrueusement disproportionné, si vulgairement insensé, si obsessionnellement démuni de toute vertu, comment parvint-il à cheminer nonobstant au voisinage de tous ces êtres infiniment mieux pourvus que lui ?

J'admire cet entêtement à être que tout pourtant désespère mais que ponctue cependant cette cruelle impossibilité de faire la grève de l'être qu'à sa manière Oblomov illustra. Condamnés à être, nous n'avons jamais su faire autre chose, tels les animaux les plus frustres, que de marquer notre territoire pour nous libérer illusoirement de l'absurde.

Nous passons, fugaces et imbéciles, devant ces traces qui font se résonner, presque inaudible mais entêtant, l'antique angoisse des premiers jours.