Elysées 2012

De la gauche et de la droite

Ainsi donc ce qui aura structuré la vie politique française depuis 89 aurait-il cessé de prévaloir ? C'est en tout cas bien encore cette soupe que l'on tente de nous vendre. C'est ceci qui m'avait fait m'interroger sur ce que gauche voulait encore pouvoir dire peut-être autant que ce débat Guaino/Julliard dans le Nouvel Observateur de 2007.

La remise en question de cette dichotomie peut se faire de plusieurs manières :

- technocratique : c'est la tendance actuelle qui vise à considérer dépassé ce clivage tant il n'y aurait plus, économisme et mondialisation aidant, qu'à se conformer aux nécessités du temps, des marchés ou de la conjoncture ... qu'importe ! Inutile de dire que la perte du sens de l'histoire, mais aussi de la connaissance des idéologies qui l'auront marqué ne peut que conforter cette tendance.

- sournoise : c'est celle du néolibéralisme ou de l'ultra-libéralisme qui au nom de l'individu et de la nécessaire responsabilisation de ce dernier veut en finir avec l'Etat Providence et promouvoir surtout l'initiative et l'esprit d'entreprise. Sournoise parce que c'est bien sous l'égide de principes incontestables en soi - liberté, responsabilité - que se met en place subrepticement une véritable déconstruction du politique.

- politique : c'est celle du gaullisme historique qui se refuse à considérer que la France ce soit la gauche, ou la droite mais qu'elle serait les deux réunies que seul un président au dessus des partis serait capable sinon de réunir en tout cas de concilier.

Une dichotomie qui garde toute sa signification pourtant

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Mais, à tout prendre, ramener ainsi l'opposition gauche/droite à l'éternel clivage entre l'ordre et le mouvement, ou, à la façon de Comte, entre ordre et progrès, peut certes prendre parfois des allures cocasses - et furieusement datées - mais ne résume ni l'histoire ni le sens d'une dichotomie qui n'a sans doute pas cessé de caractériser la passion française pour le politique non plus que les assises sociologiques de l'électorat en France.

1e ligne de fracture

Moins Robespierre que sa filiation d'avec Rousseau ; moins la constitution de 89 que la déclaration de 93 et notamment son article 35

Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

Mettre ainsi le citoyen devant la loi c'est placer la liberté avant l'ordre. C'est considérer que le désordre est toujours peu ou prou le prix à payer pour une liberté qui s'affirme et que s'il faut sacrifier provisoirement l'un à l'autre ce doit toujours être celui-là à celle-ci. C'est mettre la liberté au centre et ne pas assigner à la société la seule finalité de l'ordre.

Il me semble bien que c'est ce qui distingue encore radicalement les deux camps. A l'extrême ceux qui récusent absolument tout ordre institué - les anarchistes - de l'autre ceux qui ne voient pas d'autre expression pour la liberté que sa soumission au collectif, et donc la conformité absolue de l'individu à l'ordre commun - les fascistes ; au milieu, ceux qui, demeurant dans le giron républicain, expriment par des nuances le privilège plutôt accordé à l'une ou à l'autre - droite et gauche républicaines.

2e ligne de fracture

Elle participe de cette célébrissime formule de Jaurès :

La république sera sociale ou ne sera pas.

Ce qui était prendre acte de ce que la république quoiqu'ayant une origine résolument bourgeoise en 1789 - et d'ailleurs quelle autre éventuelle origine eût-elle pu avoir alors ? - n'en avait néanmoins pas d'autre sens, d'autre finalité que la justice sociale. La liberté sans la justice est un leurre, mais sans l'égalité, une duperie.

A l'encontre de tous ceux qui veulent en finir avec l'Etat providence et réduire le périmètre de l'Etat à celles des compétences régalienne qui n'auraient pas déjà été déléguées à la puissance des marchés ou à la technocratie bien peu démocratique de l'Europe, la gauche porte haut l'aspiration d'un Etat fort dont l'objectif loin de se réduire au sécuritaire serait plutôt celui de protéger contre les aspérités du réel et donc de réduire les inégalités. C'est précisément cet objectif qui a été lâché par les libéraux depuis les années 70 provoquant le mouvement inverse de celui observé durant la première moitié du XXe. Que la gauche à moins de se renier, et toute son histoire avec elle, ne saurait abandonner. Qu'on le veuille ou non, le dyptique liberté/égalité est au centre de la démarche de gauche où l'égalité est la condition de possibilité de la liberté quand au contraire pour la droite elle est la conséquence méritante de la liberté et notamment de celle d'initiative et d'entreprise.

Tout l'écart réside ici - et c'est un gouffre.

3e ligne de fracture

Qui tient peut-être moins dans le pragmatisme avoué des libéraux qui n'ont que le mot adaptation à la bouche que dans leur défiance et mépris acharnés à l'encontre de ce qu'ils nomment idéologie - qui n'est peut-être que idée et valeurs.

Tout se tient dans l'article 1 de la déclaration de 93 :

le but de la société est le bonheur commun

Qui oserait aujourd'hui écrire ceci sans craindre de paraître ridicule ? surtout si l'on y ajoute :

L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens.

L'incontournable exigence d'une utopie sociale, l'exigence de penser l'égalité comme seule véritable créatrice de lien social démocratique est - et doit rester - le centre de gravité de toute démarche de gauche qui la distingue radicalement de toute démarche droitière.

On peut relire Jaurès ! il le faudrait ! Acteur d'une époque révolue, certes, mais d'un idéal qui ne saurait l'être faute de renier ce qui fait le fond de toute pensée sociale. Tout entière tournée vers l'émancipation, la gauche tente de réaliser l'homme, au delà de sa seule réalité de producteur et de consommateur. Il n'est qu'à voir la place accordée à l'instruction qui n'est jamais pensée comme un moyen mais comme une fin en soi quand désormais nous n'entendons plus évoquer la formation qu comme le moyen de fournir à l'appareil productif bousculé par les développements technologiques modernes les compétences accrues qui lui sont nécessaires.

Vous avez fait des lois d’instruction. Dès lors, comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter, pour les travailleurs, l’émancipation sociale quand vous avez décrété et préparé vous-même leur émancipation intellectuelle ? Car vous n’avez pas voulu seulement que l’instruction fût universelle et obligatoire : vous avez voulu aussi qu’elle fût laïque, et vous avez bien fait. Par là même, vous avez mis en harmonie l’éducation populaire avec les résultats de la pensée moderne ; vous avez définitivement arraché le peuple à la tutelle de l’Eglise et du dogme ; vous avez rompu, non pas ces liens vivants dont je parlais tout à l’heure, mais les liens de passivité, d’habitude, de tradition et de routine qui subsistaient encore, Mais qu’avez-vous fait par là ? Ah ! je le sais bien, ce n’était qu’une habitude et non pas une croyance qui survivait encore en un grand nombre d’esprits ; mais cette habitude était, pour quelques- uns tout au moins, un calmant et un consolant, Eh bien ! vous, vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine...et la misère humaine s’est réveillée avec des cris, elle s’est dressée devant vous et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli. *

C'est toute la chance - historique - qui s'offre à elle désormais : reprendre ce refrain là où il fut jeté aux orties et le porter loin au delà pour rappeler que l'égalité pour être un horizon peut-être inaccessible, reste à jamais pourtant un horizon à poursuivre, toujours et encore, sans faillir, et avec fierté.

Au bilan

Ce reste toujours une tentation de droite que de considérer que ces concepts seraient dépassés, qui considère jusqu'à satiété qu'un sain pragmatisme vaut toutes les idéologies. Au reste, celui qui se dit apolitique, ou considérerait que la politique n'aurait aucun intérêt pour lui, incline toujours spontanément vers la droite.

L'histoire dit l'essentiel - que nous avons déjà souligné : où les grandes réformes ? où les grandes régressions ?

Non décidément !

- ce n'est pas en terme d'ordre et progrès qu'il faut poser la démarche politique même s'il est vrai que tout pouvoir aura toujours la charge de tenter de concilier les forces centripètes et centrifuges qui l'animent. C'est bien en terme d'égalité que la question politique se pose quand on veut promouvoir la république.

- quand même le XXe avec ses dérives idéologiques totalitaires aura jeté le discrédit sur la légitimité même de l'idéologie, récuser tout projet politique qui s'appuierait sur une pensée cohérente et rationnelle comme potentiellement dangereux reste une veulerie dangereuse et une complaisance évidente accordée aux puissants du jour. Assumer l'idéal, asseoir sa démarche sur une pensée cohérente reste la seule voie, même si elle est étroite, où le politique se peut conjuguer avec la morale. Car ne prôner que la seule adaptation aux contraintes économiques c'est se préparer à tous les accommodements, à toutes les trahisons, à tous les renoncements.

 

 


1) voir plan de ce commencement d'étude qui ne fut pas achevée:

2) voir Rosanvallon

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