μεταφυσικά

Fin de la métaphysique, naissance de l'écriture
CHRISTIAN DELACAMPAGNE
LE MONDE du 18.05.1983

 

EN 1796, Kant publie un opuscule intitulé, selon la traduction consacrée : D'un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie (1). Il y prend, en progressiste décidé, la défense des Lumières, du rôle de la philosophie et de la valeur de la raison contre ceux qu'il appelle les " mystagogues ", petit groupe de visionnaires qui annoncent ta fin de la philosophie et affichent une conception " exaltée ", poétique, du monde et de la vie. De son coté Jacques Derrida prononce, en 1980, au cours d'une décade de Cerisy consacrée à son œuvre (2), une conférence intitulée : D'un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, dont une version écrite - et illustrée - vient de paraître chez Galilée (3).

Quel rapport entre ces deux événements ? Aucun, semblerait-il à première vue. Les situations historiques dans lesquelles ces deux textes ont été rédigés ne sont-elles pas très différentes ? Ne pourrait-on penser que, pour s'amuser, Derrida s'est borné à pasticher un titre de Kant ? Pourtant, si l'intention ironique existe et n'est pas niable, je crois qu'il faut aller plus loin : l'ironie, chez un philosophe, n'est jamais innocente. Surtout si elle s'exerce envers un autre philosophe. Surtout si, comme dans le cas présent, les deux interlocuteurs ont tant de thèmes communs que leur confrontation a fini par devenir continuelle : la grande question de Derrida, comme celle de Kant, n'est-elle pas celle de " la fin de la métaphysique " ?

Regardons-y donc mieux. De l'opuscule de Derrida, dense et difficile à résumer malgré sa brièveté, je proposerais de retenir, parmi bien d'autres, les trois thèmes suivants. D'abord celui de la " bonne " et de la " mauvaise " philosophie. Cette opposition parcourt, on le devine, toute l'histoire de la culture occidentale. À toute époque, chaque philosophe s'est cru obligé de rejeter hors du champ de sa discipline certains groupes de penseurs dont il refusait non seulement les thèses, mais le droit même à se dire philosophe.

Pas plus que d'autres, Kant n'a pu renoncer à cette pratique de l'exclusion : il a affirmé que seul l'exercice du concept pouvait caractériser la philosophie, et que tout recours à la métaphore, à l'image, à la vision mystique en faisait automatiquement sortir. Cela l'a amené, par exemple, à condamner certains textes de Platon, de même qu'à dénoncer vigoureusement ceux qui, à l'époque des Lumières, ouvraient la voie vers ce qu'on appellerait plus tard le romantisme. Toutefois, comme le montre Derrida, cette condamnation était ambiguë : la mauvaise philosophie n'est-elle pas nécessaire à la bonne, qu'elle permet de faire valoir ? Et la bonne philosophie aspire-t-elle à autre chose qu'à ramener la mauvaise dans le droit chemin, à forcer l'adversaire à s'incliner ? Bref, les deux camps opposés ne sont-ils pas liés, à travers leur opposition même, par une profonde complicité ?

La même observation pourrait être faite aujourd'hui à propos des polémiques qui continuent d'opposer, deux siècles après Kant, les partisans du concept et ceux de la métaphore, ou bien les défenseurs de l'activité philosophique et ceux qui prophétisent la fin de cette dernière ou affirment qu'elle n'a plus aucun sens. Déclarer la philosophie mourante ou morte, la frapper de nullité, affirmer qu'il est urgent d'en sortir pour aller ailleurs - vers " la vie ", par exemple - ne s'agit-il pas là, en fin de compte, de thèses éminemment philosophiques, ayant déjà une longue histoire derrière elles ? L'analyse de Derrida, ici, mériterait d'être entendue : elle contribuerait à nous débarrasser de bien des naïvetés à la mode...

L'Apocalypse

Second thème de réflexion : celui de l'Apocalypse. Qu'est-ce, en effet, que le ton de ceux qui prophétisent la fin de la pensée, sinon un ton apocalyptique ? Certes il est peu courant de s'interroger sur le " ton " d'un philosophe. Il est d'usage, dans cette austère discipline, de considérer que ce qui est dit est plus important que la façon dont on le dit. Et en plus du fait qu'un ton est toujours difficile à saisir, à interpréter, il contient forcément en lui une part d'affectivité irréductible au concept pur : les " bons " philosophes ne doivent pas y prêter attention. Derrida, cette fois-ci, joue donc le rôle du " méchant ". Il renverse les perspectives et tente d'éclairer ce qui est tenu pour fondamental à la lumière de ce qui est tenu pour accessoire. Le jeu est instructif : il révèle qu'il n'y a, en fin de compte, jamais rien d'accessoire dans le discours. Aucune insignifiance qui ne puisse être interprétée. Pas de métaphore qui, à sa façon, n'en dise autant qu'un " vrai " concept.

La conclusion ? Elle est, une fois de plus, que les philosophes - bons ou mauvais - ont partie liée. Que les textes des uns et des autres forment des chaînes qui s'entrecroisent ou se répondent. Que les conflits n'empêchent ni la complicité ni même, parfois, la complémentarité. D'où une question bien difficile : la philosophie, ce cercle interminable, peut-elle avoir une fin ? Non, répond Derrida, le cercle peut se clore (comme tout cercle), mais il n'aura pas de fin (historique, cela s'entend). Toutefois, ajoute-t-il, il faut prendre garde à un autre piège : prophétiser que le discours philosophique n'aura pas de fin, n'est-ce pas, encore une fois, parler " d'un ton apocalyptique " ?...

Troisième et dernier thème : celui de l'écriture. On l'aura deviné : toute écriture est apocalyptique - c'est-à-dire, au sens étymologique, " contemplation d'un découvrement". L'Apocalypse de Jean est l'emblème même de l'écriture, le modèle de tout texte : écrit sous la dictée d'une voix inconnue, adressé à des destinataires qui ne le sont pas moins, il n'est rien d'autre qu'un appel interminablement répété, un jeu de messages qui s'entrecroisent sans fin... On retrouve ici des motifs esquissés dans d'autres livres de Derrida - Glas ou la Carte postale - et dont Derrida lui-même s'amuse à mettre au jour quelques-uns des liens qui, en profondeur, les unissent. Ne serait-ce que pour cette raison, les derridiens scrupuleux considéreront cet opuscule comme particulièrement important.

Quant aux autres, ils n'auront eu, à travers cet article, qu'un bref aperçu sur un livre dont la complexité est grande. Comme les précédents, ce livre sera, par certains, jugé " inutilement précieux ". Il est incontestable, pourtant, que se fait jour dans le travail de Derrida le cheminement d'une pensée dont l'originalité et la cohérence - déjà reconnues hors de nos frontières, en particulier aux États-Unis - ne cessent d'aller en grandissant. Et cela, entre autres raisons, parce qu'elle accepte délibérément de se confronter à une pratique de l'écriture qui met en cause les fondements du savoir et trouble les certitudes les mieux acquises du métaphysicien.

 


(1) Trad. L. Guillermit, Vrin. 1975.

(2) Décade dont on trouvera les actes dans le recueil les Fins de l'homme. À partir du travail de Jacques Derrida, Galilée, 1981.

(3) Galilée, coll. " Débats ". 1983, 104 p.