Le visage est exposé

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Deux textes pour désigner combien le rapport à l'autre le construit:
le visage est ce qui nous interdit de tuer
l'autre est maintenu à distance par le désir

E Lévinas

Éthique et infini

Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui, dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte.
(...) Au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait; il est l'incontenable, il vous mène au-delà.
Mais la relation au visage est d'emblée éthique. Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire: « tu ne tueras point ». Le meurtre, il est vrai, est un fait banal: on peut tuer autrui; l'exigence éthique n'est pas une nécessité ontologique. L'interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l'autorité de l'interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli—malignité du mal (...). J'analyse la relation inter-humaine comme si, dans la proximité avec autrui—par delà l'image que je me fais de l'autre homme—son visage, l'expressif en autrui (et tout le corps humain est, en ce sens, plus ou moins, visage), était ce qui m'ordonne de le servir (...).
En ce sens, je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque, dût-il m'en coûter la vie. La réciproque, c'est son affaire. C'est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n'est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui; et je suis « sujet » essentiellement en
En ce sens. C'est moi qui supporte tout. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski: « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause de fautes que j'aurais commises; mais parce que je suis responsable d'une responsabilité totale, qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité. Le moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres.
 

De l’existence à l’existant, p 161-163

La relation sociale n’est pas initialement une relation avec ce qui dépasse l’individu, avec quelque chose de plus que la somme des individus et supérieure à l’individu au sens durkheimien. La catégorie de la quantité, ni même celle de la qualité ne décrit pas l’altérité de l’autre qui n’est pas simplement d’une autre qualité, mais qui porte, si l’on peut dire, l’altérité comme qualité. Encore moins le social consiste-t-il dans l’imitation du semblable. Dans ces deux conceptions, la sociabilité est cherchée comme un idéal de fusion. On pense que ma relation à l’autre tend à m’identifier à lui en m’abîmant dans la représentation collective, dans un idéal commun ou dans un geste commun. C’est la collectivité qui dit nous , qui sent l’autre à côté de soi et non pas en face de soi; C’est aussi la collectivité qui s’établit nécessairement autour du troisième terme qui sert d’intermédiaire, qui fournit le commun de la communion. …
A cette collectivité de camarades, nous opposons la collectivité du moi/toi qui la précède. Elle n’est pas une participation à un troisième terme - personne intermédiaire, vérité, dogme, œuvre, profession, intérêt, habitation, repas - c’est-à-dire elle n’est pas une communion. Elle est le face-à-face redoutable d’une relation sans intermédiaire, sans médiation. Dès lors, l’interpersonnel n’est pas la relation en soi indifférente et réciproque de deux termes interchangeables. Autrui, en tant qu’autrui, n’est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas: il est le faible alors que je suis le fort; il est le pauvre, il est “la veuve et l’orphelin”. Il n’y a pas de plus grande hypocrisie que celle qui a inventé la charité bien ordonnée. Ou bien, il est l’étranger, l’ennemi, le puissant. L’essentiel c’est qu’il a ses qualités de par son altérité même. L’espace intersubjectif est initialement asymétrique. L’extériorité d’autrui n’est pas simplement l’effet de l’espace qui maintient séparé ce qui, par le concept, est identique, ni une différence quelconque selon le concept qui se manifesterait par une extériorité spatiale. C’est précisément en tant qu’irréductible à ces deux notions d’extériorité que l’extériorité sociale est originale et nous fait sortir des catégories d’unité et de multiplicité qui valent pour les choses, c'est-à-dire valent dans le monde d’un sujet isolé, d’un esprit seul. L’intersubjectivité n’est pas simplement l’application de la catégorie de multiplicité au domaine de l’esprit. Elle nous est fournie par l’Eros, où, dans la proximité d’autrui, est intégralement maintenue la distance dont le pathétique est fait, à la fois, de cette proximité et de cette dualité des êtres. Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour, constitue précisément la positivité de la relation: cette absence de l’autre est précisément sa présence comme autre. L’autre, c’est le prochain - mais la proximité n’est pas une dégradation ou une étape de la fusion.