Il y a 100 ans ....

R Dorgelès,
Les croix de bois, chap XVI, 1919,

 

- Oui, Madame Quignon, je vous dis que c’est une ordure, cette femme-là.

- Bah ! répondait la concierge en tournant son ragoût, c’est toujours une fois qu’on les a quittés que les hommes s’aperçoivent de ces choses-là.

Sulphart, vexé, remontait alors dans son logement, où sa femme n’avait laissé qu’un lit-cage, une chaise cannée et un beau calendrier qu’on leur avait offert pour leur mariage. Depuis huit jours qu’il était revenu, il traînait désoeuvré dans Rouen, allait voir les anciens amis de leur ménage, tuait le temps chez le marchand de vin, attendait les camarades à la porte de l’usine, et, partout, il ne parlait que de sa femme, même à ceux qui ne l’avaient pas connue.

- Foutre le camp avec les bois, la garce !... Et pas une lettre, rien…

A raconter éternellement la même histoire, il avait vite lassé tout le monde. Les femmes, généralement, lui donnaient tort, disant que Mathilde ne pouvait pourtant pas rester toujours seule à s’embêter, que « ça » durait depuis trop longtemps et que les hommes auraient peut-être fait pire à la place des femmes.

Sulphart s’aigrissait. Il n’avait eu que des déceptions depuis son arrivée. A la caserne, où il comptait retrouver les effets de civil qu’il avait laissés le 2 août 1914, le sergent-major avait haussé les épaules : « Les fringues ? Elles étaient loin… » On avait bien fait des paquets de vêtements, soigneusement étiquetés, malheureusement, les uns avaient laissé un morceau de fromage dans leur poche, les autres un sandwich ou un reste de saucisson, tout cela avait pourri, les rats et la vermine s’y étaient mis et il avait fallu tout brûler.

C’est une OEuvre qui dut l’habiller, et, comme chaussures, on lui laissa à titre de souvenir ses brodequins des tranchées, tout racornis de boue. A l’atelier, il n’avait pas retrouvé sa place, le patron ayant sous-loué à une usine de munitions, et au Chemin de fer, on l’avait trouvé trop faible. D’ailleurs, il cherchait de l’ouvrage sans désir d’en trouver, s’en remettant au hasard pour le nourrir quand il aurait mangé ses quelques francs, et trop habitué à trouver son rata prêt à la roulante pour ne pas admettre que la soupe était due aux hommes comme la lumière du jour. Tout lui semblait marcher de travers et il disait :

- S’il y avait autant de pagaille et de saloperies au front comme il y en a à l’arrière, les Boches seraient à Bordeaux depuis une paie.

En rentrant le soir – souvent avec un verre de trop – il s’arrêtait chez sa concierge, et, avant de monter dans sa chambre nue, il se soulageait de tout ce qu’il avait de rage au coeur et de peine cachée. Ce malheur injuste – sa femme partie – dressait autour de lui quatre murs de prison où il se cognait la tête.

- Non, après ce que j’en ai bavé, c’est tout de même de trop… C’est qu’on a souffert, nous autres, madame Quignon…Tenez, à Craonne, figurez-vous.

Mais la concierge levait aussitôt les bras, comme pour demander grâce :

- Ah ! monsieur Sulphart, suppliait-elle, ne me racontez plus de ces histoires de tranchées, on en a les oreilles rebattues.

Découragé, il montait se coucher. Il avait planté une baïonnette dans le plancher, à la tête de son lit, et cela lui servait de bougeoir, comme au front. Il sortait d’un placard des illustrés poussiéreux, de vieux journaux, et les lisait pour s’endormir. C’est ainsi qu’il tomba sur l’article publié d’un académicien : « Nous avons contacté envers nos poilus une dette de reconnaissance que nous n’oublierons jamais, disait l’écrivain. Nous sommes débiteurs de toutes les souffrances que nous n’avons pas subies… ».

Sulphart découpa l’article et le rangea dans son calepin.