Il y a 100 ans ....
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La certitude de la rupture

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C'est un classique de l'histoire que d'observer combien les événements ne sont pas ce qu'ils présentent et que les ruptures se travestissent de continuité quand les évolutions les plus lentes cachent souvent d'insondables ruptures. L'homme fait peut-être l'histoire autant que l'histoire le fait, comme écrivit Marx, en tout état de cause, il est manifeste qu'il ne sait pas l'histoire qu'il est en train de faire.

Pourtant à lire ces textes, il en est bien quelques uns qui en eurent, sinon immédiatement, en tout cas très rapidement, conscience.

Et quand après avoir passé l'après-midi
Par Fontainebleau
Nous arrivâmes à Paris
Au moment où l'on affichait la mobilisation
Nous comprîmes mon camarade et moi
Que la petite auto nous avait conduits dans une époque
Nouvelle
Et bien qu'étant déjà tous deux des hommes mûrs
Nous venions cependant de naître

Apollinaire

Illusion rétrospective d'un texte écrit en 18, ou clairvoyance du poète ? au fond qu'importe ! Cette rupture se voit en peinture ; se lit dans les romans, on l'a dit, au point qu'à côté d'un Céline, un Proust paraîtrait presque archaïque, elle s'entend dans le regard que cette période porte sur elle-même. Pourtant, l'une des grandes révolutions avait déjà commencé qui clôturera une longue période de trente mille ans : le néolithique s'achevait et allait bientôt étreindre l'agriculture sans que personne véritablement ne le remarque. Le plus souvent les grandes mutations avancent à pas comptés d'autant plus discrètement qu'elles bouleverseront tout et on ne les repérera qu'a posteriori. En revanche, faute de recul, nous prenons pour impérieux des événements qui ne se révéleront plus tard que vaine péripétie. Fallait-il que cette guerre fût cataclysmique pour qu'on repère si vite son enjeu !

La rupture, d'abord, ce qui rompt ; brise. Non comme ce pain que l'on rompait pour le partager signe ostensible de la puissance autant que de la communauté que le geste consacre, mais comme un barrage qui cède, une digue qui s'effondre, un édifice qui s'écroule.

Le monde avait cassé sa coque, et l’amande de la vie était à nu.
Joseph Delteil

En quelques mots tout est dit qu'il faudrait de si lourdes pages à détailler : tout ce qui donnait forme et allure au monde, tout ce qui protégeait aussi, tout cet habile appareillage de mensonges et de rêves, de discours et de champs d'été si prometteurs ; de sueur et de gestes, d'écritures malhabiles glissées sous la dictée ; de noces enfiévrées et d'obsèques qui ne le furent pas moins ; de vinasse partagée et d'invectives échangées, de colères feintes et d'amourettes précipitées ; de matins frileux à courber l'échine devant l'arrogance des ateliers insalubres ; de filles rougeaudes à l'insolente jeunesse et de femmes déjà endurcies de malheurs et tellement empesées de devoirs ; de colères et de poings serrés, de cols cassés imposant la rigueur des temps à quoi eux seuls paraissaient devoir échapper ; de chevaux fourbus sous le harnais ... oui, tout cela sembla si vite étranger, tellement lointain comme si une invisible barrière se fût interposée qui empêchât jamais de revenir en arrière et que ne restassent plus que soupes improbables et offensives vaines collant au désespoir comme cette boue âcre héritée comme unique vêture ; ou bien qu'à l'instar d'un mauvais rêve dont on ne s'échapperait plus, les visages, jadis affables et bienveillants, subitement gris et flous, ne se tournassent vers vous désespérément menaçants et que les prairies printanières de toutes nos audaces, désormais arides de haine ne parviennent même plus à nous servir de cercueil ...

Entre ceux qui y furent, et les autres, un gouffre ; un monde.

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
Rimbaud le bateau ivre

Eux virent. Il est une ligne, invisible comme ces méridiens qui barrent nos planisphères et n'existent que comme repères à nos désirs ; comme cette autre, de partage des eaux qui sans qu'on la remarque jamais rompt l'espace des fleuves qui courent vers le nord d'avec ceux qui se précipitent vers le sud. Celle-ci ne partage rien mais brise ; ne relie rien mais sépare. Elle est ici, omniprésente, en nos corps ou nos coeurs ; tapie dans l'ombre de nos craintes et de nos désirs ; de nos amours maladroites ou de nos haines imbéciles. Ce n'est pas, comme on aimerait à le croire, celle qui dispose dans nos temps si courts, de la vie et de la mort ; ce n'est pas non plus celle qui distingue d'entre l'animalité épaisse et l'intelligence virtuose.

Non, celle-ci, tragique ou simplement eschatologique, distribue d'un côté l'hésitation fière de l'humain qui advient, de l'autre le feulement rauque de la Bête. Qu'ils soient anthropologiques ou bibliques, il est des récits superbes d'émotion qui narrent cet intervalle si fragile à quoi seuls le hasard ou un dieu pussent présider : où de la glaise naquit l'humain.

Ce que cela virent, vécurent à en hurler, c'est le récit exactement inverse comme on eût évoqué le négatif photographique. Celui, diabolique, où l'humain fléchit, défaille et cède. Oh, ceux-ci sont bien un peu restés encore de ce côté de la ligne, si proches oui mais encore un tout petit peu de ce côté, où l'humain dans son ultime souffle exhale encore mais si peu la nostalgie de l'être. Demain, d'autres, quelque part dans les brumes improbables des plaines polonaises, franchiront la ligne ; définitivement. Ceux-ci virent et se turent. Ceux-là parlèrent : ils purent encore s'arrêter ; juste à temps.

Peut-on se remettre jamais d'un tel effroi ?

Nous nous étions tous levés et entourions d’un cercle curieux les trois soldats ahuris. Ils nous regardaient et nous les regardions sans rien dire. Ils venaient de l’arrière, ils venaient des villes. La veille encore ils marchaient dans des rues, ils voyaient des femmes, des tramways, des boutiques ; hier encore ils vivaient comme des hommes. Et nous les examinions émerveillés, comme des voyageurs débarquant des pays fabuleux.
Dorgelès