Il y a 100 ans ....

Première page du supplément de la Süddeutsche Zeitung consacré au centenaire de la première guerre mondiale. L’historiographie allemande tourmentée

De l'aveu même de certains historiens allemands, il est impossible de suivre de près le centenaire en France. L'abondance d'articles de presse, de projets culturels et de commémorations a de quoi déconcerter. "Ce foisonnement n’est pas mauvais en soi", estime Oliver Janz, professeur d'histoire contemporaine à l'Université libre de Berlin, rédacteur en chef de l’Encyclopédie internationale en ligne sur la première guerre mondiale. Celui-ci se garde d'en tirer des enseignements. Juger d'un bloc le centenaire français n'aurait pas de sens.

En Allemagne, l'intérêt pour le centenaire se manifeste avant tout sur le plan culturel (voir notre billet précédent sur "Le centenaire à Bonn"). La presse allemande s'y intéresse par à-coups. De longs développements ont été publiés au début de l'année. Der Spiegel a ainsi consacré sa couverture à "L'inquiétante actualité de la première guerre mondiale", tandis que la Süddeutsche Zeitung a pour sa part sorti un supplément de dix pages intitulé "Le monde en feu" (édition des 4, 5, 6 janvier).

Nouvelle remise en cause de la thèse de Fischer

L'un des articles les plus intéressants est assurément l'interview de Herfried Münkler, professeur de sciences politiques à l'université Humboldt de Berlin, auteur de La Grande Guerre ("Der Große Krieg"). Sa sortie en décembre a été remarquée en Allemagne. Cette synthèse de 932 pages est la première publication allemande entièrement consacrée à la première guerre mondiale depuis les années 1960. L'ouvrage cherche à expliquer l'histoire politique, militaire, diplomatique, sociale et culturelle de cette guerre. Embrassant le conflit dans sa dimension globale, il établit des comparaisons avec les conflits antérieurs (de la guerre du Péloponnèse aux batailles napoléoniennes). "Depuis quarante ans, les historiens allemands ont davantage étudié ses détails", explique Herfried Münkler. Personne n'a osé s'attaquer à la thèse de Fritz Fischer pour qui l’avènement du régime nazi est l’aboutissement de la voie prise par l’Allemagne impériale en 1914. « La thèse de Fischer a dominé l'historiographie allemande pendant tellement longtemps qu'on a fini par croire que les Allemands étaient toujours ceux qui commençaient la guerre. Or si c'est le cas pour la seconde guerre mondiale, c'est plus compliqué pour ce qui est de la première », note-t-il.

L'ouvrage iconoclaste de Fritz Fischer intitulé Les Buts de guerre de l'Allemagne impériale 1914-1918 (1961) fit scandale dans son pays. Selon le professeur de l'université de Hambourg, Guillaume II avait déclenché la guerre dès juillet 1914 pour faire de l'Empire une puissance mondiale. Or, pour les Allemands, la « bonne » Grande Guerre avait jusqu'alors été défensive, à l'opposé des desseins belliqueux de Hitler. « Aujourd'hui, on admet que si l'Allemagne a déclenché la crise de juillet, c'est bien par hantise de l'encerclement. Le mérite de Fischer est d'avoir fait évoluer l'historiographie allemande, permettant de créer la communauté internationale d'historiens qui débat toujours de la Grande Guerre », écrit l'historien allemand Gerd Krumeich dans le numéro d'octobre de la revue L'Histoire. A l'instar de Christopher Clark, Herfried Münkler revient sur ces acquis. Pour lui, la thèse de Fischer pose un problème de méthode. « Elle ne pourrait être présentée aujourd'hui, car elle s'appuie uniquement sur les sources allemandes. Dorénavant, les historiens qui traitent cette question doivent également travailler à partir des sources serbes, russes, françaises et britanniques », ajoute-t-il. Selon lui, cette thèse est également biaisée parce que Fischer était un ancien membre de la SA (Section d'assaut, organisation paramilitaire du parti nazi) et de la NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands) qui a ensuite rejoint la gauche. « Sa culpabilité a grandement influé sur sa thèse », estime Münkler.

Celui-ci revient aussi sur l'impact de la controverse qui opposa Fischer à l'historien conservateur Gerhard Ritter, lequel s'efforça de restaurer le nationalisme allemand en le distinguant de l'idéologie nazie. Ancien agent de la propagande nazie, Ritter fut impliqué dans le complot du 20 juillet 1944 visant à renverser le Troisième Reich. Pour lui, le principal but de guerre de l'Allemagne fut de maintenir la puissance de l'Autriche-Hongrie. Fischer l'accusa d'être d'extrême droite, comme bon nombre de ses détracteurs. L'idée que l'Allemagne devait porter sur ses épaules le poids de la responsabilité des deux guerres s'est imposée. « Sur le plan du savoir, cela a débouché sur un blocage. Après les crimes du nazisme, c'était une manière de faire une bonne psychothérapie, mais pas des sciences sociales », ironise Münkler.

Pour lui, le militarisme allemand a joué un rôle important dans le déclenchement de la première guerre mondiale, mais il convient de nuancer ce point. Si le casque à pointe symbolise la volonté de domination impériale, toute la société allemande n'était pas acquise au militarisme. Seule la moitié des jeunes Allemands ont pris part à la première guerre mondiale. Les sociaux-démocrates étaient critiques à l'égard du militarisme, qui était avant tout un refuge pour une aristocratie en perte de vitesse. Selon Münkler, les dépenses militaires n'étaient pas plus élevées qu'ailleurs : le plan Schlieffen n'a pu être exécuté parce qu'il manquait trois armées. Autre nuance : en 1914, les société européennes étaient traversées par de dangereuses contradictions et les militaristes et les nationalistes bellicistes étaient très influents.

Sa volonté de décharger l'Allemagne de l'entière responsabilité de la première guerre mondiale est manifeste. Pour lui, les Allemands n'auraient dû porter la responsabilité que d'un conflit : la guerre de 1939-1945. Parmi les causes du déclenchement de la crise de 1914, Münkler cite le système des alliances, la peur du futur, l'échec de la politique et de la diplomatie, la dynamique des événements. De façon surprenante, celui-ci se montre également sensible à la thèse selon laquelle cette guerre aurait été un accident. Diffusée notamment par l'historienne américaine Barbara Tuchman (1962), cette thèse eut une portée très limitée.

L'ombre portée par la seconde guerre mondiale

Pour Münkler, la culpabilité des deux guerres empêche l'Allemagne de mener une politique étrangère responsable en Europe aujourd'hui. « Serait-elle paralysée par l'idée qu'elle porte malchance au monde ? », lui demandent les journalistes de la Süddeutsche Zeitung. « Les preuves existent. Parce que nous avons été historiquement coupables nous pensons que nous n'avons le droit d'intervenir nulle part sur le plan international », répond Münkler. Et de qualifier de « désastre » la politique étrangère de Guido Westerwelle, qui s'était opposé à l'intervention de l'OTAN en Libye pour renverser Kaddafi en 2011.

L'interview traite également de la brutalité de la première guerre mondiale. Münkler rappelle que si les généraux n'eurent aucun état d'âme à sacrifier des millions de soldats, cela n'avait rien de nouveau. Et de citer Napoléon : « Les soldats sont là pour mourir. » Münkler étudie les atrocités commises par les soldats allemands en Belgique en 1914, non pas en tant que phénomène propre, mais en comparaison avec les crimes nazis. Ce parallèle tend moins à minimiser la portée des massacres qu'à expliquer la brutalisation des soldats allemands d'une guerre à l'autre. En effet, le politologue rappelle que les déserteurs allemands furent traités avec moins de sévérité qu'ailleurs pendant la première guerre mondiale. En 1941, ils seront massacrés. En effet, les nazis étaient convaincus que la Grande Guerre fut perdue à cause des mutins qui participèrent à la Révolution allemande de 1918-1919.

Pour Münkler, la guerre a changé de nature entre 1914 et 1918. « Le conflit a commencé dans des conditions similaires à celui de 1870-1871. Les soldats français portaient encore le pantalon rouge garance, leurs cuirassiers étaient lourdement équipés ; les Allemands avaient l'uniforme gris, le casque à pointe et utilisaient le camouflage. Mais à la fin de la guerre, la stratégie n'était pas très éloignée de celle de 1939. Tout ce qui était produit est beaucoup plus puissant et plus rapide », dit-il.

L'ombre portée par la seconde guerre mondiale transparaît jusque dans les révélations que Münkler livre sur sa famille. Né en 1951, celui-ci se souvient qu'à table on ne parlait jamais de son arrière-grand-père, qui fut un uhlan (cavalerie légère) en 1914 : la discussion était dominée par 1939-1945. Sa grand-mère Luise lui raconta l'histoire de son premier mari, Adolf, qui fut tué sur le front oriental en Galicie en 1917. Elle dut se marier ensuite avec Willi, le petit frère d'Adolf. Scénario courant à l'époque, mais que ni l'un ni l'autre ne voulait. En 1940, Willi partit combattre en France pour prouver à sa femme qu'il pouvait aussi faire la guerre. Mais quand il fut hospitalisé au Mans, seule sa fille vint lui rendre visite. Willi avait trop honte que son épouse, de dix ans son aînée, ne vienne le voir. Lorsqu'il mourut en 1955, Luise ne ressentit aucune tristesse. Elle avait toujours aimé Adolf.