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- >2016
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5 - Problématique
Heureuse nouvelle ? Nous n'avons plus de problèmes ... que des problématiques !
Un manager doit réunir son équipe autour d'une problématique commune, lit-on ici. Un pompier, interrogé après un incendie, évoque la problématique du feu … Dans le premier cas, on aurait plutôt lu autour d'un projet et d'une méthode commune ; dans le second, il eût été plus juste d'évoquer les problèmes spécifiques posés par ce feu-ci.
Soit, dira-t-on, ce ne sont ici que petites concessions à l'air du temps, de ces petites afféteries permettant à tout un chacun de se donner allure d'expert. Sauf à considérer que ces petites glissades sont désormais tellement entrées dans la pensée commune qu'elles sont transmises, comme des évidences jusque et y compris par les enseignants. Ne s'agirait-il que d'user de problématique parce que ceci ferait plus chic que problème, cela serait détestable, en tout cas ridicule ; j'y perçois malheureusement une dérive idéologique bien plus lourde de conséquences.
Revenons-y :
- problème en grec désigne un promontoire, donc un obstacle. Ce que l'on a devant soi, d'où tâche à accomplir et sujet de controverse. On retrouve le même suffixe (ballo : jeter) dans symbole, diable etc. L'équivalent strict de problème est donc ob-jet : ce qui est jeté, ici, contre moi.
- problématique, au contraire, dès lors que le terme est utilisé comme substantif, désigne plutôt la manière dont on pose un problème.
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit.
G Bachelard
D'où l'on peut tirer plusieurs conséquences :
- pas d'objet sans sujet, ou, ici si l'on préfère, il n'est pas de problème en soi. Telle pierre sur quoi je trébuche m'est assurément un obstacle mais devient une solution (donc un moyen) sitôt que je m'en empare pour bâtir une maison.
Tout évidente qu'elle paraisse au premier abord, cette remarque est loin d'être anodine : elle dit ce qu'il y a de processus, de travail dans la constitution de la chose en objet. Il n'y a d'objet que par rapport à une intention, un projet. A ce titre on peut considérer que la liberté humaine, et la technique dont elle se sert, consiste précisément dans cette capacité de transformer un ob-jet en pro-jet. - pas de problème en soi ou si l'on préfère il n'est de problème que par rapport à un projet. Or, par exemple, le problème du scientifique est tout à fait différent de celui que peut revêtir un ratage technique. S'il est alors exact que la technique offre aux sciences des occasions de recherche, il n'en reste pas moins un fossé infranchissable entre l'ingénieur qui cherchera des solutions pratiques et le chercheur qui, quant à lui, cherche des causes et doit pour ce faire s'écarter de toute finalité. Le premier cherche des solutions, le second des questions.
Autant dire qu'un problème se construit, autant que l'objet lui-même. Il n'est pas donné, ainsi que l'écrit Bachelard : il suppose toujours une contradiction entre fait et théorie, entre deux faits que l'analyse mettra en évidence. Ceci est le premier point de départ de la recherche et l'on y voit bien comment elle s'oppose presque terme à terme à la démaerche du technicien : celui-ci transforme de problèmes en réponses, celui-là d'abord transforme les réponses que sont les faits en questions. - la problématique est l'art de cette transformation, de cette remontée aux causes : on ne parle pas impunément de recherche fondamentale. Ainsi tout dans la démarche scientifique relève-t-il de la construction où s'élabore autant l'objet que la méthode pour le saisir ; le contexte théorique qui le valide ou l'invalide ; l'appareil conceptuel qui permet de le saisir. Si la problématique est l'art de se poser les bonnes questions - au sens où l'on disait autrefois en philosophie que bien poser le problème c'est l'avoir à moitié résolu - autant dire qu'elle ne se réduit pas à la question mais à la construction du contexte qui lui donne un sens ; autant dire qu'elle n'est jamais spontanée, qu'il faut toujours l'arracher aux primes de l'évidence ou de l'utilitaire ; qu'il y faut un écart dont le laboratoire est un parfait symbole. Qu'il y faut un modèle théorique - et donc un jeu d'hypothèses - qui permette de la tester. La preuve est un travail pas une trouvaille.
Que cache alors cet usage fautif du terme ? Plusieurs hypothèses me viennent toutes aussi peu réjouissantes les unes que les autres.
- l'invasion de l'esprit technicien que l'on retrouve hégémonique dans ce qu'on nomme les techno-sciences, a fortiori dans les pratiques professionnelles. Au delà du tic de langage, c'est laisser accroire que tout ne serait affaire que de recettes, de ruse, de stratagèmes. Or, non ! il n'y a pas de réponse à tout ! non, le réel n'est pas que rationnel pour la part de folie, de passions, de désirs que nous y nichons. Dire problématique pour problème laisse à penser que ce grand travail de retrait nécessaire pour construire l'objet de sa réflexion a été fait déjà quand on se sera contenté seulement d'appliquer quelques modèles puisés dans le prêt-à-penser de la technologie managériale. C'est à peu près la même dérive qui nous fait aujourd'hui écrire technologie à la place de technique : mais non, il ne s'y camoufle aucune connaissance de la technique, seulement quelques tours de main.
- la confusion inquiétante entre la question - qui relève de la recherche et donc du jeu de l'essai et de l'erreur et donc de l'imagination - et le problème qui est gêne, entrave, que l'on s'attachera donc à escamoter. Lz question, paradoxalement puisque c'est le sujet qui mène la danse, est ainsi la chance laissée à l'objet de dévoiler le rapport que nous entretenons avec lui. En revanche, le problème vise toujours l'escamotage de l'objet, sa transformation en outil ou marchandise.
- la méconnaissance profonde de l'acte de pensée qui ne se réduit assurément jamais à la simple consultation de recettes, de protocoles dans le cahier du maître.
La problématique c'est le sens de la question ; ceux-là n'ont que l'obsession de la réponse. Las la pensée vient toujours trop tard quand les experts ont tout dévasté déjà de leurs certitudes !