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Petits malheurs et ridicules de la connaissance

Est-il chose qu'on puisse autant désirer que la connaissance ? Elle se pare, en matière de richesse, de toutes les noblesses requises et attire sinon gloire en tout cas respect. Je ne sais aucune philosophie, morale ou même métaphysique, religieuse ou non, qui ne l'eussent installée à l'apex des choses désirables tant pour la générosité qu'elle suppose que pour la permanence où elle vous reclut à l'encontre des choses matérielles. Pourtant elle sécrète, elle aussi, ses propres vicissitudes : le ridicule surtout. Je ne connais rien de plus agaçant que celui qui se targue de tous les savoirs sinon - travers souvent lié - que celui qui, se rengorgeant se pique de faire la leçon à son entourage.

Acte 1 : le sermonneur infatué

Il m'arrive même de me demander si ce n'est pas ici pléonasme !

J'y songeais en voyant ce délicieux petit bonhomme accoudé à la balustrade juste en arrière du pilier des anges de la cathédrale de Strasbourg. Il se dit - c'est en tout cas A Stoeber qui en rapporte l'anecdote, avec cette prudence dont il était coutumier mais tellement sertie d'un empressement trop gourmand pour que ne s'y niche point quelque vachardise poliment nourrie à l'endroit d'un de ses proches - la légende veut, oui, qu'il se fût agi d'un architecte concurrent, d'un voisin, voire d'un paysan. Quelque chose, sans doute, de la rusticité du bonnet …

En ce recoin de la cathédrale - la partie sud du transept - que tout le monde reconnaîtra qui s'est déjà rendu à Strasbourg puisque s'y trouve l'horloge astronomique dont les automates charment tant les touristes, s'érige fièrement le pilier des anges.

Il se raconte qu'il fut conçu par Erwin de Steinbach et sculpté par sa fille Sabine - celle-là même à qui l'on attribue les deux magnifiques statues se faisant face, la synagogue voilée et l'Eglise triomphante encadrant un Salomon rendant justice en son trône. La chose est manifestement fausse : l'existence du pilier est attestée dès 1230 … quinze ans avant la naissance d'Erwin.

Ce pilier est une merveille de synthèse entre architecture et sculpture. Dix-huit mètres de hauteur, supportant la voûte du transept Sud, il met en scène le Jugement dernier en une vertigineuse spirale qui donne à voir, au degré le plus bas, les quatre évangélistes, chacun associé à son attribut : Marc au lion, Matthieu à l’homme, Jean à l’aigle et Luc au bœuf. Associés par paire, ils viennent annoncer le Jugement dernier. Pour les seconder, les quatre anges du deuxième étage, à l’aide de leurs trompettes, appellent vivants et morts à se rassembler et préparer. Au sommet, le Christ présentant ses stigmates - semble moins incarner la gravité du Jugement que la miséricorde du pardon. Juste en dessous trois anges tenaient respectivement la Sainte Lance, la fiole de vinaigre et la couronne d'épine - objets aujourd'hui en partie disparus.

Outre ses évidentes qualités esthétiques et sa puissante charge religieuse, c'est la place de ce pilier qui surprend. D'ordinaire la représentation du Jugement est bien plus brutale - comme à Notre Dame - qui mêle pesée des âmes, St Michel et le diable, et la séparation d'entre les bienheureux et les damnés ; bien plus menaçante - chaudron, chaînes et à la fin les affres de l'Enfer - qui se trouve plutôt sur les portails occidentaux des cathédrales comme pour mieux annoncer, face au soleil couchant, ce monde qui s'achève dans l'attente autant que dans la crainte.

Ici, sur le pilier, en une surprenante quiété, prédominent plutôt l'appel à la vigilance, l'espérance de la rédemption, la miséricorde d'une Nouvelle Alliance. Il faut aller devant le portail latéral Sud pour retrouver cette gravité tragique du moment qui oppose irrémédiablement la Synagogue aux yeux bandées, vaincue, ne parvenant même plus à tenir les tables de la Loi, à l'Église triomphante, pour entendre tonner cette rage inassouvie d'universel qui incite à tout barrer en amont et renier jusqu'à ses origines. S'agissait-il, avant la lettre d'antisémitisme ? Peut-être même pas ! L'absolu ne connaît ni début ni fin ; ne le doit pas. Le christianisme sut rarement s'accommoder de ses origines orientales ! Notre modernité non plus d'ailleurs.

 

C'est juste en face de ce pilier que se tint l'étrange quidam qui assurément n'aurait jamais du se trouver ici ni pénétrer en ces lieux encore en chantier, appuyé sur la balustrade juste au-dessus de la chapelle Saint-André. Il le toisa, de haut en bas, puis derechef balaya de bas en haut, de la base si gracieuse au chapiteau finement ourlé, son regard suspicieux, tatillon et pour tout dire revêche comme s'il en calculait l'endurance. Il pencha la tête, mima toutes les affres de la conjecture d'un air dubitatif mais avec ce sourire narquois de celui qui sait, en sait en tout cas plus qu'il ne concède de l'avouer. Décidément le calibre de la colonne pour grâce qu'il conférât à l'enfilade de statues demeurait impuissant à rien soutenir ou bien longtemps. Il en était convaincu.

C'est ce moment précis, lors même que son regard de scrutateur se fit méprisant et vaniteux, que surprit le maître d'œuvre. Il s'empressa de lui demander ce qu'il avait à reprocher à sa création dont, il faut l'avouer, il n'était pas peu fier ! Le fielleux ne se fit pas prier, trop vantard pour hésiter à confier sa certitude que cette colonne, trop élancée, trop faible pour tout dire, ne porterait pas longtemps la voûte Par deux fois, non sans impertinence ni cauteleuse moquerie, il répéta sa conviction d'un ton qui ne supportait pas réplique. Un tantinet agacé le maître rétorqua : « Vous devrez longtemps contempler la colonne jusqu'à ce qu'écrasée par la voûte, elle ne s'écrase par terre » Le maître d'œuvre gagna aussitôt l'atelier, saisit marteau, ciseau et burin et d'une main autoritaire, empressée et passablement contrariée, à quoi nulle pierre ne saurait longtemps résister, sculpta ainsi le petit homme contemplant la colonne de son air finaud et le plaça adossé à la balustrade comme on le sait. Huit cents ans plus tard, il est toujours là … la colonne aussi.

Il y a ici, comme souvent en ces histoires, plusieurs lectures possibles, la plus simple étant l'opprobre jetée sur le vilain petit bonhomme gonflé de certitudes vaniteuses. Je ne puis cependant oublier combien les antagonismes bien vite font se ressembler les parties. Que le maître d'œuvre fût fier de son ouvrage, quoi de plus naturel, mais il faut médiocre sagacité pour ne pas comprendre que sa réaction, qui pour symbolique qu'elle demeurât, épousait néanmoins tous les canons de la vengeance, ne s'expliquait que par un orgueil absurdement froissé. Tout deux, hérauts d'un savoir qu'ils se piquaient concurremment de détenir, réduisirent la connaissance à ne demeurer que simple truchement de leur gloire. Bachelard avait repéré que les chercheurs n'étaient féconds qu'au premier tiers de leur existence, stériles puis stérilisants pour le reste, obsédés de défendre leurs maigres apports au savoir, d'empêcher que quiconque ne les démentît jamais ou poursuivît dans une autre direction que la leur. Quant à la critique, art facile dit-on, n'est-elle pas souvent l'apanage de qui n'ayant rien entrepris, créé ou donné, triche assez pour camper en cette position imprenable où il y a tout à prendre et rien à donner.

 

 

Acte 2 : la vulgarité du pédant

C'est bien ainsi que le nomme La Fontaine dans cette délicieuse fable où chacun reconnaîtra son importun. Histoire d'un beau jardin, savamment entretenu par un propriétaire qui jouissait avec passion autant que retenue - si faire se peut - des fruits qu'il lui prodiguait tout au long de l'année autant que des délices d'un labeur honnête et roboratif. Mais la fable d'un jardin lamentablement pillé par un garnement qui n'avait, pour l'excuser, que la niaiserie maligne de son âge et l'impropriété d'une éducation qui ne connaissait alors que trique et sermons inlassablement répétés tant il s'agissait alors plus de dresser que de transmettre non plus que d'éduquer. Les dégâts que le garnement répétait à loisir finirent tant par agacer le jardinier qu'il fit intervenir le maître d'école, espérant de sa sagacité ce peu de raison qui ferait renoncer à toute velléité de pillage. Las ! ce dernier y trouvant prétexte à leçon, eut l'idée d'emmener sur place toute sa théorie de garnements. Durant sa fastidieuse harangue, qui semblait ne devoir jamais s'achever, tout y passa, des Évangiles à Cicéron, Virgile ou, j'imagine encore, l'éloge de l'hexamètre dactylique et l'instructeur fat amplifia temps et théâtre à la mesure de ses talents, si bien que les petits s'encanaillèrent à tout saccager, le pédant demeurant tout affairé de son verbiage.

Le remède aura été pire que le mal.

Le portrait que dresse le fabuliste de l'enseignant est sévère et tient tout entier en cette pédanterie qui n'aime rien tant qu'à faire étal d'une éloquence boursouflée comme si le piège le plus périlleux eût toujours été pour le maître de se soucier moins des âmes dont il avait charge que de faire flèche de sa vanité ! Qu'il se prémunisse d'en avoir seulement un comme voisin, je le comprends bien !

Des fats de la sorte qui n'en connut ? Pourtant si je déteste les généralisations empressées, je sais bien que sous la caricature …

Acte 3 : l'effrayante lourdeur d'une caste

J'ai trop été enseignant moi-même pour ne pas redouter avoir cédé parfois à de telles bouffissures et je devine qu'on ne peut occuper si longtemps cette étrange place où se contrefait la connaissance sans que vous prenne l'insidieuse langueur à se sentir incompris en sa grandeur autant qu'en l'immarcescible rempart qu'on se crut destiné à ériger contre la barbarie … Combien en eus-je ainsi côtoyé qui s'annoncèrent crânement littérateur, historien ou scientifique, blessés néanmoins de n'avoir été aimés, pas même estimés, ni pour eux-mêmes ni pour leur discipline mais plutôt brocardés pour ceci même - ou leur hautaine prétention ; en eus-je observé qui exhibaient, consciemment ou non, mais avec telle constance qu'on l'eût pu croire teintée d'insidieuse fierté, cette amertume langoureusement incrustée à la commissure de lèvres trop fines, ne ratant nulle occasion de faire montre de leur savoir ou plutôt de leurs minauderies à souligner détail insignifiant, anecdote ou coïncidence sur tout mais souvent rien, sur une gargouille obscène en un recoin presque invisible d'une cathédrale, ou la manière originale dont elle était gérée ; dénichant tel détail sur la vie des camps qui l'autorisera à pérorer sur la manière dont elle fut reçue en France sur quoi il ne savait que quelques paresseux truismes plutôt que sur leur acre et indicible réalité sur quoi il ne savait rien que d'ordinaire … rien en tout cas qui n'eût mis sa tapageuse cuistrerie en évidence ; empressé en tout lieu à sortir sa carte moins par ladrerie que par affectation obstinée à se distinguer du vulgaire car elle lui permettait de rappeler ce statut d'enseignant … qui n'était même plus le sien.

En eus-je supporté portant leurs certitudes en quenouille ramenant tout à leur discipline, et celle-ci, au pinacle de toutes les autres, à une seule référence, au seul canon qu'ils connussent réellement, sur lequel en tout cas ils avaient jeté leur dévolu. S'agaçant de ce qu'ils ignoraient - où donc avaient-ils entendu qu'il fallût tout connaître ? - et le méprisant pour cette raison même, mesurant tout à l'étalon de leur vocation au point même d'oublier qu'ils n'en assumaient plus la charge - et d'ailleurs incapables de s'y résoudre ou de seulement l'imaginer - emplissant tout l'espace de leur babillage ou plutôt de leurs censures et jugements péremptoires … oui décidément c'est misère que de les voir s'empêtrer ainsi ! C'est sueur et souffrance que de les endurer.

Qu'il doit être épuisant - douloureux ? - de ne parvenir pas même à éblouir pubertés languissantes et ne jamais assister à l'éveil de consciences qui de toute manière ne vous devront rien ! Frustrant de ne savoir que répéter ce que d'autres découvrirent et pas même inoculer le moindre atome de l'émotion que parfois suscite la connaissance ! Je me reproche de m'en être parfois agacé même si le télescopage obscène de prétention, de faiblesse, de frustrations rancunières et de maladresse presque touchante à force d'être ridicule avait de quoi user ma patience.

Jamais autant qu'en ces jours je n'eus tant joie à m'accrocher aux sentences bien ironiquement manœuvrières certes, mais tellement salutaires d'un Socrate. Il en est de la connaissance comme de la lumière, de la beauté ou de l'être : s'en approcher, certes, les frôler, si possible, mais, surtout, ô grand jamais, ne les regarder en face ou pire, prétendre les avoir enfin saisis.

 


 


1)  Hors de leur place, et qui n'ont point de fin ;
               Et ne sais bête au monde pire
               Que l'Ecolier, si ce n'est le Pédant.
Le meilleur de ces deux pour voisin, à vrai dire,
               Ne me plairait aucunement.

2)

Si tu n'as aucun talent, passe à la critique. Si tu n'as aucun talent critique, établis les textes, prends-les simplement comme objets. Si tu ne sais rien construire, passe au commentaire, la destruction même travaille en ta faveur et pour ton illustration. Si tu ne peux inventer de vérité, passe vite à l'épistémologie. Si ta philosophie ne vaut rien, passe au métalangage, où tu pourras dire qu'elle vaut. Si tu ne sais rien faire, fais de la publicité. Change d'ordre : le semi-conducteur travaille pour toi. Les stratégies incontournables passent par ces tricheries-là. Si tu es nul, fais-toi roi, fais-toi dieu, parle, en tout cas. Serres, Rome