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Se tenir par la main …

Voici affaire de couples.

La main, qui est décidément instrument universel servant tout autant à tenir un objet, le façonner, le déchirer ou détruire, à faire signe amical, d'hospitalité ou d'adieu, qui sait se faire arme mais aussi caresse, est aussi ce que l'on accordait autrefois lors d'une demande en mariage …

Petit geste de tendresse que l'on s'accorde en public à quoi l'on associe, toute périodes confondues mais à tout âge, l'amour romantique, le souci de l'autre, la sollicitude. Qui doit bien être universel puisque je l'observe chez le touriste, du plus loin qu'il provienne.

Le psychologue aura bien explication sophistiquée à fourbir - pas nécessairement fausse - à ce comportement si discrètement ostentatoire. Le geste aurait quelque chose d'apaisant voire de rassurant d'autant plus qu'il serait celui d'un être aimé.

On ne fera pas en tout cas qu'il fût étranger à l'intimité. Le toucher qui est, dit-on, le premier de nos sens à se développer est aussi celui de l'apprentissage et de la découverte du monde extérieur. La peau dessine la frontière entre soi et l'extérieur et, à ce titre, est ce bouclier même derrière lequel pour nous construire nous nous protégeons qui en même temps nous offre l'accès au monde, à l'autre. A tout donc des attributs ambivalents de la frontière qui sépare autant que rassemble.

Je n'oublie pas la difficulté que j'éprouvais, jeune marié pourtant, à cheminer main dans la main en public. Non que j'en eusse honte, non que le geste fût indécent : il heurtait simplement cette gêne venue de si loin à faire étalage de ses sentiments. Je viens d'une époque, à moins que ce ne fût que le fait de mes propres entraves où l'intime devait le demeurer et ne se pouvait épanouir et vivre que dans les bruissements de l'âme. Ce qui se cache en dit au moins autant que ce qui s'étale et si notre époque s'entrave moins qu'autrefois, elle n'est pas nécessairement exhibitionniste pour autant. Des gestes - donner la main d'abord, plus tard donner le bras ; une chevelure montée en chignon pour une femme, tombant pour une jeune fille, quand il n'est pas caché ; vêture noire en signe de deuil ; culottes courtes pour les garçons pré-pubères … nos vies offraient en silence signes bien plus impudiques de nos statuts amoureux que ces gestes presque encore timides.

Ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant … chantait Brel. Très émouvant article dans le Monde racontant le désœuvrement courageux d'une vieille dame ne se remettant pas de la perte de son époux. Pouvons nous supporter que les choses aient une fin ? L'admettre, oui, c'est le pesant travail de la raison qui nous y accoutume. Mais le supporter ? Et moins encore lorsqu'il s'agit de nos amours …

Ils cheminent côte à côte - ils sont tellement nombreux dans Paris - sans qu'on puisse deviner qui soutient l'autre tant ni canne ni parapluie n'y pourvoient plus autrement que pour la façade. Comment raconter le silence de plus en plus étroit qui les enserre d'où ils ne s'évaderont plus quand même le voulussent-ils encore. Les jeunes amours sont toujours seules au monde, qui ne voient personne ni d'ailleurs ne les veuille regarder. Voici curieux point commun d'avec les anciens que nul ne regarde jamais comme si l'espace octroyé à ces ombres était déjà bien suffisant.

Comment nier l'émotion devant tendresse naissante et ces gestes esquissées qui se rêvent encore maîtres du temps. Devant ces mains surtout, effleurées dessinant l'avenir. La tête sur ses épaules à regarder en commun quelque chose sans se parler, sans presque se toucher. De se cotoyer est déjà si belle découverte.

Ce serait inutilement caustique, et surtout méchamment amer, que de suggérer que ces douces tentatives demain s'épuiseront soit par goût d'autres rives soit par épuisement. Je les vois débuter non sans le charme et l'audace de leur âge, ce que d'autres achèvent, lentement, avec peine souvent. Et je comprends soudain ce que nos existences ont d'ingrat qui s’extirpent de leurs aubes, sans se retourner mais avec zèle cynique, s'entichant d'avoir plus sérieux à entreprendre, et n'osent envisager leurs crépuscules, par peur sans doute, mépris parfois.

Pourtant il en est ainsi qu'aux échappées finales on ne fera jamais que retrouver incertitudes, peurs, folles ambitions, questions intrépides nourries dès nos prémisses. Et la seule question qui vaille, taraude et angoisse : qu'est-ce que vivre, et surtout, bien vivre ?

J'en connais qui se désolent de voir les anciens se contenter d'attendre la fin et s'accoutumer à voir leur espace se rétrécir. Mais ce qu'autrefois l'on nomma fatalité ou destin, se peut-il être ignoré ? Mais surtout ceci vaut-il mieux que d'agir comme si la réponse était simple, évidente.

Je sais aujourd'hui avoir sottement évacué toute question, sous prétexte d'affairements parfois légitimes pourtant, et la retrouver désormais telle qu'autrefois abandonnée. Exister n'est jamais que ce long détour, ce pénible contournement dont j'ignore même s'il est seulement utile.

 

Des enfants, presque encore, dans cette échancrure lasse qui annonce déjà l'adulte mais les en protège pour quelques précieux moments. Hissée sur le banc mais si peu habituée d'être plus grande que lui, elle se dresse encore sur la pointe des pieds, comme elle a l'habitude de le faire depuis leurs premières embrassades. Lui l'enserre en ses bras, la tête plongée contre elle … ils ne se disent rien. Ils n'en ont nul besoin. Ils ne voient personne et personne ne les regarde. Ils vivent dans ce pays où le geste vaut mieux que la parole et les murmures mieux que les promesses.

Dans ce parc où l'une lit sur un banc, non loin, ou l'autre se cherche un livre dans le petit abris prévu à cet effet, lui promène son chien. Affaire sérieuse s'il en est.

Eux ont les couleurs du printemps ; lui celles sombres de l'existence ordinaire.

Eurent-ils tort, les grecs, de n'y voir qu'itérative ritournelle où la morne répétition des mêmes affres ne vous évite même pas les sourds vertiges de l'enfance. Il y a grandeur néanmoins à tenter de briser le cercle et vanité à croire y parvenir jamais. C'est encore la beauté du geste initial et la vulgarité de l'orgueil que se jouent l'élégance de l'être ou l'obscénité de la démesure. Notre liberté réside en ceci : choisir de quel côté tomber.

Je crois bien, aujourd'hui encore, préférer la candeur des tout débuts …