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Eschyle : Αἰσχύλος un manifestant impromptu

 

Samedi 11 : une manifestation, toujours contre cette réforme des retraites - mais peut-on appeler ainsi ce qui sonne décidément comme une cynique régression ? - et voici qu'apparaît dans le cortège parisien une marionnette de la Justice arborée par toute l'équipe du théâtre du Soleil d'A Mnouchkine. Une justice tenant une balance dangereusement déséquilibrée … ce qui est tout dire.

Que cette dernière ainsi que tout son théâtre fut de tous temps engagée, on le savait, et c'est au reste ce qui fait son charme autant que son honneur.

Je l'avais découverte fin des années 70 à la sortie de son film Molière qui m'avait tant bluffé, je m'en souviens encore, qu'à la sortie de la séance je me réengouffrai dans la salle pour une seconde projection - durée 4h, fallait-il que je fusse ébloui - et garde encore vivaces certaines scènes en ma mémoire.

Et le journaliste de relever la banderole portant citation d'Eschyle :

« Lourde est la profération coléreuse des citoyens. Il faudra payer le prix de la malédiction populaire. »

non sans ajouter un « on ne se refait pas » qui je l'avoue m'a quelque peu agacé ! Quoi ? faudrait-il pour flatter la vue basse de mesdames et messieurs les journalistes, la confusion tragique qu'ils perpétuent entre modernité et veule soumission à la pensée commune, de préférence associée à un sabir de manager à la cuistrerie vérolée d'anglicismes libéraux, faudrait-il, dis-je, pour flatter leur suffisance et avoir l'heur de leur complaire plus de trois secondes, renoncer à ce que l'on est, son amour des arts, sa culture et son engagement ? Marx soulignait que l'idéologie dominante était celle de la classe dominante : ceci est vraisemblablement toujours exact sauf à considérer que d'idéologie il n'est même plus ; que platitudes obscènes dominantes.

Un vieux manifestant de 2500 ans … l'idée me plait. Ce que l'on sait d'Eschyle, qui est peu, ce qu'il a laissé derrière lui, si peu par rapport à ce qu'on le sait avoir écrit, est, très grec en ceci, son horreur de la démesure. Il sait l'équilibre fragile des cités et l'inéluctable dérive du pouvoir qui entraîne invariablement à bafouer les peuples et offenser les dieux.

Peut-être, au-delà de l'absolue sottise, inutilité et injustice de cette réforme, est-ce ceci qui ressort de cet épisode : l'inintelligence de la situation que manifeste le pouvoir qui n'a pas compris - ou plutôt ne le veut pas - qu'il n'occupe plus sa position que par accident, faute de réelle alternative, mais que rien de son projet, rien de sa représentation des problèmes, rien de son idéologie si platement technocrate ne coïncide en rien ni aux aspirations ni aux craintes de ce peuple.

Qu'il faut d'orgueil pour qu'un individu s'entiche de penser à la place d'un peuple et de se hisser à ce point dans les recoins de l'outrance, pour prétendre comprendre mieux que lui ce qui lui est nécessaire ! Bornés par les dieux et le peuple, sitôt réuni sur l'agora, ou même seulement bruissant et murmurant, les édiles s'efforçaient de se contenir et n'y parvenant pas, le payaient cher. Il n'est plus de dieux pour intervenir dans les affaires humaines.

Ne reste plus que le peuple.