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Gué

Oui, hier, j'ai éprouvé l'étrange sensation de franchir une ligne …

Comment passe-t-on de l'autre côté ? Ce ne doit pas être si simple : il n'est pas tant de gués que l'on imagine que l'on traverse à pied quitte à s'écorcher un peu ou se tremper ni tant de passages dans nos existences qui soient décisifs. C'est pour cela que l'on construit des ponts et que je les aime tant ; les préfère en tout cas aux murs qui séparent. Tout flux qu'ils organisent, le fleuve ou la rivière vous jettent toujours d'un côté ou de l'autre. Et, signe de notre désir insatiable, qui désigne pourtant ce qui est le plus humain en nous, nous ne cessons de regarder de l'autre côté ; de le vouloir conquérir.

Il en va de ces rives comme de ces lignes de partage, invisibles assurément, mais si durablement inscrites dans la porosité de nos âmes qu'elles distribuent tout, du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, comme ces eaux qui sous leur dictée s'écoulent subitement de ci plutôt que de là.

Nous sommes toujours d'un côté … avec la curiosité de l'autre !

Je suis né sur une de ces lignes et si j'ai aimé la magie de leurs artifices, je n'en ai oublié ni la contingence ni le risque trop souvent encouru de leur enfermement. Je ne sais si, comme l'affirme Serres, d'être bariolé et l'Arlequin de la fable vous enrichit ou au contraire vous démunit, je sais seulement que s'y égarent la spontanéité et l'apparente simplicité de l'identité. Ce que l'on est, il est faribole d'arguer que ceci s'enracinât en quelque terre ou même seulement quelque idiome : l'aléa seulement, qui vous distribua de part ou d'autre de la ligne y pourvut suffisamment. Mais ce regard constamment jeté de l'autre côté de la rive, suffit à fortifier notre identité comme une question plutôt qu'une réponse fate et intempestive.

Pourtant, parfois, la ligne est franchie mais l'on demeure incapable de préciser ni quand ni comment. Rien ne l'avait signalé mais un jour on a eu cessé d'être jeune pour être devenu adulte : sans doute le regard des autres … mais pas seulement.

Ainsi, hier, sans que rien encore dans l'espace, la disposition des choses - mais peut-être déjà dans le regard des autres ? - ne marque ostensiblement le changement, être passé du côté de ceux qui ne travaillent plus !

Je ne suis la dupe de rien ni de la glorification du travail - la paresse elle aussi sait être un art - ni de la signification religieuse de la retraite ; encore moins culpabilisé-je d'être à la charge de la société . Je me serai préparé, comme je pus, à ce retrait en orchestrant mon inappétence, mon désintérêt … sans parvenir toutefois à l'indifférence. Se retirer ? cesser d'agir comme si tout ce qui vous avait animé jusqu'ici vous était crucial ou essentiel : non pas relativiser car cela ne cesse de l'être mais en avoir transmis le faix aux autres … en s’interdisant de juger. Tenter de ne pas se retourner, ni de rien regretter ou de présumer orgueilleusement qu'après soi, évidemment, ce serait pire !

Se retirer ? organiser son désamour : c'est peut-être cela le plus difficile.

D'autres marqueurs viendront : hier un médecin me demandant en consultation : que faisiez-vous ? Oui, désormais apprendre à conjuguer l'être à l'imparfait.

Inventer désormais l'autre rive !