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Retraite

Mot terrible dont nul n'ignore l'origine religieuse : faire retraite c'est s'écarter du monde, provisoirement ou définitivement, et se préparer comme on disait autrefois à rendre son âme à Dieu. Bref, entreprendre de ne plus laisser nos affairements ordinaires persifler le silence de notre âme ni prendre le pas sur l'ultime quête qu'il nous incombera de toute manière d'entreprendre : faire la paix avec les autres, avec nous-mêmes sans doute. Car être est affaire d'apaisement. Avant tout. Ou devrait l'être. Je crois bien que réside ici le point commun d'entre apprendre à vivre et apprendre à mourir.

J'approche désormais de ce jour où me sera retiré le droit de faire ce pourquoi je me croyais bâti - transmettre - où l'on me fera comprendre que je ne fais plus partie de l'Institution ; où après l'être devenu dans les choses intimes je deviendrai un ex jusqu'en mon métier. Où, par bonne volonté, souvent, ou empressement, parfois, on s'attachera à raconter mon parcours à l'imparfait. Se retire-t-on, volontairement comme la morale ou bien les clichés pas toujours bienveillants de la bienséance bourgeoise le voudraient, ou bien au contraire, vous y force-t-on ? je crains bien qu'au nom de nos prétendus droits l'on ne s'empresse de nous biffer de la liste des gens utiles pour nous ranger dans les rayons accessoires des vestiges, des souvenirs.

J'entends toujours ces sentencieuses balivernes supposées réconfortantes, ces scies gonflées de certitudes assénées par le vulgaire selon quoi vieillesse comme jeunesse se portassent dans la tête ! Pardi ces cuistres ignorent ce qu'est un corps qui cesse de toujours répondre et entreprend de faire sa vie de ce côté-ci quand on eût aimé l'emmener de ce côté-là ! Fichtre, les délires autour du ressenti ne cessent décidément de dérouler leur délétères obstructions. Je suis le premier à dire qu'on ne peut s'enorgueillir, à l'instar de la ratiocineuse raison scientifique, de vouloir saisir seulement l'objectivité dure et noire de la réalité ; à considérer que notre rapport au monde est, finalement, la seule question philosophique qui vaille … il n'empêche que notre conscience, tout expulsée qu'elle fût de toute coalescence au monde, ne saurait se substituer à lui, non plus que l'effacer. Les sectes philosophiques, pour parler comme Montaigne, se seront inlassablement succédé et répétées d'entre réalisme et sensualisme, matérialisme et idéalisme, elles ne purent venir à bout de l'aporie en forme de tragédie menaçante d'une conscience qui ne se satisfait ni d'être du monde ni d'en être passivement spectatrice.

Non la vieillerie est insidieuse et fourbe maquerelle qui, d'abord affable et humble, vous bouscule bientôt, s'installe sur votre séant et dicte bientôt sa loi jusque dans les mets trop canailles qu'elle se pique de vous interdire … non elle n'a pas élu domicile seulement en votre tête mais dans l'essoufflement où vous étrille la moindre velléité de désir.

Que nous reste-t-il sinon de jouer les fanfarons et évanouir la bête jusqu'aux extrêmes épuisements ou bien au contraire de contrefaire le sage en prenant les devants. Feindre d'être l'organisateur des dérèglements qu'on ne parvient pas à combattre est ruse politique éreintée depuis Machiavel ; ruse qui ne change rien mais console un instant et flatte provisoirement notre vanité.

Mauriac assistant à une parodie d'échanges d'un couple fatigué et lassé de lui-même, cesse d'y voir autre chose qu'un spectacle ni pire mais pas meilleur non plus que le film auquel dès lors il renonça :

la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus. Mauriac

C'est ce désintérêt qui nous fait vieillir sans qu'on puisse dire qu'on l'eût jamais voulu mais non plus que nous ne le subirions. Etrange alchimie, assurément, que celle-ci. Nous ne sortons pas plus du monde que nous n'en sommes expulsés à moins que ce ne soit les deux à la fois sans doute parce que la mort, ici alentour, vient rôder. Il y va, comme chez ces vieux princes qui s'acharnent à préparer leur succession tout en savonnant consciencieusement la planche de tout prétendant. Diantre qu'il est difficile d'imaginer le monde sans nous puisque précisément le monde n'existe que par nous ! Ch de Gaulle en fut qui se brouilla avec Pompidou coupable d'avoir seulement évoqué sa succession mais F Mitterrand également qui, grabataire, rassembla ses ultimes énergies pour finir son mandat et savonner la planche de Jospin.

Qui ne voit, en ses propres enfants, autant de successeurs que de concurrents empressés de nous mégoter notre propre place ? Nul n'était besoin d'attendre Freud et son célébrissime complexe pour deviner que notre descendance autant nous prolonge et nous achève ; nous console et nous menace.

Est-ce pour cette raison que Montaigne consacra tant de pages à l'affection des pères pour leurs enfants ?

"La plus belle des actions de l'empereur Charles Quint fut d'avoir su, à l'imitation de certains anciens de son calibre, reconnaître que la raison nous commande assez de nous déshabiller quand nos vêtements nous pèsent et de nous coucher quand nos jambes nous manquent. Il abandonna ses richesses, sa grandeur et sa puissance à son fils lorsqu'il sentit faiblir en lui la solidité et la force nécessaires pour conduire les affaires avec la gloire qu'il y avait acquise. Montaigne

Dans ce chapitre, deux soucis : ce qui explique l'amour que nous portons à nos enfants - et je souris de voir combien il estime cet attachement fragile … autre manière de suggérer qu'il ne repose ni sur le sang, ni sur l'instinct . Quitte à suggérer que nous accordions autant de poids à nos œuvres qu'à nos enfants. Le second tient à ce moment, qu'il serait préférable de ne pas manquer, celui de la sortie. Tel ce vieux chanteur sacrifiant au récital de trop ; ou une pathétique cantatrice qui eût perdu charme et voix sans supporter de l'admettre. Ne pas importuner trop longtemps à grever le destin des siens mais ne pas trop leur céder, ni surtout trop tôt …

Il me semble bien ici qui nourrit non ma crainte de la mort - car pourquoi appréhender ce qui de toute manière vous échappe en sa réalité comme son opportunité ? - mais mon souci d'échapper à la tentation de la démesure autant qu'au vertige du renoncement car en fin de compte on abdique toujours trop tôt et s'attarde toujours trop tard. J'admire ces récits d'autrefois où sagesse autant que prudence faisaient qu'on sentait toujours la mort rôder et s'attachait à l'accueillir comme il se doit en ayant en quelque sorte tout agencé, ses affaires, ses relations, ses sentiments en sorte que rien ne fût abandonné derrière soi qui offensât honneur ou bon goût. C'est bien ici le sens de la référence à Charles Quint, prince absolu d'un royaume où disait-on le soleil ne se couchait jamais. La vieillesse est un naufrage, écrivit en son temps de Gaulle en songeant à Pétain : on oublie de dire que le plus souvent c'est le corps qui cède en premier laissant l'illusion que tout fût encore possible de la pensée ou de la volonté.

Les jambes nous manquent. C'est à ce mot que je pensai en regardant un documentaire sur Gorbatchev en voyant ce vieillard de 90 ans qui, à un moment de son existence, fut un des puissants de ce monde et contribua plus qu'aucun autre à négocier l'ultime courbe du XXe siècle, ne plus parvenir à parler que par phrases courtes, suffoquées mais sibyllines surtout, éprouver grande difficulté à se lever de son fauteuil et mettre un temps infini à gagner la salle à-manger. Naufrage, non déchéance. Triste assurément ce moment où l'on cesse de s'appartenir qui reste aux antipodes de la vieillesse sage ou de la mort glorieuse, à quoi tout le monde rêve d'échapper ; à quoi notre chemin nous destine cependant.

Ne pas se raccrocher à ce soupir étranglé d'existence … mais le peut-on seulement ?

Non, décidément, ce n'est pas dans la tête que ces choses-ci se jouent. Mais bien dans les jambes; dans ce corps qui se rappelle à vous et vous assène à longueur d'efforts, que l'on n'est pas un pur esprit, mais une pauvre pauvre petite chose suspendue entre deux gouffres.