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Ombres et lumières

L'ombre n'a pas bonne presse. C'est pourtant une erreur. Elle aura servi par deux fois à Thalès. La première à mesurer la hauteur de la pyramide de Khéops. La deuxième, après qu'il tomba dans un puits, à voir les étoiles dans le ciel en plein jour. Le philosophe aime ce qu'il voit - qu'il nomme évident - traque ce qui est clair qu'il pourra distinguer et ne craint pas de baptiser son triomphe du titre de Lumières qui est aussi l'un des titres du divin.

A l'inverse, la photographie fascine, séduit et l'emporte parfois même sur l'écrit pour son réalisme supposé, pour son objectivité imputée. Or la photo est perspective, angle de vue, perspective et donc choix subjectif, regard de qui tient l'appareil. Ici le gros plan écrase toute les distances et fait apparaître la colline de Montmartre et la boursouflure du Sacré Cœur à même distance que les Invalides. L'œil, aidé en cela par une charmante luminosité bleutée, le laissait entrevoir comme une surprise ; l'appareil, le si mal nommé objectif, vous l'imposent comme cerise sur gâteau.

C'est sans doute pour ceci que j'aime la photo : pour la surprise croquée d'entre détail et perspective qui laissera libre champ à l'interprétation, au doute.

Au rêve.

Je crois bien que c'est cela que j'aime le plus : cette discrète et suave alchimie où l'illusion dame le pion au réel.

Quand ombre et photo se conjuguent l'effet est, parfois drôle, parfois saisissant. Tant cette silhouette élancée que ce chef de micro-céphale concordent mal avec l'allure épaissie de mon vieil âge. Ce n'est pas la première fois que je le souligne - qui fait d'ailleurs que la photographie peut avoir les mêmes vertus et puissance qu'une œuvre d'art. Mensonge et vérité romanesque intitulait Girard. Mais la vérité elle-même ne saurait être que personnage, souvent sulfureux, de fiction. Regards, croisés, en miroir, qui dialoguent peut-être ou bien seulement font semblant ; qui se réfléchissent tant la pensée, décidément, a quelque chose à voir avec cet aller-retour de la lumière qui d'entre nous et le réel, sans cesse bute et ricoche de l'un à l'autre. Le latin l'avait compris qui fait la pensée dériver de co-agitare ; presque de coaguler.

L'image de ment pas, mais révèle. Nous d'abord parce qu'elle est grevée des sensations, impressions, idées et sentiments que nous y incrustons. Jusqu'à, seulement, la nostalgie du moment. Et l'ombre ne cache pas mais révèle.

Telle perspective, banale à pleurer ; telles tours si vulgaires d'épouser servilement la géométrie la plus élémentaire et la paresse de toute inspiration, subitement entrouvrent, de leurs lueurs accumulées qui, à chaque fois vibrionnent d'historiettes à jamais tues, esquissent ou promettent comme une acropole antique pétrie de rêves et de sagesses enfouies.

Qu'à la nuit, le fleuve ajoute ses facéties en miroir, et le moindre alignement d'immeubles se métamorphose en colonnade de gloire.

Il n'est pas vrai que la nuit tous les chats sont gris. Mais, la nuit tombée, pour peu que quelques luminescences bien ajustée ou subtilement esquissées n'y aidassent, même laideurs les plus criardes vous font espérer dans le triomphe des arts …

Freud utilisa autrefois la métaphore de l'iceberg pour illustrer combien peu de place la conscience occupait dans notre appareil psychique. Il m'arrive de songer qu'ici également, une part essentielle non pas forcément de vérité, mais de notre être en tout cas, ondulait et s'engloutissait au gré des mouvements presque insignifiants du fleuve.

L'image n'est jamais pauvre mais au contraire d'une extraordinaire richesse : la notre. Je sais parfaitement pourquoi le scientifique s'en méfie et le rationaliste l'exècre. Partielle et partiale, elle est fallacieuse. Celui-là la tronquera bientôt de toutes ces qualités qui en font le sel et révèlent l'intimité de notre rapport au monde.

L'image est belle dès lors qu'elle entrouvre les portiques de notre âme et la laisse rêver, divaguer.

Tenter la vie simplement.

Au nom de quoi devrais-je pérorer sur la valeur supérieure de l'objet sur son reflet puisque dans les deux cas je m'y interpose et songe ?

 

On pourra toujours arguer qu'est sot cet idéalisme qui affirme qu'il est plus d'être dans la pensée que dans la matière ; stérile ce scepticisme qui ne se contente pas de suggérer que le réel est inconnaissable, hors de portée de notre entendement débile mais pousse la provocation jusqu'à suggérer qu'il n'existe pas nécessairement de n'être qu'une projection de notre imagination, de nos rêves ou de nos angoisses. C'est compte d'apothicaire et vaine présomption que de vouloir ainsi mesurer la dose de réalité, l'once de subjectivité en chaque objet et sécheresse d'âme que de vouloir extirper celle-ci au profit exclusif de cela.

D'entre objet et sujet il y va de bien plus complexe qu'un simple face à face ; d'un exclusif dialogue. Nous sommes pétris de cet obstacle sur quoi incessamment nous trébuchons et à quoi nous refusons de nous réduire. Notre humanité se joue dans ce refus de la chose et de la chosification … pourtant il n'est pas une forme de nos violence, haine, mépris ou déni qui ne revête l'odieuse vêture de la réification. Et puis quoi ? Que serait le monde s'il n'était nulle conscience pour le percevoir, le trouver beau ou le vouloir conquérir ?

Le religieux n'avait pas tort de vouloir entendre ce face-à-face sous l'égide de l'Alliance. Alliance que tour à tour nous violons, renouons, trahissons ou négligeons.

Il faut parfois si peu pour que se noue cette alliance. Un jeu d'ombre et de lumière. Une ombre bien campée qui souligne un faisceau de lumière. Un rai de lumière pour dévoiler une écorniflure d'ombre. L'union, ici, sur la ligne, de l'être et de sa promesse.

Il faut être manichéen comme un sot, ou sot comme un intempérant donneur de leçons pour croire jamais qu'ordre et désordre s'entre-combattent quand ils ne sont qu'envers et avers de la même réalité. Que ténèbres et lumière se livrent lutte eschatologique dont trahison des anges et perdition des âmes seraient tribut à payer.

Je comprends pourquoi le philosophe s'attarde le long des rives aux eaux dormantes, rêve de lac ou suggère que nous ne nous baignons jamais dans le même fleuve … Rien n'invite mieux à la méditation.

Rien ne souligne mieux la vanité des choses comme des êtres.

C'est pour cela que j'aime tant ces moments où la flétrissure et la promesse de la fin revêtent les allures somptueuses d'un feu d'artifice.

Je n'aime pas les chaleurs estivales qui écrasent tout … jusqu'aux nuances de bleu. Le printemps est trop assuré de sa victoire pour ne pas succomber à l'orgueil : les frémissements de la puissance éloignent de l'être et font oublier les splendeurs du silence.

Ici ces allées jonchées de feuilles, ces haies rousses de feuillage bientôt mité.

Rien de triste pourtant. Rien des orgues funèbres de la mort. Rien que cette frontière invisible entre l'être et le néant, cette oscillation perpétuelle qui penche de ci puis de là comme s'entendent les pulsations de notre cœur.

Parce que l'être n'est pas une vacuité qui viendrait soudainement s'emplir mais cet équilibre sitôt perdu que retrouvé qui maintient le funambule sur sa corde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu'importe au fond si parfois les espaces ressemblent à d'angoissants déserts. Ils nous disent l'impensable d'un monde où nous ne serions pas. Nous avoue l'impensable de la mort. L'invraisemblance de notre disparition.

C'est bien pour cette raison que les grandes luttes contre les saccages que nous provoquons sont si difficiles à mener ; pourquoi il est si difficile de faire entendre l'imminence des périls.

Parménide l'avait dit à l'orée de la pensée : l'être est ; le non-être n'est pas.

Il n'est pas d'autre chemin.