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Dans la plaine naît un bruit

Curieuse période décidément que celle-ci ! Nous voici tous enfermés - ou presque - à tenter de nous inventer un présent mais accrocs néanmoins au fil d'actualité alors qu'il ne se passe rien ! Le décompte quotidien des morts et des contaminés ; le sempiternel reportage sur les rues vides ; le paradoxal relevé de la qualité de l'air et du niveau sonore qui nous ferait presque envier la situation et les remontées acides des pensées politiques qui subitement redécouvrent le social et se demandent s'il ne vaudrait pas, même qu'un peu, en revenir des fondamentaux dogmatiques du libéralisme ! si l'anémie organisée de l'Etat n'aurait pas été - oh rien qu'un peu - une vaste sottise !!! Oh je ne me fais pas d'illusions : les éclairs de lucidité des dogmatiques déchirent peut-être le ciel mais … beaucoup de bruit pour rien ! Les orages s'oublient si vite.

Et chacun y va de son commentaire : du plus rien ne sera comme avant à c'est la fin de nos modèles sans compter les Pythies et autre Cassandre - qu'on nomme désormais collapsologues ! - qui, tout tendus qu'ils demeurent vers un avenir qu'ils imaginent voire espèrent cataclysmique, n'en demeurent pas moins surpris de ce qui se passe. Hegel nous aura au moins appris ceci que nous ne tirons jamais aucune leçon de l'histoire ! Dans ce jeu de miroir que s'offrent rationalité, bruit et fureur, sage ordonnancement et hasardeux embrouillamini, j'avoue ne pas savoir quoi révèle mieux l'autre : les quelques ilots de rationalité que nous repérons encore sont-ils seulement symptômes de notre incapacité à saisir le profond désordre du monde ou bien au contraire les mouvements perpétuellement agités par des déterminismes contraires, contradictoires et parfois incompréhensibles ne sont-ils que l'écran opaque nous camouflant encore pour quelques instants une rationalité à l'œuvre ; une mutation déjà commencée …

Kant nous l'avait enseigné : nous regardons le réel à travers le prisme de formes bien figées et nos catégories, sans doute, mettent un tel univers de mots entre nous et le monde, que nous finissons par n'y plus entendre que notre propre brouhaha. Les grecs n'ignoraient pas le chaos et savaient que pour possible que fût l'ordre, il n'en demeurait pas moins fragile, local, provisoire ; une des formes possibles, transitoires d'entre deux fracas. En enfants de sociétés riches et techniquement fécondes, gaspilleuses et superbes de vanité, nous avons fini par croire en nos propres religions : celle du progrès n'aura pas été la moins pernicieuse. Elle nous fit bientôt prince d'un irrésistible désert.

Redécouvrir la brutalité du monde est épreuve à quoi nous ne sommes décidément pas prêts.

J'aime l'hitoire, quand elle se souvient de son humilité obligée et reconnaît que les événements ne semblent rationnels qu'après coup ; qu'après être passés par le filtre souvent biaisé des canons idéologiques du futur ! Ce qu'elle explique c'est toujours ce qu'ou aurait du comprendre et prévoir mais qui ne parvient à être évident qu'après coup. L'histoire, décidément, n'est pas une science au sens des sciences dures ! Mais, quoique précieux, un récit. Elle dit en tout cas moins du passé qu'elle aborde que de son propre présent.

Mais les experts de tout poil, les journalistes jamais avares de monde nouveau à annoncer, les économistes toujours enclavés dans leurs modèles tout juste capables d'annoncer un futur caricature du présent …

Ainsi de cet ITV de D Cohen : « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique » :

Pour en saisir la portée et les menaces nouvelles que recèle ce capitalisme numérique, il faut revenir en arrière, au temps où l’on pensait que la désindustrialisation allait conduire, dans les pays développés, à une société de services. L’idée, théorisée notamment par l’économiste français Jean Fourastié [1907-1990], était que les humains travailleraient non plus la terre ou la matière, mais l’humain lui-même : prendre soin, éduquer, former, distraire autrui, serait le cœur d’une économie enfin humanisée. Ce rêve postindustriel était libérateur, épanouissant… Mais comme le souligne Fourastié, il n’était plus synonyme de croissance…
« La numérisation de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coût… »
Si la valeur du bien est le temps que je passe à m’occuper d’autrui, cela veut dire aussi que l’économie ne peut plus croître, sauf à accroître indéfiniment le temps de travail. Le capitalisme a trouvé une parade à ce « problème », celle de la numérisation à outrance. Si l’être que je suis peut être transformé en un ensemble d’informations, de données qui peuvent être gérées à distance plutôt qu’en face-à-face, alors je peux être soigné, éduqué, diverti sans avoir besoin de sortir de chez moi… Je vois des films sur Netflix plutôt que d’aller en salle, je suis soigné sans aller à l’hôpital… La numérisation de tout ce qui peut l’être est le moyen pour le capitalisme du XXIe siècle d’obtenir de nouvelles baisses de coût…
Le confinement général dont nous faisons l’objet à présent utilise massivement ces techniques : le télétravail, l’enseignement à distance, la télémédecine… Cette crise sanitaire apparaîtra peut-être, rétrospectivement, comme un moment d’accélération de cette virtualisation du monde. Comme le point d’inflexion du passage du capitalisme industriel au capitalisme numérique, et de son corollaire, l’effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle.

Curieux !

A regarder ce qui se passe depuis trois semaines, on devine bien - à moins de vouloir jouer le naïf de service - combien cette économie du numérique est loin de pouvoir se substituer à l'économie réelle. Cours à distance sont de bien utiles pis-allers mais ce ne sont que des pis-allers ! Le Télé-travail ne concerne au mieux que les cadres des entreprises et, à se promener dans les rues vidées de tout bruit, on comprend que les seuls à essuyer le front du réel sont les soignants, les livreurs, les commerçants alimentaires. Délicieuse infatuation de cette bourgeoisie décidément impayable !

Et je n'évoque pas même nos équilibres personnels : le confinement a au moins ceci de positif de nous aider à comprendre combien notre intimité est constituée d'extimité ; combien cette dernière est forgée de nos intimités ; combien nous sommes des êtres de relation et que la moindre altération de ces dernières entreprend de ronger ce que nous sommes.

Que ces experts avides de certitudes s'en souviennent : aura été une tout aussi vaste sottise de proclamer que tout était économique que de prétendre le contraire ! Nous sommes cette échappée constante et pas toujours feutrée qui fait nos existences - si bien nommées - devoir s'inventer ses excursions ; nous sommes ces brouhahas assourdissants qui viennent fracasser le silence si précieux de nos âmes ! Je reconnais les pensées faciles, dogmatiques et paresseuses, les pseudo-sciences et les véritables escroqueries à ceci qu'elles ont toujoujours réponse à tout ; surtout, réponse unique à tout !

C'est toujours étonnant réductionnisme que de ne vouloir envisager l'humain que sous un seul de ses aspects. C'est surtout une vaste bêtise ! Sans soute aussi une volonté à peine voilée d'emprise. Ne pas vouloir considérer l'intrication si étroite qui constitue la complexité humaine, revient toujours à réifier, à aliéner ; à dominer.

Le tyran a ceci de commun avec le dogmatique : il est bête.

Effondrement des promesses humanistes de la société postindustrielle ! Qui y crut jamais sinon ces dogmatiques paresseux si prompts à se vautrer dans les recettes pragmatiques de leur si courte idéologie ?

Est-ce le moment - comme je le tente - de penser ce qu'il y a d'éternel ou de sauvable au moins dans l'idée de gauche ? Vouloir se donner un projet politique a-t-il encore un sens ?

Je ne sais ! Je me méfie comme de la peste des systèmes qui expliquent tout ! Mais crois en même temps que l'avenir se pense à partir des fractures béantes, mais des fissures parfois imperceptibles encore, que le présent glisse sous nos pas incertains.

Je ne sais ! Mais je sens, en tout cas, que sous ces événements, pointent des questions que nous avons désappris de nous poser et qui pourtant désormais nous rongent. Ces questions ne sont pas seulement économiques ou politiques. Elles ne le sont même pas du tout. Elles engagent l'existence même telle que nous la désirons et désirons construire.

Il est des moments métaphysiques. Ceux-ci, parce que nous sommes confrontés à nous-mêmes et comme suspendus de toute action possible, le sont éminemment. Il n'est sans doute rien de plus triste que le constat crépusculaire du Je n'ai pas voulu cela ! Il n'est pas être, abordant l'ultime pente de son existence qui ne le redoute. Pourtant, à nous regarder, à regarder nos affairements et à en venir à presque regretter les trépidations du monde, force est pourtant de constater que nous en sommes bien là !

Ce n'est sans doute pas ce monde que nous avons voulu ! Mais qu'avons-nous voulu véritablement ; qu'avons-nous, surtout, laissé sottement faire ?

A écouter le macabre ronronnement de la presse qui est pourtant supposée rédiger la chronique du quotidien, qui a si souvent le mot historique à la plume, et ne parvient pourtant qu'à égréner le décompte quoditien des morts ; qui n'a rien d'autre à raconter que le confinement des riches, celui des pauvres et s'étonner naïvement de la différence ; qui nous donne conseil sur la manière de le vivre et dresse la liste des erreurs à ne pas commettre ; qui nous explique comment manger ; commnt ne pas manger ; aimer ou ne pas aimer ; se promener ou éviter de boire … à écouter ces marroniers dignes d'un mois d'Aoüt, on se surprend à traquer la vacuité !

Que de sottises accumulées, que de pingreries révélées ! Que d'inconsciences patentes !

Je ne sais même s'il faut se réjouir ou déplorer ce paresseux élan de solidarité qui fait le bon bourgeois applaudir à son balcon en hommage aux soignants - comme on dit. Quoi ? ne sont-ce pas les mêmes qui, il y a quelques mois à peine, approuvèrent les réformes successives qui toutes aboutirent à miner tout service public ? qui se réjouissaient à voir bientôt supprimés les prétendus privilèges de ceux-ci ou de ceux-là ? à sous-entendre, avec une morgue même plus dissimulée, combien tous ceux-là, décidément étaient payés à ne pas faire grand chose ?

Soixante années d'utilitarisme à tout crin, d'arithmétique des désirs ; soixante années de diatribes contre un Etat protubérant trop enclin à se mêler de ce qui ne le regardait pas ; soixante années à faire accroire que la chose politique consistait à se préoccumer non de l'autre mais de ses propres intérêts, oui, soixante années qui ont conduit à ces liens distendus, corrodés, corrompus.

Comment oublier que pour Aristote, la corruption de la cité commençait exactement ici : quand chacun ne se préoccupait plus que de ses seuls intérêts.

Tissu social effiloché ; trame ajourée ; les béances de cette société sont criantes. Tout ici est non seulement corrodé mais corrompu ! comme consumé de l'intérieur

Au moins l'immensité criante des destructions avait-elle conduit en 1945 à une volonté franche de tout reconstruire ! Mais aujourd'hui ? où tout est là intact encore mais épouillé de toute vie ; vide de toute humanité ; aride de toute espérance ?

Mais je n'en veux pas à la presse d'être si sotte ! elle nous tend un miroir tellement fidèle.