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L'Express

La presse ne va pas bien. On le sait et ce n'est pas nouveau. Aujourd'hui dans le même numéro du Monde de ce soir le licenciement des journalistes de France Soir et la réduction à moitié de la rédaction de l'Express.

France Soir n'est depuis longtemps plus ce grand quotidien populaire qui tirait à un million d'exemplaires dans les années soixante - et l'affichait en Une. Il avait d'ailleurs été réduit à un simple site d'information en continu.

L'Express, quant à lui, avait été racheté par Drahi et par son groupe SFR Presse - auquel appartient aussi Libération - avant qu'Alain Weill, alors président d'Altice France, n'en devienne actionnaire majoritaire à titre personnel

L'Express n'a rien de l'histoire populaire de France Soir même si sa gloire recouvre à peu près la même période.

L'Express est d'abord un supplément politique du journal Les Echos. Le premier numéro paraît en Mai 53 mais manifestement c'est une machine de guerre pour propulser P Mendès France à Matignon. Ce dernier figure d'ailleurs à la Une et sera nommé un an plus tard à Matignon en Juin 54. Ayant les mêmes positions sur la décolonisation, Servan-Schreiber se mettra toutes ces années au service de PMF. A peu près à la même période, alerté par F Giroud sur les difficultés que les prises de position de Mauriac ne manqueraient pas de provoquer au Figaro, JJSS rencontre l'écrivain et lui fait la proposition d'une collaboration régulière. Elle ne cessera qu'au début des années soixante quand l'anti-gaullisme de l'un et le gaulliste autant sentimental qu'inconditionnel de l'autre les sépareront définitivement.

Mauriac raconte une belle histoire- on n'est pas romancier pour rien - en faisant croire qu'il aura déposé son bloc-notes à l'Express comme on abandonne un enfant sur le parvis d'une église … : rien de tout cela n'aura pourtant été fortuit.

 

 

La grande période de l'Express c'est celle-là même : il est difficile d'être mauvais quand on a pour champion un Mendès-France et bientôt comme adversaire un Ch de Gaulle ; quand on a pour collaborateur un Mauriac et, pour très peu de temps, un Camus. Ce que suggérait Marx est vrai ici aussi : ce sont les grands événements - c'est l'histoire - qui fait la presse. Le journal d'opposition franche à de Gaulle suivra la pente de la Ve République qui s'adjoindra bientôt le centre. Il épousera l'engagement réformiste de Servan-Schreiber et de loin en loin glissera dans l'insipide d'un centre décidément introuvable.

Ce journal est directement lié à ma propre histoire et, s'il était nécessaire, me permettrait de suivre le parcours politique de mes parents. C'est lui qu'ils lurent durant toutes ces années où le pouvoir déliquescent de la IVe d'abord puis, impérieux et parfois autoritaire, de la Ve, s'épuisait à résoudre le conflit algérien et, où, censure sur censure, le journal parvenait parfois bien mutilé … Madame Anastasie était passée par là !!!

La marchande de journaux que ma mère aidait à l'occasion, parvenait parfois à mettre de côté un exemplaire avant saisie ; parfois non, il ne parvenait même pas jusque là. Cela leur donna la sulfureuse sensation de braver l'interdit ! Mais dans ces petites villes de province, dans ce quartier de Lorraine où nous habitions alors, dans le milieu des mineurs où les algériens étaient nombreux, il se savait que du côté des instituteurs, il en était quelques uns, dont mon père, qui lisaient l'Express, était contre les guerres coloniales et espéraient l'indépendance de l'Algérie - sans pour autant être gaullistes.

Mes parents le lurent longtemps : de toute manière l'hebdomadaire était maquette qui leur convenait - on n'a jamais dans ma famille lu de quotidien. J'en serai le premier et vraisemblablement le dernier. Bientôt, après les épreuves, le journal se fera une maquette de news à l'américaine, prenant modèle sur le Time, à l'instar du Spiegel allemand d'ailleurs. Bientôt, il cédera aux sirènes d'une modernité tapageuse et y perdit sans doute un peu de son âme …

Nous vivons une époque épique Et nous n´avons plus rien d´épique disait Léo Ferré

Il faudra attendre le début des années 70, moi les mettant un peu sous pression, qui m'entichait de politique et d'engagement, ô si peu, pour qu'ils abandonnent L'Express pour Le Nouvel Obs - bien mieux marqué à gauche et, à l'époque, d'une grand tenue intellectuelle et culturelle ; et Europe I, pour France Inter qui allait cesser progressivement d'être la voix de la France !!

Il ne sert à rien de regretter les temps passés - ils n'étaient pas meilleurs qu'aujourd'hui - ni de maugréer comme le fit souvent de Gaulle contre la médiocrité des temps. Mais avec ces temps troublés, et avant que d'autres bien plus inquiétants ne percent, est passé aussi le temps de la presse papier.

C'est à ceci que je songe, observant combien peu mes étudiants lisent la presse et se contentent de unes picorées sur leurs réseaux sociaux préférés ; combien peu aussi ils semblent s'intéresser à ce qui se passe autour d'eux en tout cas combien leur curiosité dépasse peu la surface plane et insipide de la réalité.

Les grands titres ont disparu et même si je le lis encore le Monde a cessé depuis longtemps d'être ce quotidien de référence qu'on se plaisait autrefois à voir en lui.

La presse ne disparaîtra jamais - elle est bien trop nécessaire à la démocratie. Elle n'est pas plus en capilotade aujourd'hui qu'hier et sait, comme la République d'ailleurs, fonctionner même avec des talents parfois médiocres.

Il appartient désormais d'en détecter les formes modernes : les grandes innovations avancent souvent à pas feutrés …

On a pourtant oublié les leçons du passé : l'inféodation de la presse des années trente aux grands capitaines d'industrie avait aussi expliqué sa si rapide soumission à Vichy et à l'occupant. Que veut-on ? Les grands patrons ne sont pas taillés pour être des révolutionnaires non plus que des résistants. Ce qui avait nourri à la Libération le beau projet d'un journal qui appartînt à ceux qui le font. Le Monde était partie prenante de ce rêve. Il est passé.

Ce journal qui naquit en décembre 44, sur les ruines du Temps, était à la fois le vœu de de Gaulle qui voulait pour la France un journal digne de son renom et celui d'une conception du journalisme jalouse de son indépendance qui sut la conquérir et, longtemps, se battre efficacement pour la maintenir. Désormais passé lui-même aux mains d'hommes d'affaires - Pigasse, Niel et récemment un milliardaire tchèque, après la mort de P Bergé - combien de temps encore, malgré la convention signée, reste-t-il au Monde ?

Qui, de toute manière, a beaucoup perdu de sa superbe, de sa gloire ; de sa qualité.

Mais, après tout, nous avons la presse que nous méritons.

Me demeure néanmoins cette cruelle interrogation sur l'incuriosité sinon des jeunes au moins des étudiants que je croise. Où je devine quelque chose comme un manquement au canon fondateur de l'humanité de l'homme : la solidarité. Ne pas s'enquérir de ce qui se passe dans le monde ; s'affoler tout au plus de ce qui s'agite à sa périphérie, relève à la fois de la paresse intellectuelle et d'un égotisme ravageur. Je ne vois pas comment l'on peut penser sans aucunes idées, connaissances ou faits à relier les uns aux autres ; comment l'on peut ne pas tomber dans les pièges les plus grossiers de la démagogie, de la provocation ou du conservatisme le plus réactionnaire quand on ne voit dans les événements que l'effet de la maladresse ou de la malhonnêteté des uns ou des autres ; quand on est incapable de comprendre ce qu'impliquent les idéologies avancées, d'où elles viennent ni les intérêts qu'elles servent.

Car c'est à proprement parler avancer en aveugle que de ne pas penser ; et c'est ne pas penser que de ne considérer dans ce qui vous entoure que des faits, bruts, épais ; isolés.

Ceci est vrai d'un point de vue logique, Comte l'avait repéré : je ne puis rien voir si je n'ai point au départ une «théorie quelconque» ; mais évidemment d'un point de vue biologique : il n'est d'organisme vivant que dans le rapport imperturbablement entretenu avec le milieu extérieur ; d'un point de vue social : le liant qui fait ce plébiscite de chaque instant qui constitue une Nation n'est en rien une racine pseudo-naturelle mais un engagement itérativement renouvelé. L'appartenance au groupe n'est pas une fatalité, ni un fait de nature incontournable mais le fruit d'un choix. sans raison, sans connaissance, sans autre souci que de soi-même, ce choix est dévoyé pour ne pas dire dangereux.

Je veux bien admettre que la manie incurable du philosophe à se poser des questions à propos de tout et rien peut sembler conduire à l'impuissance et y conduit effectivement parfois ; je veux bien admettre que cet esprit critique à l'obsession fait des philosophes des êtres totalement incapables d'exercer durablement un pouvoir. Mais je sais que ne s'en poser jamais, et ne se soucier que de son propre ordinaire sans jamais tenter de comprendre le monde qui vous entoure est se condamner à être le jouet des turpitudes les plus insanes.

En réalité, l'état de la presse est en somme le reflet de l'état même de l'opinion publique. On dit vrai en affirmant que les grands événements - cataclysmes, guerres etc - constituent l'irruption brutale de la grande histoire dans la petite et empêchent bientôt le quant-à-soi prudent qui les avait précédés. A ce titre - je ne suis même pas sûr que cette lecture soit plus optimiste - l'incuriosité actuelle est peut-être simplement une réaction de repli par la peur éprouvée devant l'avenir.

Les sociétés qui ont peur sont capables du pire : 1940 l'aura montré jusqu'au dégoût. En sommes-nous là ? La montée des extrêmes droites un peu partout en Europe, notamment, me le fait redouter.