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Climat : sauver la planète en préservant les libertés

 

Editorial. Seul un sursaut politique venant des élus et des citoyens peut nous permettre de concilier sauvegarde de l’humanité et survie de nos valeurs démocratiques.

Par Le Monde  Publié le 04 janvier 2019 à 11h48 -

 

Editorial du « Monde ». Deux cents personnalités ont répondu, en septembre 2018, à l’appel de l’astrophysicien Aurélien Barrau pour une action politiqueface au changement climatique. Quelques jours plus tôt, ce chercheur avait publié, dans le journal en ligne Diacritik, un « Appel face à la fin du monde ».Convaincu, comme tous les intellectuels qui ont participé au supplément « Idées » que nous publions avec cette édition, que « la catastrophe est déjà en cours » et qu’elle constitue « un crime contre l’avenir »,Aurélien Barrau estime qu’il est désormais « vital que les décisions politiques drastiques – et contraignantes, donc impopulaires – soient prises ».

Le dilemme est vertigineux : faut-il renoncer à la démocratie pour endiguer le réchauffement climatique, ou attendre que celui-ci ait raison de la démocratie, voire de notre civilisation ? Car l’équation est malheureusement simple.

Le physicien américain Dennis Meadows, coauteur du rapport commandé par le Club de Rome, en 1972, qui alertait alors sur les dangers pour l’environnement de l’expansion démographique et économique, la résumait encore, en décembre, dans Le Monde : les problèmes engendrés par le changement climatique et la pollution exigent de déployer des mesures extrêmement coûteuses à court terme, mais dont les effets ne se mesureront pas avant des décennies. « Aucun homme politique ou parti ne remportera une élection avec un tel programme,concluait-il. C’est la limite de la démocratie, qui a échoué à traiter le problème environnemental. »

Et voilà que ressurgit le spectre de la dictature écologique, mis en évidence dès 1979 par le philosophe allemand Hans Jonas. Réduire notre consommation (et donc abandonner une partie de notre confort), organiser le contrôle de la démographie humaine et peut-être celui de la pénurie : Jonas avait théorisé ces problèmes cruciaux.

Le scénario du pire

Pour éviter de les affronter directement, il préconisait de les anticiper, en développant au plus vite notre responsabilité. Mais il évoquait déjà, pour assurer la survie de l’espèce humaine, ce qu’il considérait comme le scénario du pire : le recours à « une tyrannie bienveillante, bien informée et animée par la juste compréhension des choses ». Un régime autocratique qui lui semblait plus à même de « réaliser nos buts inconfortables » que nos démocraties.

Si l’on en croit au contraire les partisans du transhumanisme, qui rêvent d’améliorer l’espèce humaine pour la rendre capable d’affronter le monde qui vient, on risque fort de réaliser la prophétie dessinée par le philosophe et psychanalyste Pierre-Henri Castel : aborder une période où riches et puissants profiteront des ultimes ressources qui nous restent, au prix de l’aggravation des injustices planétaires et de la disparition d’une part notable des sept milliards d’êtres humains. Les mêmes, après avoir géré la croissance et l’abondance, géreraient la pénurie. A leur seul profit.

Entre ces deux sombres perspectives, il nous reste la liberté de choisir une autre voie. Un sursaut politique d’une force considérable – venant tant des élus, des autres pouvoirs, que des citoyens – peut encore nous permettre de concilier la sauvegarde de l’humanité et de la vie sur Terre, dans sa diversité, et la survie de nos valeurs démocratiques. Sauver la planète en préservant les libertés. Encore faut-il que chacun ait désormais pleinement conscience des enjeux, et s’attelle à trouver des remèdes.

Le Monde

 

Dennis Meadows : « La démocratie a échoué à traiter le problème environnemental »

Le physicien américain juge que « notre mode de vie gourmand en biens matériels et en énergies fossiles n’est pas soutenable ».

Propos recueillis par Frédéric Cazenave et Marie Charrel  Publié le 02 décembre 2018 à 06h29

 

Le physicien américain Dennis Meadows, 76 ans, est l’un des auteurs des « Limites de la croissance », un rapport de référence commandé par le Club de Rome qui, en 1972, alerta sur les dangers de l’expansion démographique et économique pour l’environnement.

Votre rapport est paru il y a quarante-cinq ans. Quels changements avez-vous observé depuis ?

Le produit intérieur brut [PIB] mondial a continué de progresser. Jusqu’aux années 1990, lorsque les énergies fossiles étaient bon marché, cette croissance était génératrice de bien-être et permettait de réduire les écarts de revenus entre les riches et les pauvres.

Ce n’est plus le cas, car désormais, la progression du PIB est en grande partie tirée par les dépenses engendrées par la pollution et le changement climatique, comme les travaux de réparations liés aux inondations ou à la montée des eaux.

A quoi ressemblera le monde dans quarante ans si l’on ne fait rien ?

Le prédire avec précision est impossible, mais une chose est sûre : le changement climatique accélère. Dans quelques décennies, les océans seront plus hauts à cause de la fonte des glaces, il y aura davantage de tempêtes, les régions autour de la Méditerranée seront plus sèches et les tensions liées aux inégalités plus intenses. Notre mode de vie, gourmand en biens matériels et en énergies fossiles, n’est donc pas tenable.

Ajoutons que le rythme auquel la population mondiale progresse aujourd’hui n’est pas soutenable, du fait de la limitation des ressources naturelles et des énergies fossiles. Il devra donc ralentir d’une façon ou d’une autre.

Suggérez-vous d’instaurer un contrôle des naissances ?

La réponse ne relève pas de mon champ d’expertise mais, à moins de trouver comment envoyer des gens sur la Lune, il n’y aura pas de solution miracle. Soit les naissances se stabiliseront d’une façon ou d’une autre, soit la mortalité augmentera.

Comment adapter nos modes de vie aux contraintes écologiques ?

Il était plus facile d’envisager des changements fondamentaux avant les années 1990, lorsque nous pouvions nous concentrer sur autre chose que les dommages liés à la multiplication des crises financières et climatiques.

Aujourd’hui, je vois mal comment les gens pourraient accepter de vivre avec moins. Nous ne choisirons donc pas le changement : il nous sera imposé, plus ou moins brutalement, par la hausse du prix des énergies fossiles et la limitation des ressources.

Si elle n’augmente plus le bien-être, pourquoi sommes-nous toujours accros à la hausse du PIB ?

En grande partie car les dirigeants politiques et les leaders financiers au pouvoir sont les premiers à tirer profit du système actuel et n’ont aucun intérêt à le faire évoluer.

Aux Etats-Unis, certains Etats ont dû rendre le changement climatique « illégal » car leurs dirigeants refusent d’y croire. Mais les politiques peuvent bien faire ce qu’ils veulent : les contraintes naturelles détermineront notre futur, pas eux.

Les initiatives locales favorables à l’environnement se multiplient. L’impulsion peut-elle venir de la société civile ?

Ces initiatives sont excellentes, mais elles ne changeront pas le système. Au mieux, elles profiteront aux régions les mettant en œuvre.

Prenez l’Etat du New Hampshire [nord-est des Etats-Unis], où je vis. Autrefois, notre production alimentaire était quasiment autosuffisante. Quand les prix de l’énergie ont baissé, la production s’est délocalisée vers les pays à moindres coûts : il devenait rentable de produire de la nourriture là-bas, et de l’acheminer jusqu’à nous par cargo. Maintenant que les prix de l’énergie remontent, des projets agricoles se développent à nouveau, et c’est une bonne chose pour l’avenir de ce territoire.

De plus en plus d’entreprises et d’Etats se convertissent également au développement durable…

Comme la croissance verte, ce concept est un fantasme utile aux industries et aux dirigeants du système actuel pour justifier leur existence, tout en s’abstenant de mettre en œuvre les mesures réellement nécessaires. En vérité, le réchauffement climatique est déjà trop avancé pour espérer l’interrompre par un hypothétique développement durable.

Pourquoi la décroissance a-t-elle tant de mal à s’imposer dans le débat public ?

J’admire les décroissants, ils forment un réseau d’idées utiles, mais ils sont naïfs, et la façon dont ils s’y prennent est condamnée à l’échec. En anglais, le mot « degrowth » est connoté trop négativement pour susciter l’adhésion des politiques. Il serait plus pertinent d’utiliser une autre expression, comme celle de bien-être humain.

Au lieu de gaspiller leur énergie à tenter de convaincre les citoyens de réduire leur train de vie, les décroissants devraient plutôt leur faire comprendre que leur mode de vie est menacé par les tempêtes, les inondations et les autres mauvaises surprises qui se multiplieront dans les années à venir. L’urgence devrait être de développer la résilience de nos sociétés face à ces chocs, afin qu’elles puissent continuer à fournir les services de base.

Comment ?

Cette résilience peut se déployer à l’échelle des habitations, des quartiers, des villes. Là où je vis, les tempêtes provoquent régulièrement des coupures d’électricité, parfois pendant plusieurs jours. Je me suis donc équipé d’un générateur de secours.

J’ai des réserves de nourriture au sous-sol. Je fais le plein lorsque le réservoir de mon véhicule est à moitié vite, afin de ne jamais être à court d’essence en cas d’urgence.

Le président français Emmanuel Macron s’est engagé à agir en faveur de l’environnement. Peut-il réussir ?

Non. Il n’est pas différent des autres. Les problèmes engendrés par le changement climatique et la pollution exigent de déployer des mesures extrêmement coûteuses à court terme mais dont les effets ne se mesureront pas avant des décennies.

Aucun homme politique ou parti ne remportera une élection avec un tel programme. C’est la limite de la démocratie, qui a échoué à traiter le problème environnemental – même si elle reste le meilleur régime que nous connaissions.

Croissance versus décroissance

L’expansion économique ne permettant plus de réduire les inégalités et alimentant le réchauffement climatique, le débat sur la post-croissance ressurgit. « Le Monde » publie une série en trois volets.

 

Climat : la démocratie à l’épreuve de l’environnement

Les effets du réchauffement climatique poussent au pouvoir les mouvements politiques les moins démocratiques.

Par Stéphane Foucart  Publié le 03 janvier 2019 à 12h38,

 

La crise climatique et environnementale est-elle soluble dans la démocratie de marché ? La révolte des « gilets jaunes » et l’abandon des taxes sur les carburants posent, à nouveau, cette inconfortable question. Dans un régime démocratique où l’essentiel de l’offre politique fait de la croissance économique l’objectif ultime du bon gouvernement, l’endiguement des émissions de gaz à effet de serre est-il seulement possible ?

Le défi démocratique que pose la question environnementale est en réalité à plusieurs niveaux. Le premier est fondamental : c’est celui du diagnostic qu’il existe, bel et bien, un problème à régler. Car le changement climatique ne peut s’éprouver individuellement. Il ne peut s’apprécier qu’au niveau mondial, sur le temps long, et fait peser des risques plus systémiques qu’individuels. Il échappe donc à notre perception : seule la production de connaissances scientifiques permet de l’objectiver. La science devient ainsi, selon l’expression du philosophe Dominique Bourg, une sorte de « prothèse », seule capable de nous faire éprouver la réalité d’un problème inaccessible à nos sens. Elle est un intermédiaire nécessaire sans lequel aucun choix démocratique éclairé n’est possible.

Tous climatosceptiques ?

Mais cet intermédiaire dilue notre perception des risques réels. Le résultat est une forme d’incrédulité, une tendance à relativiser ces risques, voire à en nier l’existence – une tendance proportionnelle à leur magnitude même. Le philosophe australien Clive Hamilton le dit dans Requiem pour l’espèce humaine (Presses de Sciences Po, 2013) : l’énormité du péril climatique et son caractère insaisissable font de nous tous des ­climatosceptiques, en constant décalage entre la connaissance du problème et l’insouciance avec laquelle nous poursuivons collectivement nos activités ­quotidiennes. Sans véritable ­conscience des enjeux, le choix démocratique éclairé est-il seulement possible ?

Ce climatoscepticisme est accentué par la courte vue de nos désirs individuels. « Les problèmes engendrés par le changement climatique et la pollution exigent de déployer des mesures extrêmement coûteuses à court terme, mais dont les effets ne se mesureront pas avant des décennies, confiait au Monde le ­physicien Dennis Meadows, coauteur du rapport du Club de Rome, en 1972. Aucun homme politique ou parti ne ­remportera une élection avec un tel programme. C’est la limite de la démocratie, qui a échoué à traiter le problème ­environnemental – même si elle reste le meilleur régime que nous connaissions. »

Or, pour demeurer sous le seuil de 1,5 °C de réchauffement, la transition à accomplir est aujourd’hui hors ­d’atteinte sans des mesures radicales de planification de l’économie mondiale, donc des restrictions massives au droit d’entreprendre et de consommer. Longtemps taboue, l’idée d’une nécessité de la contrainte, de la prise de décisions impopulaires commence à faire son ­chemin – on la retrouve dans le discours de l’astrophysicien Aurélien Barrau, initiateur de l’« appel des 200 », publié par Le Mondele 3 septembre. De plus, comme le fait ­remarquer Jean-Marc ­Jancovici, le président du Shift Project – un think tank dévolu à la décarbonation de l’éco­nomie –, les bouleversements qu’im­posera le réchauffement aux sociétés, notamment en termes de migrations, vont favoriser l’arrivée au pouvoir de mouvements politiques peu enclins à défendre les valeurs démocratiques. L’alternative est sombre : renoncer à la forme actuelle de la démocratie pour endiguer le réchauffement, ou attendre que ­celui-ci ait raison de la démocratie ?