Bloc-Notes 2017
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Mater dolorosa

Est-il meilleure illustration du dualisme, écrivis-je, que ce moment où, empêtré d'efforts, de sueurs ou de souffrance, le corps soudain résiste à l'influx de la volonté et s'empêtre. Meilleur dessin de la pesanteur que la douleur qui, aiguë ou sourde, ralentit, entrave ; aspire surtout toute volonté. Aux deux extrêmes, plaisir et souffrance, aime-t-on à penser. Est-ce néanmoins si exact que cela ? Le plaisir dissout toute distance entre soi et le monde et ronge toute conscience au point presque létal de vous faire mimer la puissance ; la douleur, au contraire la creuse au paroxysme obscène comme si son insupportable empire vous écartait irrémédiablement des dieux ou vous empêchât de former jamais ni desseins, ni vœux ni même prières. Je crains bien que le plaisir ne propose qu'une apothéose illusoire ; je devine que la souffrance entrave et enferme au plus épais de la matière. Curieuse combinatoire que celle-ci : où le lien entre matière et esprit ne prend place qu'à condition que le corps se fasse le plus discret possible : où l'esprit, tout impérieux qu'il se veuille, succombe si aisément aux assauts purulents de la chair.

Nul mieux que le christianisme n'aura composé tous les contrepoints possibles de cette étrange combinatoire.

L'image qui vient naïvement à la pensée est celle d'une entité s'enrobant de matière comme on le ferait d'une vêture et la délaissant un peu plus tard comme pour refermer un cycle qu'avec la naissance on eût entamé. La chose est aimable qui ouvrira, pour de longs siècles, toutes les questions possibles au sujet des mécanismes présidant à la liaison entre cette âme et ce corps où Descartes, Malebranche et Leibniz excellèrent. Nul n'en est réellement sorti et même si le matérialisme marxiste put s'enorgueillir de son monisme, il n'aura, pas mieux que le freudisme, réussi à expliquer comment d'entre corps et psyché circulaient flux, causalités, informations qu'il se contenta de repérer, de supposer. Je m'amuse toujours de constater comment la modernité camoufla la question sous le doux vocable de Ψυχή - qui ne dit pourtant rien d'autre qu'âme.

Que peut-il y avoir ainsi dans cette boite noire qui lui donne ainsi vie, mouvement ? Comment oublier que le latin anima ne dit rien d'autre que ce souffle qu'avait déjà croqué le pneuma grec - πνεῦμα - qui désigne l'esprit ? Beaucoup cherchent ce qui opposent vivant et inerte … il serait tellement plus simple si l'on pouvait ranger, de part et d'autre d'une ligne de partage la vie, le principe moteur , l'étincelle de spiritualité qui nous exhausserait de dignité, et puis cette chose, brute, épaisse, noire de pensanteur incontournable qu'on nomme matière, corps. Sans doute faudrait-il nous interroger sur cette propension entêtée à nous distinguer de tout, sur cet incommensurable orgueil qui nous a fait vouloir devenir maître et possesseur de la nature. Je tiens pour une indicible faiblesse cette rage à réfuter que nous ne soyons finalement qu'un maillon de la chaîne - et pas nécessairement le plus résistant. Ce n'est pas forcément elle qui nous fait violents mais elle assurément qui nous fait destructeurs.

Etrange union ou parfaite osmose que cette relation âme/corps ?

Je sais seulement qu'elle ne fonctionne qu'à partir du moment où nul ne prend le pas sur l'autre. Que ce soit le corps qui exulte ou bien au contraire s'empêtre dans la douleur et, aussitôt, la conscience peine à surnager et la matière se comporte comme un gigantesque trou noir envahissant tout, avalant tout ce qui n'est pas elle. Que ce soit plutôt, dans un grand élan mystique vers cet Absolu qu'on espère atteindre sans transition où la rage de pureté un peu folle- en tout cas bien imprudente - fait renoncer à tout ce qui d'ordinaire, quotidien, matériel pourrait vous en détourner, alors, identiquement sous l'empire de l'esprit et la morgue de la volonté, dépérit le corps bientôt purulent, débile, infirme et bientôt infotme. Le corps des grands ermites avait tout de la difforme souffrance : on ne nie pas impunément ce qui vous constitue, même en vous empesant.

Je sais seulement, boucle précieuse qui seule autorise d'échapper à la mortelle intolérance, qu'il n'est pas de grâce désirable ni d'ascension vers l'être qui puisse s'affranchir de l'ordre, de la loi ou du temps, qui trouve pour s'élancer d'autre promontoire que la pesanteur.

Révélateur assurément que des trois tentations dans le désert, l'une consista précisément à sauter du sommet du Temple : sublime condensé de bravade, de blasphème et d'orgueil, puisqu'il s'agit ni plus ni moins que de nier toute pesanteur et d'exciper de sa propre divinité pour inciter le Père à transgresser sa propre loi. [1]

Je comprends mieux ce goût apparemment si étrange de la catholicité pour les corps souffrants, mutilés, pour les plaies béantes … ce n'est peut-être pas, comme je le crus longtemps, pour cette prédilection si prononcée pour la culpabilité ou, pire encore, culpabilisation, qui faisait du pardon et du soin la monnaie d'échange qui autorisât de ne pas trop négliger les âmes égarées ; non ! il faut y considérer plutôt l'illustration la plus parfaite possible de cette dualité qui est la marque de l'homme, de cette malédiction qui arrime l'homme à la faute, de cette pesanteur qui interdit que même efforts, volonté et actes suffisent à échapper à la faute

 

 

Je comprends mieux ce lien si étroit que la douleur entretient avec la morale : de nous entraver et empeser, de nous rappeler à notre si triste condition matérielle, de pointer et planter au creux de la plaie l'humilité nécessaire qui nous ramène à la terre

D'un côté, la joie immense de l'Incarnation, de l'autre la mise à mort : c'est bien du côté de la mère qu'il faut scruter :

 

 


1) Le diable le transporta dans la ville sainte, le plaça sur le haut du temple,
et lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet; Et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre.
Jésus lui dit: Il est aussi écrit: Tu ne tenteras point le Seigneur, ton Dieu.

2) il faudrait ici commenter en entier le livre VII de l'Epitre aux Romains.
en voici la fin

Ce qui est bon a-t-il donc été pour moi une cause de mort? Loin de là! Mais c'est le péché, afin qu'il se manifestât comme péché en me donnant la mort par ce qui est bon, et que, par le commandement, il devînt condamnable au plus haut point.
Nous savons, en effet, que la loi est spirituelle; mais moi, je suis charnel, vendu au péché.
Car je ne sais pas ce que je fais: je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais.
Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la loi est bonne.
Et maintenant ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi.
Ce qui est bon, je le sais, n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair: j'ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien.
Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.
Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi.
Je trouve donc en moi cette loi: quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi.
Car je prends plaisir à la loi de Dieu, selon l'homme intérieur;
mais je vois dans mes membres une autre loi, qui lutte contre la loi de mon entendement, et qui me rend captif de la loi du péché, qui est dans mes membres.
Misérable que je suis! Qui me délivrera du corps de cette mort?...