Bloc-Notes 2017
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Couple de la Rapée

Cette photo de Doisneau datant de 1951.

La nuit à peine éclairée par un lampadaire là bas au loin et les quelques lueurs qui ponctuent le Viaduc d'Austerlitz. Lieu étrange que celui-ci d'ailleurs, coincé que se trouve le Port de la Rapée entre pont et viaduc, mince bande longeant la Seine, barrée symboliquement par l'Institut Médico-Légal qui en surplombe l'accès.

Il arrive parfois à la littérature de quitter les berges du réalisme et n'y peut parvenir qu'en s'offrant le luxe de dérégler les canons euclidiens de l'espace et du temps. Un objet insolite ou un événement saugrenu, presque imperceptible, qui pourrait encore être normal et à quoi l'on ne prête initialement pas garde qui va se répétant et gonflant jusqu'à la noyade dans l'étrange. Il arrive parfois que la photographie l'illustre.

Car c'est bien ceci que je perce dans cette photographie au premier regard bien ordinaire même si le recul de soixante années nous fait mesurer le grand écart d'avec ce monde enfui. Scènes de rues, de la vie parisienne comme Doisneau aimait à les croquer, série qui en comporte de nombreuses où la Cloche, toute misère qu'elle traduise, en deviendrait presque poétique, visages et postures d'autrefois … oui bien sûr mais pourtant !

Il y va de bien autre chose : un espace vide - celui de la nuit - nul métro qui eût empli de son vacarme le franchissement du fleuve, nul passant qui se promenât le long des berges ; encore moins un couple qui, au molletonneux de la nuit protégeât ses amours de toute intrusion. Doisneau aimait croquer la nuit mais c'était le plus souvent pour surprendre le fourmillement des travailleurs de la nuit ( Les Halles) ou l'attente sordide des travailleuses de la nuit ou bien plus souvent encore la vacuité terrible d'un espace soudainement déserté.

La nuit, composé magnifique d'espace et de temps, où se compénètrent labeur, amours, solitude et rêves, cruel révélateur de nos impuissances et de nos échecs mais, parfois, si rarement, promesse de lueurs ; la nuit qui semble avoir été inventée pour la photographie en noir et blanc d'accuser ainsi les contrastes comme pour une torture savamment orchestrée ou au contraire de tout engouffrer dans la grisaille des brumes et des ombres ; la nuit où tout se confond, dit-on, mais où en même temps tout accuse et semble vous devoir éclater au visage ; la nuit, implacable bétonnière de toutes les contradictions où le tiers même est exclu et tout menace de paraître en même temps ce qu'il est, ce qu'il n'est plus et ne sera jamais ; qui fait voir et cache nonobstant ; qui fait peur à l'enfant que nous ne cessons jamais d'être.

Mais ici, ce couple, qui ne se regarde pas, mais pointe vers l'objectif, donc vers nous, un regard sans chaleur, dubitatif ou simplement blasé, seule réalité verticale, avec le lampadaire au loin, dans cet espace que surplombent, implacables, les lignes horizontales.

Regardons bien : ici, nul horizon ou bien alors il est bouché, nulle perspective qui permette de rêver que demain on puisse s'évader, aller ailleurs, ou bâtir quelque nouvelle espérance ; un espace barré de tout côté, par la Seine, le viaduc et les deux protagonistes eux-mêmes, comme s'il devait indéfiniment se rétrécir et vous écraser en fin de compte. Un embrouillamini de lignes qui n'offre aucune fuite et impose comme une évidence … la disparition même de l'espace. Comment ne pas songer à ces vers de Hugo ?

On doute
La nuit...
J'écoute : -
Tout fuit,
Tout passe
L'espace
Efface
Le bruit.

Oui, tout couple qu'ils soient, tout accoudée qu'elle demeure sur l'épaule de l'autre, tout fermement campé sur le sol qu'il veuille paraître ces deux là, n'occupent pas tout l'espace comme on aimerait le croire mais bien au contraire l'effacent. Ce n'est pas un couple ; ce sont des survivants. Tout a disparu fors ce brinquebalant attelage !

Comment deviner de quelle histoire ces deux-là émergent ? Leurs visages, prématurément vieillis suggèrent certes des guerres endurées, des routes barrés mais combien de nuits sans rêve, combien de soupes si claires qu'elles interdirent même à l'estomac d'encore pouvoir gronder ?

Bien sûr, insolite provocation à nos conformismes bourgeois, comment ne pas voir la petite taille de l'homme, offense à la mâle superbe, que ponctue, le surplombant d'une tête, la moue placide ou boudeuse de la femme ? Mais c'est une tout autre histoire que racontent, presque par mégarde, d'infimes gestes.

Cette manière, si particulière, trace ultime d'une élégance et d'une distinction que la misère ne couvrira jamais, de tenir sa cigarette - qui n'est pas sans rappeler celle d'Erich von Stroheim dans la Grande Illusion. Ou bien encore celle de disposer ses pieds perpendiculairement, si caractéristique de toutes celles qui reçurent quelque rudiments de danse, vestige d'une enfance heureuse ou bien encore d'une grâce féminine rudement ajustée par les convenances bourgeoises.

A côté de la posture en patte de canard, révélatrice d'une balourdise virile joliment ironique, celle-ci suggère au contraire un passé sinon glorieux en tout cas, ici encore, moins misérable que leur équipage actuel ne le montre. Autre manière de dire qu'on ne naît pas clochard, que ces deux-là, victimes ou acteurs qu'importe d'ailleurs, sont seulement des rescapés d'un monde autour d'eux, disparu, englouti avant que la grisaille elle-même ne finisse par les biffer.

Quelle tumultueuse tempête a bien pu les faire échouer sur une si étroite bande de terre qu'elle menace de rétrécir encore ?

Solitude !