Bloc-Notes 2016
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Entre agacement et franche rigolade …

 

Il suffit de rapprocher ces deux articles, parus récemment dans le Monde, pour comprendre.

Comme si souvent, un modèle de management, monté en épingle, sur quoi s'abat la presse comme la vérole sur le clergé bas breton, à tenter de nous faire croire en une révolution qui bouleverserait enfin le monde de l'entreprise et permettrait de réconcilier chacun avec le travail, le capitalisme etc.

Inutile de revenir sur cette propension du technocrate à s'ériger en penseur quand il ne fait, finalement, que plaquer de vagues recettes sur un réel dont il veut méconnaître l'humanité drue ; sur cette étonnante naïveté, moins scientiste d'ailleurs que techniciste, consistant à imaginer qu'avec quelques slogans, quelques pseudo-concepts anglicisés de préférence, et quelques schémas, on aura garanti rigueur intellectuelle et efficacité...

Ici, dans une école de commerce de Grenoble, une chaire, financée par des entreprises privées, mais chaire cela fait tellement recherche fondamentale, tellement plus chic, centrée autour - je le disais bien ô comment on aime les anglicismes dans ces déserts de pensée - de la mindfulness.

Regardons-y d'un peu plus près : terme pouvant signifier pleine conscience, encore que mind à ma connaissance signifie plutôt esprit que conscience ! Plus embarrassant, le terme trouve sa source dans des spiritualités de type bouddhisme. Voici donc monstruosité conceptuelle, hâtivement récupérée par la psychologie et le management, sans grande prudence ni rigueur, à peine ripolinée de la vertu pseudo-pragmatique des écoles de management anglo-saxonnes ! Dès lors peu de surprise à entendre un moine bouddhiste intervenir lors de ces séminaires …

A regarder !

 

La mindfulness témoigne d’une redécouverte par la science de ressources culturelles ancestrales et illustre une rencontre créative entre la tradition et la modernité. C’est en cela un événement culturel majeur et révolutionnaire: science et tradition travaillent aujourd’hui main dans la main, la science étant capable de démontrer la pertinence et l’efficience de ces pratiques découvertes empiriquement et de leur redonner le crédit dont elles avaient besoin dans nos sociétés devenues si pragmatiques
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Lisons bien ceci trouvé sur un site quelconque vantant les mérites de la chose : sans vouloir jouer les laïcards obtus, je ne vois pas sans inquiétude le religieux hâtivement rebaptisé en tradition ni cette tératologique synthèse pompeusement qualifiée de révolutionnaire. Il y a bien trop de contradictions entre esprit scientifique et religieux, trop d'antagonismes aussi que l'histoire aura émaillés de heurts, d'excommunications, de mises à l'index et parfois de violences, pour que l'on ne procède pas ici avec un minimum de prudence. Je sais bien que, désormais, les philistins se complaisent à confondre problème et problématique , il n'en demeure pas moins que le religieux est l'art de donner des réponses quand le scientifique, de n'admettre que ce qui est vérifié et prouvé, est au mieux l'art de poser les bonnes questions, et de n'admettre les réponses que comme des hypothèses provisoirement vérifiées - tant qu'on n'a pas prouvé le contraire - qui ne sauraient être donc ni globales ni définitives. Entre les deux, un monde. Il y a ici, ignorance feinte, ou tromperie savamment organisée, autant sur ce qu'est une science, ses rapports avec la technique que sur ce que peut être une morale, une sagesse … Que les professionnels du management et autres cabinets en conseils divers et variés vendent leur soupe infâme, certes, il faut bien vivre. Mais n'y a-t-il vraiment pas de limite ?

Lire que la pleine conscience serait une manière d’être en relation avec sa propre expérience est édifiant : tout converge vers un indigeste salmigondis où quelque mot sanskrit affectera de conférer quelque profondeur à cet horrible galimatias tout juste bon pour quelques bonimenteurs de foire d'automne prompts à vanter leur camelote devant un aréopage de badauds gogos ivres d'emphases.

Laissons cela, cette intempérance passera comme toutes les logorrhées.

Car derrière d'autres questions

La morale : qui ?

Quand j'essaie de comprendre mon agacement devant ce qui continue à me paraître usurpation, je dois bien en même temps concéder n'avoir pas de réponse à la question : qui est le plus compétent pour parler de morale ou de sagesse ?

Sans doute la question est-elle intimement liée à la conception que l'on se fait de celle-ci :

Tout est là, posé sur la table ! Considérer la morale, la valeur, et donc aussi l'épanouissement, la conscience etc, tous ces termes galvaudés par les modèles managériaux, comme un simple outil de gestion coordonnée des intérêts. Ce qui se niche là dessous, comme derrière l'utilitarisme qui le sous-tend, c'est non pas tenter de rendre l'homme vertueux, mais tâcher seulement à ce que ses actes semblent l'être par l'injonction de l'intérêt bien calculé, bien entendu. En réalité, cette gouvernance dont rêvent ces sycophantes de la vertu participe moins du gouvernement des hommes que de la saine gestion des choses. Dit autrement, à une réification délibérée de l'humain, tout juste travestie d'humanisme new-age …

Mais alors qui ?

Il y va comme de ce qui se passa lors de l'invention de l'histoire des sciences. Quand Comte en conçut le projet, il n'imagina pas que d'autres que le philosophe en pût prendre la responsabilité - en réalité lui-même ! Spécialiste de la généralité, le philosophe était supposé le seul à pouvoir embrasser d'un seul regard l'ensemble de l'échelle encyclopédique et l'ajuster dans le sens de l'évolution de l'esprit humain - l'état positif. Quand en France tout au moins on finit par lui préférer le terme d'épistémologie, ce fut d'avoir compris qu'il ne s'agissait pas plus d'histoire que de philosophie des sciences et que, faute d'avoir encore les connaissances scientifiques nécessaires, le philosophe devrait bien céder la place à des épistémologies distinctes menées du territoire même qu'elles couvraient. Canguilhem fit celle de la biologie ; Bachelard de la physique etc.

De même ici : il n'y a pas de place possible pour un démon qui occupât la position absolue lui permettant de coordonner les savoirs distincts et souvent contradictoires. Et la confier à quelque moine que ce soit, de quelque obédience qu'on voudra, revient en réalité à camoufler la vacuité de la place.

Est-ce à dire que tout moraliste serait d'abord un usurpateur occupant un territoire indu, trop vaste pour lui ? Peut-être ! en tout cas suggère que parler morale revient toujours à faire comme si ! Autant dire que la prudence y devrait être de rigueur. Kant n'avait pas tort de proclamer qu'on ne pouvait pas apprendre la philosophie, tout au mieux apprendre à philosopher. Il n'en va pas autrement ici : quel sens peut bien avoir un cours de morale ?

Dans le cas contraire, éthique, management ne pourraient que renvoyer à cette étymologie que l'on cherche si soigneusement à camoufler derrière ces mots savants : une stratégie de contention, une technique de soumission.

C'est bien pour cela qu'il faut être bien attentif à la distinction morale/éthique à laquelle l'âge classique tenait encore. Tenter de repérer ce qu'il y a - ou non - d'universel dans les valeurs morales est une réflexion qui peut se mener à partir des rives philosophiques mais en réalité à partir de n'importe quel autre territoire. En revanche, édicter des règles de conduite, quand bien même ces dernières ne se présenteraient que sous la forme de conseil, de recommandations ou de préceptes et non de commandements, suppose une autorité que j'imagine mal quiconque détenir. Ce n'est pas un hasard si ces vendeurs de soupes évoquent la sagesse - se jouant habilement des mots.

Or ce n'est certainement pas un hasard non plus - qu'on l'eût définie comme art de bien vivre ou de bien mourir - que la philosophie s'entendît en Grèce comme un amour de la sagesse et non comme sa possession ; comme une quête donc, où philosophie était moyen et sagesse, le terme. Ici, à l'inverse, dans le droit fil d'une démarche technicienne, cette sagesse que l'on enseigne vise explicitement la paix économique - faut-il entendre la fin de la lutte des classes ? - et un vague bien-être qui n'engage à pas grand chose. Le religieux médiéval avait au moins ce mérite de limiter l'emprise du pouvoir politique ; ici il est simplement réquisitionné à des fins managériales.

Quand sagesse ou morale sont ainsi instrumentalisées ceci ne peut que rimer avec dressage.

Qui ? je ne sais pas. Les managers ? Sûrement pas.

Mais alors, quoi ?

Ce que traduisent ces élucubrations n'est rien d'autre que l'impuissance à donner un sens au travail. L'aporie de la modernité est tout entière inscrite ici : ériger le travail en valeur libératrice tout en en privant le grand nombre ; tout en exigeant soumission et efficacité sans cesse accrue. Les mondes grecs et latins ne manquaient pas de cohérence en lui conférant une valeur négative et l'on sait que le christianisme aura longtemps hésité. Ce qui demeure évident reste que, du fait des prolongations des études autant que de l'espérance de vie, de l'incapacité du système à assurer le plein emploi, de son impuissance à proposer - sauf aux élites - des tâches intéressantes, épanouissantes, le dogme, parce que c'en est un, du travail libérateur est une aimable duperie, qui plus est, désormais explosive. Je ne sache pas qu'une société puisse se survivre durablement en se fondant sur une valeur que par ailleurs elle raréfie et réserve ainsi au petit nombre.

Marx en son temps ne s'y était pas trompé qui avait fait de l'organisation du travail et de l'appropriation collective de la richesse le moyen de sortir de l'aporie au double risque de propager plus encore le thème du travail émancipateur et de ne toucher en rien à ce qui, dans le travail moderne, serait intrinsèquement aliénant. Les managers modernes ne s'y sont pas trompés qui y ont lu la nécessité de doubler systématiquement leurs modèles d'une idéologie adéquate, d'autant plus efficace qu'elle se présentait sous l'allure anodine du pragmatisme.

Que l'on ait besoin aujourd'hui d'une philosophie du travail adaptée à la modernité ne fait pas de doute ; qu'elle soit actuellement monopolisée par les managers en dit long à la fois sur la crise de la philosophie mais aussi sur le brouillage idéologique que la vacuité libérale a réussi à instiller. Que nous ayons besoin, en même temps, d'une économie politique va dans le même sens. cf Lordon.

C'est au reste le seul moyen d'échapper à ce que Lordon n'hésite pas à nommer dernière couillonade à la mode ! (p 8)

C'est sans doute du côté de ce qu'Arendt nommait œuvre qu'il faut chercher…

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