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Le Moment Platon

Il en va de la philosophie comme du christianisme. Ce dernier s'est au moins autant défini à partir de son dogme qu'à partir des exclusions qu'il opérait dans l'hérésie. Avec Platon, puis avec Aristote, la philosophie grecque définit son projet, détermine son objet à partir de ses relations avec la rhétorique ! Et se faisant celle-là se définit en même temps qu'elle définit celle-ci

Le risque du sophisme

ProtagorasIl ne s'agit pas ici de dresser une philosophie du sophisme mais simplement de rappeler comment - et pourquoi - la philosophie s'inaugure dans le rejet du sophisme.  Les sophistes ne méritent peut-être pas l'indignité  où la tradition philosophique les a confinés, mais ce qui nous intéresse ici c'est bien ce que Platon affirme de la philosophie en réfutant le sophisme.

Rhétorique : art de la persuasion

Définition de ce qu'est la rhétorique dans la première partie du dialogue, Socrate et Gorgias s'accordent sur celle-ci :

« le pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion le citoyen sur toutes les questions où il faut savoir ce qui est juste ou injuste » (452 a) 1

C'est tout le fossé qui distingue l'art de convaincre de l'art de persuader, la recherche de la vérité de la recherche de l'efficacité, tout le fossé qui distingue la quête du savoir qui définit philosophie et science de la recherche de l'effet qui définit la technique voire la politique. La référence ici au citoyen montre bien que la rhétorique est affaire publique, quand en fin de compte la recherche de la vérité serait plus affaire de solitude, de remise en question. L'homme est seul, mains liées dans la caverne et l'on sait bien combien la recherche de la connaissance prend chez Platon, l'allure d'une vraie conversion de l'âme que symbolisent assez bien le retournement du visage vers l'entrée de la caverne, mais l'aveuglement, certes provisoire, qui s'ensuit.

C'est le n'importe quoi  qui prime ici.

Il s'adresse potentiellement à tout le monde qu'il peut convaincre de tout ! Ce passage pose donc deux questions à notre sens essentielles qui permettent de comprendre l'animosité philosophique à l'endroit de la communication.

Effectivement les reproches adressés par Socrate peuvent se résumer de manière assez simple :

 La rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle, simplement elle a découvert un procédé qui sert à convaincre » (459 b).

yTout ceci donne l'illusion d'une discipline totalement autonome, à la fois de l'auditoire et du sujet abordé, comme si, horresco referens, fond et forme se distinguaient ou que la communication fût une simple technique visant à obtenir un effet.

C'est bien d'ailleurs ce qui frappe ici, dans ce dialogue : la posture très philosophique d'un Socrate qui tente de comprendre, donc de définir, la rhétorique par opposition à la défense plutôt technique d'un Gorgias qui vante plutôt l'efficacité de cette dernière. Ils ne parlent pas de la même chose : ils ne s'entendent pas !

 

Rhétorique : art de l'exposition et non science

xtoile de Jean-Jules-Antoine Lecomte du Nouy (1842-1923)

Ce que Ph Breton souligne parfaitement bien, tient à ce que la rhétorique ne se réduit pas à cette vision bien noire, en tout cas très morale, qu'en donne Platon.
Elle est aussi l'invention même de l'art d'exposer ses idées, l'art du bien parler.. Cet art comportait des règles, une méthode 2.  Et, d'une certaine manière nous suivons encore ces préceptes
3.

La question se situe donc à un triple niveau :

  1. philosophique  car à y bien regarder Platon ne fustige les sophistes que sur la finalité qu'il faut accorder à la rhétorique pas vraiment sur leur approche du langage. Mais le débat est sans doute pipé sitôt que l'on cesse d'entendre par rhétorique une science mais plutôt une technique, celle du bien exposer ses idées, celle du se bien faire entendre pour mieux convaincre. Ce qui semble confirmer cette approche ne tient-il pas en ceci que Platon est bien plus sévère à l'endroit des sophistes eux-mêmes que de la rhétorique. Ainsi sommes-nous en droit de nous demander
  2. technique dans la mesure où l'enjeu se déplace alors pour interroger la valeur d'une technique, enjeu résolument moral. Où se joue à sa manière la question de la fin et des moyens. La rhétorique n'est avant tout pas une science et en tant que telle ne vaut que ce pour quoi elle est moyen. Ce que Platon réprouve, c'est la mise en œuvre de cette technique oratoire sans tenir compte jamais ni de l'auditoire ni du sujet abordé.
    Ce qui est patent, en tout cas, c'est l'intrusion de la rhétorique, sous sa forme moderne de la sémiologie, dans des secteurs où l'on ne l'attendait pas : commerce, entreprise etc. Ce qui pose évidemment la question - le problème ? - de la manipulation.
  3. politique car le déploiement de la rhétorique est évidemment indissociable de l'émergence de la démocratie dans l'espace grec et pose ainsi avec acuité la question de l'auditoire. Si la tendance de la rhétorique à se déplacer du côté de la littérature peut s'expliquer, selon Tacite, par la disparition de la démocratie, on peut comprendre pourquoi la question resurgit désormais dans nos espaces démocratiques, l'émergence des nouvelles technologies, de l'Internet, et surtout des sites de partage, montre combien la communication politique a changé qui doit calculer son paysage comme autrefois l'on organisait son discours. Les conseillers en communication ont, depuis longtemps cornaqué nos politiques mais ce que l'on observe désormais c'est combien l'extrême visibilité du pouvoir peut, très rapidement, rendre le discours politique inaudible.

Conflit des mots et des images ? 

 

Le sophisme est délétère

Au sens précis du terme : il est corrupteur.


En affirmant qu'un bon savoir-faire y pourvoit, il donnerait l'illusion que tout est démontrable, que tout se vaut. Or ce relativisme-là rend impossible n'importe quel projet politique au moins autant que n'importe quelle philosophie. S'il suffit de bien savoir parler pour faire passer n'importe quelle thèse ou idéologie alors c'est tout le projet même de la philosophie qui est par terre. Et ne parlons pas de la politique.

Or crise de la philosophie, il y a :

Même si ce n'est pas la seule raison, et que de toutes manières la philosophie vit de ses propres crises permanentes, force est de constater que la philosophie vit depuis 45 au moins une véritable crise de confiance. Le projet cartésien est largement obéré par l'impossibilité que la pensée philosophique éprouva de repérer, dénoncer les idéologies totalitaires;


L'exemple d'Heidegger est particulièrement significatif : qu'un grand penseur fût incapable de repérer l'horreur dans le nazisme - grandeur interne de ce mouvement écrit-il dans Introduction à la métaphysique - au point même de ne jamais se désire de son engagement initial; que ses thuriféraires fussent incapable de discerner dans sa philosophie les ultimes remugles fascisants, jette un particulier discrédit sur la capacité de la philosophie à discerner le vrai du faux ! On réentendra avec intérêt ce passage de l'interview donné par Arendt dans les années soixante où elle explique, non sans émotion, combien elle fut surprise de l'attitude des intellectuels eux-mêmes si enclins à bâtir des constructions intellectuelles pour justifier leur alignement sur Hitler et le nazisme. Effrayante perspective que celle-ci, assurément, qui désigne combien la raison ne prémunit pas contre les erreurs, ceci on le savait, mais pas non plus contre les horreurs les plus grossières, et que, sans doute, c'est la rationalité elle-même qui parfois suscite son propre aveuglement ! 4

Celui des marxistes à l'époque stalinienne, voire même celui des maoïstes, l'est tout autant. On aura l'indulgence de ne pas citer certains écrits de la grande époque : il vaut mieux ! On a presque envie d'écrire la philosophie n'avait pas besoin de cela !

On ne dira jamais assez combien, de ce point de vue, le politique est destructeur de la philosophie, en tout cas de sa sagacité, et l'on peut comprendre pourquoi, presque seul, Descartes s'en évita le danger. Parce que c'est, justement, tout le projet cartésien qui souffre ici: que l'on pût bâtir la connaissance à partir de l'évidence première, que la raison fût suffisante pour discerner le vrai du faux, le probable de l'impossible, devient illusoire alors ! Et avec lui le projet de bâtir un corpus scientifique.

Ne resterait de tout ceci que la prudence, au mieux, le scepticisme, au pire !

Que vienne, en outre, se greffer sur l'impuissance de la raison, une technique manipulatoire qui prétende la détrôner ... alors !

Crise du politique:

On pourrait sans doute dire à peu près la même chose à propos de la sphère politique dans la mesure où le politique s'appuie toujours sur un projet, donc une idéologie, une représentation du monde ... une philosophie - au sens faible du terme ! Mais surtout, si l'idée venait à se répandre que le politique n'était qu'une affaire d'habileté oratoire, alors, à côté du tous pourris ne serait-ce pas la légitimité de la démocratie qui serait en cause ?

Nazisme et soviétisme, ici aussi ont fait des dégâts qu'on n'a pas fini de mesurer. Ce que l'un et l'autre représentent, et il s'agit surtout de ne pas les assimiler 5, est assez différent même si également corrupteur :

Crise de la morale:

Au moins dans le sens où, ne se pensant que comme une technique, le sophisme se justifierait uniquement par l'efficacité de son discours, sur l'auditoire,, donc sur sa capacité à persuader en donnant l'illusion d'une neutralité quand en réalité toute technique n'est jamais régie que par sa capacité opératoire que l'on cherchera toujours à développer. Autre manière de dire que le sophisme pose effectivement un problème moral, qui ne peut, in fine, être résolu que de l'extérieur, du côté d'un savoir qui lui conférerait à la fois légitimité et fondement. Sans nécessairement sombrer dans le moralisme d'un Platon qui balaie d'un revers de manche toute rhétorique - et avec elle toute écriture, d'ailleurs - on est, néanmoins en droit de poser la question de la valeur morale non point tant de la rhétorique, et donc de la communication, en tant que telle, que de ce qu'elle traduit, transmet.

Se pose ainsi, évidemment, la question de la démagogie sous le spectre de la propagande, de la manipulation voire de la publicité. Mais aussi celle de la fragilité du peuple au moins autant que de la pensée et ceci, à soi seul, semble pouvoir ruiner toute perspective du politique.

 


1) on trouvera ici le texte du Gorgias de Platon ;  un cours sur ce dialogue

2) on trouvera ici le texte du livre 1 du texte de Quintilien

3) il suffit de consulter des sites comme :

pour comprendre que nous utilisons encore les règles du discours tels qu'on pu les entendre les anciens.

sur les figures de rhétoriques: