Textes

M Serres Genèse

QUASI-OBJETS

Ce n'est pas tout. La seule différence assignable entre les sociétés ani­ males et les nôtres réside, je l'ai dit souvent, dans l'émergence de l'objet. Nos relations, les liens sociaux, seraient flottants comme nuages s'il n'y avait que des contrats entre sujets. En fait l'objet, spécifiquement homi­ nien, stabilise nos relations, il ralentit le temps de nos révolutions. Pour une bande labile de babouins, les changements sociaux flambent à chaque minute. On pourrait dire leur histoire déchaînée, follement. L'objet, pour nous, fait notre histoire lente. Ce qui fait peur est l'inflation du temps : les choses, les empires, les grands hommes, que sais-je, réduits tous à la loi des rendements décroissants, passent aussi vite que le canard en tête dans la flèche qui vole face au vent. L'invention des objets, jadis, gela un peu cette flamme folle du temps relationnel. J'ai déjà dit un peu ce que je pen­ sais du quasi-objet, comme traceur lumineux du lien social dans la boîte noire. j'ai parlé du furet, j'ai parlé du ballon, mimes ludiques aujourd'hui de ces objets relationnels. Autour du ballon, l'équipe fluctue vite comme une flamme, elle garde, autour de lui, par lui, un noyau d'organisation. Il est le soleil du système et la force qui passe entre ses éléments, il est centre décentré, décalé, dépassé. Chacun prend la relève de la balle quand le précédent est jeté, couché, piétiné. La dialectique est presque aussi faible pour décrire ce réseau fluent que le sont les chaînes classiques. Or chacune des solutions universelles dont je parle - connaissez-vous un groupe humain sans religion, sans guerrier, sans échange? - forme un objet correspondant. Nulle part je ne vois de sacré sans objet sacré, de guerre ou d'armée sans arme (il n'y a pas d'arme forgée pour la guerre de tous contre tous, d'arme formée exprès pour la violence originaire), d'éch­ ange sans valeur. L'objet ici est un quasi-objet en tant qu'il reste un quasi­ nous. Il est plus un contrat qu'une chose, il est plus de la horde que du monde. Non pas un quasi-sujet mais un lien, non pas un presque ego mais ce que Pascal nommait une corde, Leibniz un vinculum. Le lien social ne serait que flou et labile s'il n'était pas objectivé.

Les vestales, à Rome, dont je dirai le rapport à l'objet, gardaient le feu mais surtout les objets sacrés les plus vénérables, seul le suprême pontife avait, comme elles, pouvoir de les connaître et de les voir. Le secret fut si bien protégé qu'il n'est pas venu jusqu'à nous. Peut-être fut-ce le secret de la pérennité de Rome. Vénération, ici, est le plus mauvais mot, il faut dire qu'une telle terreur, il faut dire qu'une telle épouvante émanait d'eux qu'elle arrêtait tout aussitôt toute autre terreur. L'ostensoir fige les hordes huns, cette image d'Epinal est simplement vraie dans sa naïveté. Mais le canon les aurait stoppés aussi bien, cette image simple est encore vraie dans sa grossièreté. Montrer les armes est bien se servir de ses armes.

Contrairement à ce qu'on pense, une arme est faite pour être présentée, comme un ostensoir, plus que pour se battre. Elle est faite aussi pour tuer, pour assassiner, pour tailler en pièces qui cède et fuit. L'arme arrête le combat ou le clôt, elle ne sert que rarement à la lutte, sauf spectacle ou sport de combat. L'arme est un gel de violence, elle n'est pas forcément son déchaînement. Peut-être n'y a-t-il eu jamais de vraie bataille dans l'histoire, sauf dans les récits, épiques ou élogieux, peut-être n'y a-t-il eu jamais de vraie réciprocité, comme échange de coups, de horions et de bosses. Le plus fort présente les armes et le plus faible fuit. Oui, les armes se pré­ sentent comme des ostensoirs. Hiroshima : la bombe dépeça des vaincus et, depuis, elle se fait voir. Qui la tient haut arrête la violence la plus grande, combien de temps, devant? Notre histoire n'est autre que le temps annoncé dans cette question. Voici maintenant le dessin de nos liens : la foule prosternée devant les ostensoirs dessine une étoile, c'est-à-dire le schéma un-tous. D'un foyer donné une ligne va vers chacun, le groupe se forme, unitaire, ce que vous nommez le pouvoir est là. Chaque fois qu'il y a pouvoir cette étoile se forme : le centre est potentialité de tous; comme on disait en géométrie pure, il est capable de multiple. Il l'a capté. Nais­ sance du concept. La puissance n'est que cette capacité, le mot même l'a toujours dit. Le même schéma se produit si je montre ou présente les armes. La peur va geler tous les liens en étoile et les faire, ainsi, exister. Il est toujours intéressant de découvrir qui est au centre de l'étoile, je tente­ rai de répondre à cette question. Qui, maintenant, se sert de l'arme trace la relation un-un, visible, fer ou feu, dans le maniement de l'arme : cette rela­ tion est dangereuse parce que versatile, atomique et libre, elle peut verser à la guerre de tous contre tous. D'où l'institution militaire, d'où l'initiation qu'elle impose, d'où le passage de la monstration du héros celte en fureur jetant défi au héros adverse, à la démonstration en rang des légions romaines. Sur ce point, je vais différer de Georges Dumézil : oui, le héros engage avec son adversaire le fer, savoir la relation un-un, mais il engage surtout un spectacle, la chose a lieu devant les armées alignées. Il s'agit d'un schéma en étoile, dont le plus simple est bien tracé par le combat d'un contre trois. Le passage du celte au romain est moins celui de l'individuel au collectif que celui du collectif en représentation au collectif à l'exercice. De l'étoile au quadrille. Du dessin un-tous au dessin en réseau. A suivre ailleurs sur la même question.

Sur ce réseau, nouvel objet, l'argent circule. Il adopte d'abord le schéma étoilé. Dans le Cens, chacun apporte son obole, au lieu de se figer devant l'objet sacré ou le combat d'élite. Chacun porte au héros farine ou vin, cha- , cun donne à l'Etat l'impôt. Espèces ou argent transitent en de vieux des- sins, puis, tout à coup, creusent les leurs propres. Ils vont chercher fortune dans le groupe, et le groupe se forme par ce réseau. Il existe par la fortune, par les biens qui circulent en lui, et qui circulent un peu plus librement qu'en un réseau préétabli, comme pour l'armée dans la plaine. L'argent va canaliser la violence, il la porte avec lui et s'y substitue. Pour combien de temps?

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Il y a trois objets, quasi-objets ou pré-objets. Le plus ancien est à coup sûr le secret des vestales chastes, le plus durable est à coup sûr celui dont nous voyons l'éclair à l'horizon, le plus simple et le plus courant, à coup sûr, est de l'ordre des liquidités. Fétiches, enjeux, marchandises. Tous objets de désir, de terreur, et chacun dessinant ou traçant, dans la boîte noire, un contrat muet. La distinction de Georges Dumézil entre l'individu capitalisant la fureur et l'ordre légionnaire des armes la dispersant dans un schéma, est valable pour l'argent (et pour le sacré) :ou la concentration en un point ou la circulation. Attention. Qu'est-ce donc qu'un objet de science? Il est simplement, purement, un objet. Un objet extérieur au champ des relations, ni quasi-objet, ni pré-objet. Il n'est pas au centre de l'étoile, ni au passage de la flèche, ni en circulation sur le réseau. Il n'est pas un fétiche, il n'est pas un enjeu, il n'est pas une marchandise. On peut même deviner d'où devait partir ladite connaissance objective. D'une chose sans intérêt, qui ne devait mobiliser ni les désirs ni les passions : une idéa­ lité absente, une pierre qui tombe, une planète errante. Rien là ne pouvait devenir marchandise. C'est parce qu'il n'y eut jamais de dieu de la pesanteur que la pesanteur devint un objet, il n'intéressait pas. Nous verrons, dans la tragédie, c'est-à-dire dans l'espace pur de nos relations, ce que fut un objet2• Un objet de science est l'inverse, délivré, de ces objets-là.

Dès qu'un objet devient enjeu, dès qu'il devient fétiche, marchandise, il quitte les lieux de la connaissance objective. C'est dire combien celle-ci est rare, arrachée à ces trois champs. La science a formé une autre société, une tout autre société. Quand, où? Je ne le sais, nous n'en avons plus trace. Il faut bien avouer qu'elle n'existe plus guère. Qu'en voulant remplacer la société des prêtres, qu'en contractant commande avec la société des reîtres, qu'en absorbant un volume financier croissant, la science a fait le plein de fétiches, d'enjeux et de marchandises. Ses objets deviennent fétiches à l'adoration, enjeux de prix et concurrence, et marchandises de désir. Elle revient aux sociétés les plus archaïques. Elle n'est plus la science, elle ne résout plus nos crises ni nos terreurs.

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Nous chercherons un autre universel social. Du coup nous devrons découvrir un objet nouveau. L'argent s'use, l'arme est à son maximum, les fétiches sont morts. Je sais ce qu'est l'objet de science. Mais nous devons trouver un autre objet, si nous voulons survivre.

Les objets sacrés arrêtent la violence, pour un temps seulement. Les vestales en file lamentable les cachent dans leur sein, fuient Rome investie des Gaulois. Les armées l'arrêtent aussi, pour un temps seulement. Le vieux dieu terrifiant accroupi derrière l'éclair nucléaire s'use rapidement. L'argent arrête encore la violence, mais aussi pour un temps, car il fuit devant elle. L'inflation a touché les quasi-objets. Peut-on imaginer un autre objet de science, peut-on concevoir un objet d'amour?

Nos sociétés peut-être, notre histoire ont duré ce qu'ont duré ces trois objets, ces trois schémas, ces trois fonctions. L'érosion a comblé leur talweg, elle vient d'araser leur montagne. Nous revenons au bruit de fond.

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Quand nous pensons la société, nous manquons d'une bonne philosophie de l'objet. Ici l'objet se trouve justement hors des circuits relationnels déterminant la société. Dans ces réflexions sur le multiple, sur le mélange, sur les ensembles bariolés, nués, tigrés, zébrés, sur la foule, j'ai tenté de penser un nouvel objet, multiple dans l'espace et mobile dans le temps, instable et fluctuant comme une flamme, relationnel.

Quand nous pensons la société, nous sommes victimes de nos images. Dans le schéma de l'un et du multiple, la construction va de la terre au faîte. Est le puissant celui qui est perché au haut. Pyramides, gratte-ciel, cathédrales colossales, tours de Babel simples, baroques ou complexes d'inachèvement, voilà les empires. Organismes géants, ogres, dieux, monstres animaux, Léviathan, leurs têtes touchent les nuages et leurs pieds sont posés, comme les fondations des constructions immeubles, sur l'empire des morts, voilà, de nouveau, les grandes puissances ou les com­ monwealths. Organigrammes compliqués fuyant vers l'unité de com­ mande, immenses bleus logiciels à bretelles et à ponts, accolades longues embrassant le groupe, voilà de nouveau les empilages de boîtes grises montant vers le ciel, comme des pierres, comme des chairs, ici comme des graphes. L'important n'est pas la nature, la matière du modèle, inerte, vivant ou verbal, comme on croit, l'important est sa dimension : sa hau­ teur.

En fait, la puissance creuse bas. Le vainqueur est celui qui donne le plus de coups bas. Le roi est de bassesse ou d'ignominie, dessinez son gîte dans les lieux bas, caveaux, égouts, cloaques. Non, ce n'est pas de la morale nue, c'est le fonctionnement simple de la loi. Le social est une séquence, la séquence est asymétrique. L'atomique séquence est du parasite, la collective est un-multiple. Pour qu'elle puisse fonctionner, il lui faut un courant, il faut de la circulation sur la chréode. Il faut donc creuser bas, plus bas, au plus bas. D'où ces fleuves de Babylone, nous pleurons sur les rives de ces fleuves croulants. Plus le talweg est creusé bas plus le fleuve instable et stable recueille de tributaires. Plus le tronc majeur coule bas plus son bas­ sin s'étend, immense. Celui qui a pouvoir sur moi est situé plus bas que moi, c'est pourquoi mon argent, mon aveu, ma foi, mes désirs ou mes haines tombent de moi vers lui, et de ma jouissance ou de mon courage vers sa bouche tout ouverte. Oui, la société forme séquence, est formée de structures d'ordre, asymétriques, irréversibles, elle prépare ainsi le sens de l'histoire, qui va vers le puits le plus attractif. Bas.

L'arme est une chréode creusée plus bas que l'eucharistie. Nous sommes plus nombreux à devoir nous prosterner devant l'éclair d'Hiroshima que nous l'étions devant l'hostie. Nos ancêtres n'étaient pas plus futiles que nous. La transsubstantiation, le partage du pain devenu chair, constituent la meilleure des théories sur le lien collectif, la présentation des armes en est une moins bonne, mais infiniment plus efficace. Elle est tout simple­ ment creusée plus bas. L'économie, la circulation de l'argent peut en être une enfin, moins bonne encore que les deux précédentes. Le bassin fluvial de l'économie est plus général que les deux premiers, il a capté les deux premiers fleuves pour en faire ses tributaires. L'économie dit bien la même chose que la théologie ou la stratégie, mais plus bas.

Il ne s'agit toujours que de découvrir l'un qui polarise le multiple vers lui. Par le bas.

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La comparaison entre l'Inde et Rome est plongée, je l'ai déjà dit, dans une philosophie positiviste. Pour Georges Dumézil, et pour nous tous, sans doute, l'Inde est théologique, elle est métaphysique et Rome est positive : elle est dans la pratique et,rexpérience, elle est d'histoire et de socio­ logie. Les hindous sont restés dans le fabuleux, dans le dogme, ils sont de philosophie, de mysticisme et de moralité. On reconnaît la distinction des âges ou des états, chez Auguste Comte. Et cette idée, sans doute juste, qu'un progrès décisif est dû à la reconnaissance réflexive du groupe sur lui­ même et par lui-même. Georges Dumézil, en bon Romain, amène la philo­ sophie positive sur le sol de notre histoire propre. A moins que ce dogme global ne nous vienne, en droite ligne, de cette histoire, la nôtre. Qui est derrière qui, je ne sais pas qui le dira.

Or la philososphie d'Auguste Comte, simple, et simple parce qu'elle n'est que double, porte classification, outre la loi d'évolution. La rencontre est à méditer encore.

Oui, l'Inde s'est cristallisée autour <lesdites classes fixes, alors que nous cherchons, comme les Romains, à les oublier, elle a multiplié les barrières et les cloisons étanches entre castes, durcissant son système social en une suite de sous-ensembles clos. Célestin Bouglé n'a pas mal dit que l'Inde avait quitté l'histoire. Preuve que l'histoire est ailleurs qu'en classes. Elle a quitté le temps, le changement, l'évolution, pour l'invariance. Elle est même une preuve vivante que la classification est la solution optimale, si le but est l'immobilité. Classer reste un acte statique : ou il est résultat d'un dynamisme qui s'épuise ou il est le barrage le plus efficace à un flux fort, pour le disperser entre des chicanes, le ralentir, l'arrêter, le geler. Peut-être devons-nous choisir, peut-être, aveuglément, les sociétés choi­ sissent-elles. Ou le classement ou l'histoire; ou l'éternité ou le temps, ou la statique ou le dynamisme. De même que les philosophes classiques distin­ guaient la nature naturante de la nature naturée, de même aurons-nous à voir le principe classant et le groupe classé. Certains font confiance au flux mouvant qui code et à son processus, d'autres font confiance à la topogra­ phie qui le perd, au labyrinthe classificateur qui l'épuise. De nouveau, la même chose est à redire pour la science. Plus il y a de classification, moins il y a d'évolution, plus il y a de classes, moins il y a d'histoire, plus il y a de sciences codées, moins il y a d'invention et de connaissance, plus il y a d'administration, moins il y a de mouvement.

Cette situation, si aisée à saisir qu'on peut la soupçonner d'un excès de simplicité, peut passer pour très générale. Elle a lieu dans le savoir, comme dans l'histoire et les groupes. Ou le savoir se perd dans la bureau­ cratie de ses institutions, dans l'administration complexe de son propre classement, dans la multiplicité qu'on peut dire alexandrine ou médiévale ou sophistique ou byzantine de ses groupes de pression, ou il fait confiance à son propre élan inventif, mais alors il tente d'ignorer, il oublie, héroïque, la prolifération fractale des bouches du Gange, où, par la vase et la lise et les boues du delta, le fil de l'eau s'évanouit. J'ai dit ailleurs la stra­ tégie, qui n'est pas toujours, qui est rarement, qui n'est presque jamais affrontement ni face à face, qui est le plus souvent détournement, ruse et topologie. La stratégie tient le terrain, les chemins, les canaux, plus que les énergies. La langue dit que les rivaux sont sur les rives, ils ne courent pas la rase campagne. Ils sont prudemment séparés par l'eau.

Le classement est une suite de barrages, un aménagement compliqué de guichets, la hiérarchie est semiconductrice, les coupures entre sous­ ensembles interdisent les passages, le classement est là pour désarmer, pour freiner un élan ou créateur ou destructeur, qui le saura, pour refroidir sa chaleur ou ralentir sa rapidité, le classement complexe encombre le lit de la violence, ou bien, car je ne sais choisir, il se forme par la violence et le parcours en désordre de son flux, la violence le dépose comme un fleuve pose en passant ses alluvions lourdes ou ténues, elle le dépose, le code, le structure, le fait, elle perd de sa virulence dans le circuit de ses produits. Les graves s'immobilisent par le flux, et, en retour, le flux s'immobilise parmi les graves. La violence fait les classes et les classes la défont.

Nos trois classes ou fonctions indo-européennes sont si stables dans l'histoire qu'on les retrouve au Moyen Age et qu'elles sont là, toujours, à la Constituante, pour nos livres d'images. Chacune d'elles est solution à l'afflux de violence, chacune est formée par cet afflux même. Mais le fait qu'elles soient classées ou qu'elles forment hiérarchie, fait le frein majeur à ce flux majeur. On peut classer n'importe quoi, peut-être, l'essentiel étant de classer. L'atroce enlisement de nos forces et de nos vies dans l'admini­ stration nous en apporte, de nos jours, une assez lourde preuve. L'accrois­ sement parasitaire a tout immobilisé.