Chronique d'un temps si lourd

11 janvier : un peuple en veille ?

Ce n'est pas une victoire, mais déjà une réponse - de belle tenue. Ce n'est pas encore l'espoir ce n'est déjà plus l'angoisse. Ce peuple, décidément, est surprenant qui n'a jamais désappris depuis deux siècles ni la république qu'il a, chevillée à l'âme, ni la liberté dont il porte, bravache, le nom. Il a délaissé depuis longtemps ces colères qui firent autrefois sa réputation ; n'en demeure pas moins imprévisible sous ses trop patientes atonies. Il vient en tout cas de donner belle leçon à tous ces prophètes en décadence qui en augurent et espèrent l'imminente chute.

Émouvant, oui ! A tous ceux, dont moi, qui hésitèrent à se déplacer ; à tous ceux, chagrins, qui répugnèrent d'abord à défiler derrière tel ou tel dirigeant politique ; à ceux qui renâclaient devant la toujours possible et tellement prévisible récupération qui ne manquerait pas aux lendemains, que dire sinon ceci : quelle honte eût été la nôtre, quelle tragédie surtout si cet après-midi le peuple avait déserté !

On peut toujours se demander ce que nous avons fait pour mériter cela ! ce que surtout nous n'avons pas fait. Devant cette haine imbécile que je ne puis comprendre, devant ces figures entêtées du mal, devant ces nostalgies des grands holocaustes bibliques, je ne cesse de me demander ce que nous avons raté !

Je le crains, nous ne sûmes ni transmettre ni assez aimer ; nous avons bien dû parfois croire et paresseusement nous y vautrer, que la République était un fait, quand elle réclame surtout d'être un combat ; que le racisme était odieuse résurgence d'un passé trop sombre pour ne pas vouloir l'oublier ; que l'intolérance, fruit sot de l'ignorance serait bientôt lointain souvenir. Et imaginé, avec l'enthousiasme des convertis, le triomphe de la raison. Nous avons ouvert portes et fenêtres, avons accueilli le monde et tâché d'oublier les horreurs d'antan. Pusillanimes sans doute ; négligents vraisemblablement ; paresseux, je le crains, nous avons désappris de transmettre et laissé ceux d'entre les plus fragiles, blessés et démunis de nos enfants, sans même ces infimes rudiments de culture qui font l'homme espérer être libre, dans les bras armés des clercs de tout poil, des experts de toutes les suffisances. Abandonnée à elle-même, aux mirages de la modernité numérique, de la certitude technique ou aux invectives de la tyrannie - qu'importe puisque voici identiques illusions - trop mal préparée aux tourbillons incessants d'un temps qui semble plus saper qu'édifier, menacer que promettre, cette génération, oubliée, négligée, à qui nous ne savons souvent ménager ni place ni temps, ni plus d'attention que de soins, cette génération, exclue parfois, mais si mal préparée, reprit sans le savoir même, le chemin des certitudes archaïques, des illusions identitaires et de tous ces prêts-à-penser tellement confortables, tellement rassurants. Je ne vois pas tant de différence que cela d'entre ceux qui pataugent avec délices paresseuses dans le conformisme bourgeois et ceux qui, ivres d'identités, quêtent avec rage des certitudes éperdues. Certains s'égarent jusqu'à l'horreur mais tous sont perdus .... Nous n'avons su ni les accueillir, ni les préparer. Nous le payons cher.

Je relis avec nostalgie ces lignes où Montaigne affirme qu'on dit bien vrai, qu'un honnête homme, c'est un homme mêlé. Même cela, nous ne sûmes les en convaincre toujours ....

Mais, quand même, ce peuple qui se lève et nous interdit de désespérer.

Bien sûr l'acte est symbolique ! Il était surtout moral et de la plus haute volée. Dès mercredi soir, place de la République, il aura dans le bruissement immense des regards embués de larmes, proclamé cette solidarité sans quoi il n'est pas d'humanité qui vaille. Je ne sais rien d'autre et ne veut retenir que cela, ce grand moment où un peuple, transi, se drapa de dignité.

Bien sûr demain .... ce quotidien fait de petites lâchetés et de désillusions, de compromis et d'entêtants impossibles. C'est là, loi du genre. Nul ne parvient longtemps à prolonger le promontoire où par miracle il s'est hissé. Les lendemains sont faits pour déchanter. Et ce peuple, si pesamment conservateur en ses habitudes triviales, tellement paralysé en cette crise qui a cessé depuis trop longtemps de n'être qu'une mauvaise passe, prenant insidieusement l'odieuse habitude de s'attarder en nos rues comme en nos rêves, cette terre qui doute, cette ville qui a oublié ses lumières, oui, malgré les inquiétudes et les crépuscules qui n'en finissent pas, malgré le temps qui se gausse de nos stupidités et se paie de nos imprévoyances, malgré les haines recuites de vulgaires ignorances, de certitudes bâclées et de veules paresses, malgré les nuées orageuses qui s'amoncellent, ce peuple bariolé sait, aux grandes occasions trouver le geste d'humour ravageur, d'humeur généreuse - et réinventer la dignité d'être homme.

C'est cela que je veux retenir : cette ligne de partage, rare, tellement précieuse, cette bordure incroyable où, quelquefois, le politique rejoint le sacré. Où soudain le peuple s'essaie à prendre son destin en main

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir ! (Rimbaud)