palimpseste Chroniques

GEORGES LABICA :
POUR UNE THÉORIE DE LA VIOLENCE

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Avant d’en venir à une exposition plus systématique, je voudrais proposer, de façon à dessein abrupt, les quelques paradoxes qui m’ont retenu et qui me paraissent susceptibles de provoquer la réflexion


1. L’objet violence possède une extension infinie et une compréhension quasi nulle.
2. la violence n’est pas un fait naturel, mais un fait culturel.
3. La fin de la rareté n’a pas mis fin à la violence.
4. La condamnation unanime de la violence n’a pas entraîné sa réduction
5. Les diagnostics critiques de la mondialisation lui sont inadéquats.


Il nous faut partir d’un constat évident. La place occupée aujourd’hui par la violence, au vrai par les violences, n’a jamais été aussi importante. Elle apparaît comme la préoccupation principale de l’humanité. Elle est vécue comme une fatalité, aboutissant à la fois à une résignation à l’ordre établi et à la fascination d’un voyeurisme de masse

L’objet violence

La violence, en tant que telle, c’est-à-dire dans la généralité qu’elle offre d’une notion englobant de multiples formes, n’est devenue un objet que très récemment, ainsi que le notait Hannah Arendt, il y a quelques décennies.

Mais qu’est-ce que « la violence en tant que telle » ? À son omniprésence ne correspond pas une définition. Son extension est considérable et défie sans doute tout recensement : des incivilités aux massacres, des gros mots au terrorisme, du crime passionnel à la torture, de la pédophilie à la révolution. Et l’expression de douce violence fait florès. La traque du terme compte, sur l’espace de quelques années, une foule de livres, de numéros spéciaux de revues, de films (reportages et fictions), de rencontres, de débats et autres colloques, pour ne rien dire de l’exhibitionnisme quotidien des médias écrits, parlés et visuels. Or, ceux-là mêmes qui en écrivent conviennent, souvent à contrecœur, qu’ils n’en possèdent pas de définition, qu’ils ne sont pas parvenus, en dépit de leurs travaux, à élaborer le dénominateur commun à toutes les formes de violence. La force ou la puissance, le plus souvent évoquées, n’en couvrent pas tout le champ quand elles ne le laissent pas indéterminé. Les historiens, par exemple, viennent à peine de reconnaître au massacre la dignité d’un objet de pensée, avec un volume collectif précisément intitulé Le massacre objet d’histoire (2005), qui entend faire leur part à des manifestations de violence collective qui se sont succédées sans discontinuité depuis le néolithique jusqu’à notre modernité, avec ses conflits mondiaux et ses génocides. Ni l’onu, ni les usa n’ont pu, ni voulu, dans le cas des seconds, produire une définition du terrorisme. D’ailleurs, à l’inverse de ce qui se passe pour l’hypocondrie, l’anticyclone des Açores ou l’Analytique transcendantale, l’opinion la plus courante, la mieux reçue, est convaincue de savoir ce qu’est la violence et de qu’il faut entendre par ce mot.
La conclusion est rude pour le philosophe. L’extension de la violence est quasiment infinie, et sa compréhension quasiment nulle. Il y a une idée du poil, disait Platon, il existe un concept de fruit, disait Marx, la violence n’a pas cette chance.
S’ensuit un certain nombre de conséquences.

(1) La première va consister à se demander : qu’est-ce que traiter de la violence si toutes les formes de violence sont mises dans le même sac ? A quoi l’on répondra en débattant de la réalité de l’extension de la violence aujourd’hui ; en examinant ses expressions, ses domaines, les systèmes, – mythologiques, religieux, philosophiques, juridiques ou fictionnels (littératures, arts, cinémas) qui s’emploient à lui donner sens ; en privilégiant tel ou tel de ses aspects, telle ou telle de ses formes, singulièrement la violence ouverte, délictuelle, à cause de sa plus grande visibilité. On sera bien en peine, au total, de lui assigner quelque universalité. Tout se passe comme si l’objet violence était introuvable.

(2) Une universalité, quant à elle, notoire, emporte une seconde conséquence, celle du jugement qui décide que la violence en général, soit toute violence, doit être rejetée, au nom de l’évidence que toute violence est intrinsèquement mauvaise, donc condamnable, qu’il s’agisse du gosse qui injurie sa maîtresse du serial killer, du voleur de pommes ou du kamikaze palestinien.

(3) La situation actuelle, celle de la globalisation, ou mondialisation, comme on voudra dire, en fournit une troisième. La centralité du terrorisme, en tant que menace extrême et indifférenciée, dans la mesure où elle est censée frapper partout, semble avoir congédié, sinon effacé, les anciennes distinctions d’une violence légitime et d’une violence illégitime, de la guerre juste et de la guerre injuste, chère à saint Augustin, et perverti la notion même de résistance, tout protagoniste pouvant se prévaloir du bien-fondé de son propre recours à la violence. En ce sens, la chute du mur de Berlin, symbole de la fin des pays dits « socialistes », a unifié toutes les familles politiques dans une même réprobation de la violence. Dans le cas même où l’on admettra le caractère justifié d’une action politique violente, on n’en condamnera pas moins ses voies et ses effets. D’une part, on dénoncera le recours à la violence. Ainsi de ces responsables communistes, qui, avant quelque déclaration contestataire du pouvoir en place, protestent contre toute intention de leur part de préparer le Grand Soir ou de vouloir prendre le Palais d’été (lequel n’a occasionné pratiquement aucune violence) ; ainsi également de ces élus de gauche qui abreuvent de leurs conseils les « casseurs » de « quartiers » (comme on dit « territoires » pour la Palestine), alors même que lesdits casseurs ne commettent que des actes de destructions matérielles. D’autre part, on se fera un devoir de proclamer sa volonté d’empêcher les affrontements. Ainsi de la diplomatie qui se refuse, au nom de la paix nécessaire, à distinguer entre les adversaires, réservant, par là, un sort analogue aux victimes et aux bourreaux (cf. les Prix Nobel « de la Paix » attribués conjointement à De Klerck et à Mandela, à Pérès et à Arafat). Un parlementaire norvégien, Harald Nasvik, a été jusqu’à proposer qu’un Nobel de la paix soit accordé à Bush et Blair, pour leur rôle dans « la guerre contre le terrorisme ».


Comment ne pas perdre de vue dès lors la frontière entre violence privée et violence publique, les deux se voyant frappées d’interdit ?

(4) Ultime leçon : plus que jamais la violence relève du monopole de l’État, notons bien toute violence, en vertu de l’indistinction déjà repérée. L’État dit le Droit, inclus en matière de terrorisme, lequel, de ce fait, et selon les circonstances et les individus concernés, tantôt n’existe pas et tantôt n’est pas défini. C’est au consensus, ou, à la rigueur, au compromis (entre partenaires sociaux sous-entendu) et non au conflit de présider et de gérer les relations sociales. Le maintien de la paix, depuis celle des ménages, grâce aux procédures de médiation entre conjoints, jusqu’à la trêve prudemment baptisée « processus de paix » entre belligérants, passe avant toute autre considération, tant il paraît indéniable que nul ne peut vouloir la violence, ni se féliciter de l’appel à la force. Partant, l’idéal philosophique résiderait dans la non-violence. Il ne manque pas, de nos jours, de beaux esprits pour affirmer que le choix se situerait entre Gandhi et Lénine, ou mieux encore Ben Laden, comme si l’on pouvait balancer entre concorde et antagonisme, à supposer que l’on ait le choix.


Situations de violence

Si l’on ne se satisfait pas de ce constat, qui nous abandonne à la conscience commune, i. e. à une doxa, qui fait courir, comme toute doxa, le risque de nous livrer à quelque idéologie, donc à une manipulation à finalité politique, il faut se demander ce qui se tient, du point de vue du sens, derrière le brouillard et les confusions des formes de violence. On doit alors convenir d’une double caractérisation. (1) Toute violence se donne à voir en situation. C’est le contexte qui dispose de la violence. La violence est un produit conjoncturel. (2) Violence et souffrance semblent constamment associées. Une situation de violence est une situation de souffrance. Elle répond à l’équation Violence/Souffrance/(contre)Violence qui, en règle générale, se retrouve dans toutes les situations appréciées comme violentes.

Deux thèses sont en présence. La première avance que la violence est originaire et prend appui sur le présupposé de l’indistinction. La venue au monde du petit d’homme est un acte où sont confondues violence et souffrance, aucune thérapie d’accouchement « sans douleur » ne changera rien à ce fait. En arabe, la bouche, c’est la blessure. Les figures de ce départ ont été diverses. La fameuse maxime de l’homo homini lupus en est une. Comme pour le contrat rousseauiste ou la propriété de Proudhon, elle ne doit sa conversion en celle de l’homo homini deus que grâce à la médiation de la création de l’État, nécessaire, sinon à l’harmonie, du moins à l’effort de civilisation, au sein des sociétés. Des psychologues ont souligné que l’agressivité était inhérente à la « nature » humaine, – malgré la difficulté de définir les deux termes d’agressivité et de nature. D’autres ont pu faire l’hypothèse de l’existence d’un gène de la violence, autorisant des personnages politiques, plus soucieux de répression que de science, à envisager une détection possible de la délinquance dès le plus jeune âge. La version originaire a connu un rajeunissement anthropologique récent avec René Girard, dont le « désir mimétique », désir du désir de l’autre, engendre, par contagion, la violence dans le groupe, lequel ne la conjure que par le recours au « bouc émissaire » dont la ritualisation découvre l’origine « sacrificielle » de toute société. La Passion du Christ, qui en est le dévoilement, n’est cependant pas parvenue à abolir ni même à freiner la violence qui, au contraire, prend de nos jours une force apocalyptique.

Une seconde thèse relativise la violence, celle-là précisément de sa mise en situation. Le récit de la Genèse rapporte que Caïn, l’éternel réprouvé, ne s’emporte à tuer son frère, qu’à travers sa frustration d’avoir vu ses offrandes d’agriculteur méprisées par Yaveh, tandis que celles d’Abel, le pasteur, étaient accueillis avec satisfaction. Toutefois, le même Yaveh, saisi apparemment de quelque remords, interdit que Caïn ne soit tué à son tour et réserve à sa descendance un avenir de prospérité. Hugo s’en est fait l’écho. A son fameux poème de « l’œil était dans la tombe » répondent des vers où il met en scène Adam et Eve pleurant sur le genre humain, « le père, écrit-il, sur Abel, la mère sur Caïn ». L’épouvantable Médée qui a découpé son frère en morceaux, puis égorgé ses fils, souffre incontestablement. De même que Job, l’imprécateur, les martyrisés pour leur foi ou encore Titus, tragique entre les tragiques du théâtre shakespearien. Plus trivialement, relevons qu’il existe une reconnaissance juridique de la situation de violence. Les « circonstances atténuantes » relativisent le délit et réduisent la peine, jusqu’à l’effacer, dans le cas notamment, il est vrai, de la concession sexiste du « crime passionnel », alors qu’il n’est sans doute pas de violence qui ne mérite ce genre ce considération, hormis la démence, et les situations de guerre, dont on sait de reste qu’elles font du meurtre un comble d’héroïque bravoure.

Aucune société, en outre, n’a jamais disposé de répertoire établi une fois pour toutes ni de définitions univoques des crimes commis en son sein, pas plus qu’il n’est possible de rencontrer quelque normativité s’étendant à tous les groupements humains. « Vérité au-delà des Pyrénées… », soit, mais le relatif n’est pas seulement de l’ordre spatial, le temps l’implique aussi. Foucault a parfaitement montré dans son Surveiller et punir à quel point toute légalité produisait ses illégalismes, dont celui de la prison afin de sanctionner la « classe barbare » ou les illégalismes ouvrier et paysan, qui, en se conjuguant, se préparent à affronter « à la fois la loi et la classe qui l’a imposée ».

Hegel fournit ici une règle : « Seule la nécessité du présent peut justifier une action contraire au droit car, si l’on s’abstenait de faire cette action contraire au droit, ce serait une injustice plus grande qui serait commise, la négation totale de l’existence empirique de la liberté » (Principes de la philosophie du droit, Additif au § 127).
Pour conclure ce point, disons que ce qui est en cause en l’occurrence c’est l’inscription de toute violence dans un système, que ce soit l’ordre qu’imposent les dieux, le mode d’existence, les rapports sociaux ou le régime politique.


Deux types de violence

Le caractère dérivé, second, de la violence a été mis en évidence, avec la plus grande force, on le sait, par Marx. Persuadé que je suis qu’un autre exposé serait nécessaire pour traiter à fond de la question de la violence uniquement chez Marx et Engels (le marxisme, c’est encore autre chose), je me bornerai à rappeler les deux lieux les plus significatifs.

(1) Le premier est représenté par les chapitres 24 et 25 qui concluent le livre I du Capital que j’ai réédités sous le titre L’expropriation originelle (Paris, Les Nuits rouges, 2001) et qui constituent, à mon sens, un véritable « Traité de la violence ». Dans le tableau qu’il en dresse, singulièrement à partir de l’expérience de la Grande-Bretagne, le premier pays engagé dans le processus de passage d’un mode de production à un autre, Marx convoque un vocabulaire très étendu, – asservissement, crime, pillage, rapacité, incendies, vol, trahison, corruption, meurtre, infamie, afin de montrer que la violence est le réel maître d’œuvre de l’accumulation capitaliste, suscitant le durable affrontement des travailleurs salariés, « libres », et des « loups boursicoles ou « faiseurs de plus » (plusmacherei). « Cette expropriation, écrit-il, est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu ». Cependant, malgré les apparences, cette violence n’est nullement originaire. Elle ne joue pas non plus un rôle fondateur. L’histoire est son lieu d’apparition et d’exercice. Elle appartient à l’ordre du conjoncturel. Cette thèse réfute les allégations de Longuet, un des beaux fils de Marx. Dans la production capitaliste, caractéristique de l’accumulation primitive, la violence possède un double aspect et une double fonction. Sous son expression « sanglante », à laquelle la politique d’agression coloniale donne sa plus forte visibilité, elle joue le rôle partiel et provisoire de la brutalité conquérante, tandis que sous sa forme « concentrée et organisée » qui est celle de l’État, son activité est permanente, car elle est chargée d’assurer le maintien de l’ordre établi par la classe dominante. Quand donc la violence est dite « l’accoucheuse de toute vieille société en travail », elle se trouve, du même coup, qualifiée de « potentialité économique ». La propriété privée et la pauvreté forment couple : l’appropriation produite par l’expropriation se dote d’une légitimation juridique qui, à son tour, organise le procès de travail, dans le cadre de l’exploitation, en mettant les travailleurs en concurrence, grâce à la constitution d’une « armée de réserve », autrement dit d’une surpopulation, à l’occasion de laquelle Marx parle d’hommes en trop. La violence est présente à chaque étape du processus.

(2) La Théorie de la violence d’Engels (soit le regroupement des chapitres 2, 3 & 4 de la deuxième partie de l’Anti-Dühring) fournit une seconde référence. Contre Herr Eugen Dühring, qui fut, dans les années soixante dix du xixe siècle, en Allemagne, une sorte de pape du socialisme métaphysique, et qui voyait, dans ce qu’il nommait « violence immédiate », une « puissance économique immédiate » et un « élément historique fondamental », Engels s’appuyait sur l’exemple de l’esclavage pour faire valoir la détermination première par les conditions économiques, en Grèce, les métiers d’art et le commerce, dans les jeunes États-Unis d’Amérique, l’industrie anglaise du coton.

Il notait que la fortune, permettant de disposer d’esclaves, pouvait provenir du travail, du vol, du commerce ou de l’escroquerie, donc pas toujours de la violence. « Au contraire », affirmait-il, la propriété privée n’est généralement pas engendrée par le vol ou la violence. La destruction de l’économie domestique provient de la concurrence exercée par la grande industrie. C’est la production économique qui fournit les armes indispensables au recours à la violence, laquelle « ne peut pas faire de l’argent », elle ne peut que rafler celui qui existe. Il concluait : « bref, partout et toujours, ce sont les conditions et les moyens de la puissance économique qui aident la « violence » [nb : gewalt et « »] à remporter la victoire, qui, sans elle, cesserait d’être violence ». La « violence est enrôlée de force dans le service de la situation économique ». Aux yeux de Marx et d’Engels, quelles qu’aient été leurs sympathies pour un Proudhon ou un Blanqui, et malgré l’existence de disciples dissidents comme Bakounine, les anarchistes ont tort de donner à la violence le rôle déterminant. La « dernière instance » continue à tirer les ficelles.

Sans doute a-t-on bien affaire à deux sortes de violence qui se manifestent, d’une part, dans l’association de la production économique et de la puissance étatique (celle des armes, par exemple) et, d’autre part, dans la guerre (usage des armes). Mais Engels, plus nettement que Marx, dont il illustre la thèse défendue dans le Capital, semble limiter le nom de « violence » à la seule violence « sanglante », accordant en cela une concession à l’acception de la conscience commune. Il opère en effet une première distinction entre violence « sanglante »/visible et violence « muette »/celée, et une seconde entre violence « servante » (politische Gewalt), auxiliaire du maintien des conditions économiques, et violence « maîtresse », qui agit dans le sens du développement économique, et par conséquent l’accélère. Or, interrogera-t-on, d’où viennent les ökonomische Bedingungen et le Machtmittel ? Comment ont-ils été produits ? La propriété. n’est-ce pas le vol ? Et « l’accoucheuse », puisque c’est d’elle qu’il s’agit, traduit-elle la consigne donnée aux communistes, à la fin du Manifeste : « le renversement violent (den gewaltsamen Umsturz) de tout l’ordre social passé », ou bien en offre-t-elle la rectification ? Les changements sociaux, et à plus forte raison les révolutions, sont-ils occasionnés par un état économique parvenu à une maturité telle qu’elle lui impose sa mutation, la violence ouverte ne représentant que le coup de pouce qui va faire basculer l’ensemble, ou bien sont-ils totalement bouleversés par l’initiative d’une violence radicale ? La possibilité, inspirée à Engels, à la fin de sa vie, par les gains électoraux de la social-démocratie allemande, d’une transition pacifique, semble confirmer la fonction dérivée, subalterne, attribuée à la violence. Aujourd’hui, le cas du Venezuela et de sa « révolution bolivarienne », peut-être paradigmatique pour d’autres nations de l’Amérique latine, fournirait une illustration, comme certains le prétendent, de la non nécessité de la dictature du prolétariat et, à l’inverse de la période de Terreur de la Révolution française de 1789, dispenserait de tout appel à la violence. Est-ce à dire qu’Engels en est venu à minimiser le rôle instaurateur de la violence révolutionnaire ? Deux raisons pourraient être proposées afin d’expliquer une telle attitude. La première aurait trait à la confiance accordée au caractère progressiste du développement économique, affirmé dès le Manifeste avec le bouleversement révolutionnaire des rapports féodaux accompli par la bourgeoisie. L’approbation, plus tardive de Marx, des amputations territoriales subies par le Mexique du fait des États-Unis, irait dans le même sens, un stade de développement supérieur justifiant la conquête coloniale. La seconde raison, beaucoup plus générale, tiendrait à la crainte incontestablement légitime d’une violence dont le prolétariat acquitterait le prix le plus élevé. Si le suffrage universel pouvait se substituer aux barricades du combat de rue qui s’en plaindrait ?

Quoiqu’il en soit, il convient sans doute de retenir, chez des hommes des Lumières fascinés par le Progrès, une surestimation et une valorisation excessive du facteur économique. La question qui résume les précédentes peut être simplement formulée : les rapports de production, singulièrement sous le capitalisme, ne sont-ils pas, en tant que tels, porteurs de violence ? Deux leçons divergentes et concurrentes en ont été tirées dans le mouvement ouvrier postérieur, selon que l’accent était mis préférentiellement sur l’une ou l’autre des deux formes de violence, étant entendu de tous que leur étroite imbrication n’était point en cause. On a, d’un côté, poussé parfois jusqu’à la sacralisation, l’intérêt prêté à la violence ouverte, visible et bavarde, comme on le voit, sans entrer dans les détails, chez un Sorel, faisant de la grève un acte de guerre, chez un Fanon, lecteur d’Engels, cherchant à en finir avec les atrocités coloniales, ou encore chez un Mao Ze Dong, appelant à prendre son fusil contre le règne des fusils. D’un autre côté, l’économisme dominant, depuis Kautsky, dans le mouvement socialiste international, demeure à l’arrière-plan, conforté encore par la conduite d’échec et la culpabilité provoquées par l’effondrement des pays « socialistes », de l’emphatique rejet actuel de toute violence. La particularité de l’attitude de Lénine se révèle, à cet égard, exemplaire. Repoussant les tentations réciproques de l’aventurisme, qui force le mouvement, et du fatalisme, qui attend que le sucre fonde, il fait dépendre le procès révolutionnaire du rapport de forces politique entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Le cas d’une révolution qui tomberait comme un fruit mûr, une fois remplies les conditions objectives (la situation) et subjectives (la conscience) de sa réalisation, n’a jamais été enregistré par l’expérience historique. Pas davantage l’insupportabilité du poids de la domination n’a de lui-même automatiquement suscité le soulèvement des opprimés. Le sentiment de l’injustice, s’il n’est pas relayé par la volonté, ou le désir, de l’insubordination et des moyens de la manifester, s’avèrera impuissant à faire sortir de l’état de servitude, qu’il soit subi ou consenti. Et la relation violence/souffrance ne parviendra pas à se dépasser dans la contre violence qui lui mettrait fin.


Le système

La leçon la plus générale que l’on puisse tirer quant à l’origine de la violence, qui n’est pas plus originaire qu’elle n’est unique et monovalente, savoir la nécessité de référer la violence, toute violence, à la situation qui la produit, nous renvoie immanquablement au système, dans lequel elle se trouve inscrite et où elle a pris forme. Ce système aujourd’hui est celui du mode de production capitaliste parvenu au stade de la globalisation/mondialisation. Il offre quelques traits notables et spécifiques. J’avancerai la thèse selon laquelle, étant donné l’existence de deux formes de violence, le cadre général en est fourni par la subordination de la violence « sanglante » à la violence « muette ». C’est en effet sous le mode de production capitaliste que le schéma V/S/(V) atteint sa plus grande visibilité dans les manifestations qui sont les siennes, et que je me borne, ici aussi, à seulement évoquer.

(1) Sur le plan économique, l’exploitation devenue planétaire s’efforce d’enserrer dans un seul réseau l’ensemble des nations. L’alliance des impérialismes, sous leadership étatsunien, a établi une gouvernance mondiale, qui a fait de l’onu une simple courroie de transmission, dont la vocation purement idéologique a perdu toute crédibilité, qu’il s’agisse de la défense de la Paix ou des Droits de l’Homme. Les institutions issues de la deuxième guerre mondiale et des accords de Bretton Woods se nomment, on le sait, Banque mondiale, Fonds monétaire international, ou Organisation mondiale du commerce. La Bourse en est l’âme qui impose marchandisation et financiarisation universalisées et qui, ne connaissant d’autre temporalité que celle de l’instant, livre à l’anarchie toutes opérations et à l’incertitude tout projet de quelque nature qu’il soit, d’où la théorisation de la fin, – de l’histoire, de l’idéologie, de la modernité, ou des…haricots. Avec une dette colossale, impayée par les États-Unis, qui vivent à crédit sur le dos des autres nations, et impayable par ceux qu’elle a pour finalité de rançonner, s’ensuit une longue théorie de maux inguérissables et même intraitables, car ils sont inhérents au mode de production : incessant accroissement des inégalités dans tous les domaines, – développement, travail, fortune, protection sociale, ethnie, genre, générations… ; appauvrissement de masse des individus et des peuples ; destruction des acquis démocratiques, régimes inclus : danger nucléaire et menaces sur l’environnement, pour n’en mentionner que quelques-uns.

(2) Sur le plan social/pratique, la volonté impérialiste, au service des minorités dominantes, fait la démonstration qu’elle s’exerce dans les deux directions : l’ordinaire, « permanente » comme dit Marx, de la violence « muette » ou « pacifique », sous ses aspects à la fois économique et étatique (cf. supra) ; celle de la violence « bavarde » ou « sanglante » qui consiste dans le recours à la guerre, en apportant la précision qu’il est également devenu permanent. Car, la mondialisation a inversé la célèbre formule de Clausewitz en plaçant la politique dans la continuation de la guerre. Les États-Unis en sont le modèle. Voici une nation dont la particularité, son existence durant, a été de fonctionner à l’agression, qui n’a guère connu de trêve entre deux conflits (quelques centaines depuis son génocide presque complètement réussi des Indiens) et qui a sans cesse éprouvé le besoin de se doter d’un adversaire, d’un Autre diabolisé, avant-hier le Peau rouge, hier le bolchevik, actuellement l’islamiste. Les objectifs à l’ordre du jour de notre actualité sont connus : le contrôle des ressources énergétiques et leur acheminement, et l’interdiction enjointe à tout pays de s’engager dans un développement autonome ou d’y prétendre. Ajoutons que, malgré les affrontements inter-impérialistes de la compétition commerciale, l’alliance tient bon, l’ennemi étant de préférence, sinon exclusivement, le plus faible (Irak) ou le déjà détruit (Afghanistan). Et notons au passage qu’il est clair qu’en Irak, par exemple, la violence peut « faire de l’argent », l’énorme coût militaire étant équilibré par l’énorme profit tiré du pétrole et de la mise en coupe réglée des richesses du pays, encore que les protagonistes de l’opération, ne soient pas les mêmes.
C’est pourquoi je parle du déplacement de la violence des arrière-salles de bistrot aux conseils d’administration, aux états-majors et aux cabinets ministériels. Le fmi, pour ne citer que cet organisme international, dont un socialiste français vient de prendre la tête, n’est rien d’autre qu’une véritable association de malfaiteurs, dont les victimes se comptent par millions.

(3) Le tableau hâtivement brossé ne serait pas complet si l’on ne prenait pas en compte que la violence publique ou collective n’est pas seule en question. La violence privée ou individuelle se trouve impliquée dans la nuisance globalisée. Les politiques que l’on nomme libérales et ultralibérales, pour se garder de dire capitalistes, agressent et délitent le corps social. Les incivilités expriment « le malaise de l’école », où l’école n’est pour rien. Les suicides de jeunes ou les tentatives, qui atteignent en France des records, traduisent un « mal-être » aussi rapidement imputé à la jeunesse, mais dont change la donne lorsque sont concernés des cadres dans leurs entreprises ou des agents de la force publique (policiers et gendarmes) dans leurs commissariats. Il est bien difficile de rendre responsable du harcèlement au travail, autre nouveauté, la méchanceté congénitale de quelques petits chefs. Quant aux stupéfiants, dont l’usage descend parfois jusqu’au cm2, ne possèdent-ils pas une rentabilité supérieure à celle du chocolat et même du Coca-Cola ?

(4) Une idéologie légitime toutes les pratiques ci-dessus, celle de la « lutte contre le terrorisme », qui forme couple avec le discours sécuritaire. Enregistrant la crise du système et confirmant la politique de guerre, elle a substitué à l’écran de fumée de l’idéologie des Droits de l’Homme et de l’État de droit le programme du « conflit des civilisations », lui-même maquillé en manichéisme débile de la lutte du Bien contre le Mal. Les attentats du 11 septembre 2001, dont la nature n’a toujours pas été éclaircie, ont fourni à la fois le prétexte militaire d’une seconde agression contre l’Irak et la prétexte juridique du Patriot Act, le premier censé susciter une coalition internationale, qui a échoué, le second, dont la réussite est indéniable, intégré, parfois au prix de graves distorsions, dans toutes les législations « occidentales » et utilisé comme caution par les pouvoirs les moins « démocratiques ». Les « lois anti-terroristes » ont pu et peuvent de la sorte, à tout instant, couvrir et légaliser les actes les plus arbitraires, détentions sans jugement, torture, répressions, suspension des libertés, flicage de masse, régimes d’exception, le tout sous le sceau du secret et des services secrets. La tâche de fond consistant à endiguer les indignations, d’un mot, le droit suspend le droit. La garantie de l’impunité s’étend à tous les crimes commis par les dominants, tandis que la moindre résistance, armée, sociale ou simplement morale, de la part des dominés, se voit ipso facto criminalisée et passible de mesures policières. Sous une telle assurance, en France, la chasse au faciès s’est dotée d’un ministère de l’expulsion ; en Irak, Halliburton pompe gratuitement l’or noir ; au Chili, Mme Bachelet envoie la troupe contre les paysans mapuches : partout la prétendue « lutte contre le terrorisme » renoue avec les pratiques de la barbarie. Alors que le terrorisme en question n’est dès l’origine, aussi bien que dans l’usage qui en est fait, qu’une affaire entre puissants. Il ne concerne en rien ses victimes, les exploités.


Démasquer la violence


Une triple leçon peut se dégager de cette rapide analyse.

(1) Si je reviens au début de mon propos, les confusions entretenues à propos de la violence et les thématiques qu’elles imposent, se comprennent à partir des exceptionnelles contraintes que le système actuel fait peser. L’extrême apathie de la réplique de la contre violence, en principe sous jacente au schéma S/V, traduit plusieurs phénomènes. La condamnation majoritairement partagée, sinon unanime du recours à la violence, qui ne se limite pas aux démocraties « développées » n’a pas seulement pour résultat l’apologie du consensus, qui privilégie débat, dialogue, discussion et conciliation, elle est soutenue et cadrée par ce qu’il faut bien nommer une forme moderne de la servitude volontaire. Cette dernière, qui mériterait un examen circonstancié, en tolérant le discrédit jeté par les pouvoirs sur tout ce qui s’apparenterait à une option révolutionnaire, qu’elle se réfère à des doctrines, des actions ou des hommes, revient à ne pas toucher au système. Censures et interdits frappent jusqu’aux mots : on accepte impérialisme mais pas exploitation, mondialisation est dite pour capitalisme, inégalités se substituent à aliénations, citoyens à peuple, communautés à classes…

(2) Contestations et protestations sont normées par un pacifisme de bon voisinage, qui veille également à la fragmentation de leurs expressions, – grèves, sit-in, manifestations de rue, occupations ; de leurs lieux, – négociations « branche par branche », et de leurs participants, – ici une association, là une corporation, ailleurs un syndicat. L’horreur culminerait avec les confluences, public/privé par exemple, employés et cadres, ou banlieues et centres ville. L’antienne sur l’effacement de la classe ouvrière et sa perte de centralité exorcisent l’idée même, et le mot, de grève générale. Organisations non gouvernementales, interventions humanitaires, assistance et charité ne figurent nullement des contre-pouvoirs, mais bien des antennes et des auxiliaires de l’État bourgeois. La diversité, par ailleurs, et les contradictions des mouvements d’alternatives aux échelles nationale et mondiale trouvent précisément leur ancrage dans la mondialisation qui, pour la première fois, offre aux dominants la disposition de la machinerie totale, planétaire/totalitaire, de la maîtrise économique, politique, idéologique, financière, militaire, diplomatique, informationnelle et culturelle de l’oppression, quand les dominés sont réduits au sectoriel de leurs frontières, qui ne sont pas uniquement géographiques, à l’éparpillement de leurs aspirations et surtout à l’invention de leurs propres moyens de lutte, lesquels font nécessairement, – le voit-on assez ?, courir le risque de la violence « sanglante ». Les rôles sont soigneusement distribués : ici, le propre, ou plutôt le clean, là, le sale et le répulsif.
Naïveté ou idéalisme, aucune balance n’est admissible entre oppresseurs et opprimés. On ne peut écrire, avec Khalil Gibran, quoi qu’il en soit de sa bonne volonté : « Et quelle procédure utiliseriez-vous contre qui triche et qui opprime, alors qu’il est lui aussi lésé et outragé ? » (Le Prophète). Dans tous les cas, la domination dispose de deux assises, de deux fers.

(a) Il faut opérer le cassage de tout collectif, quelle que soit sa nature, publique ou privée, au profit de l’individuel, qui va de la déréliction au catalogue des identités. Le matraquage médiatique portant sur les suicides, les accidents de la route ou les décès dus aux maladies cardio-vasculaires, dispensés de leur dimension « sociétale », n’a d’équivalent que le pesant silence sur les accidents du travail ou les victimes de l’amiante, les uns étant directement imputables à la responsabilité des individus, les autres obligeant à mettre en cause des dispositifs d’ensemble. D’un côté l’impunité, sinon l’innocence, le clean encore, de l’autre, la culpabilité et la sanction.

(b) Il faut assurer la subordination du politique à l’économique, de surcroît financiarisé. Cette forme de suprématie explique la récente accession des femmes aux plus hautes responsabilités de gouvernement (présidences et « grands » ministères), qui ne tient pas hélas aux progrès de leur libération, mais au discrédit dont ces charges, naguère nobles, ont été frappées, tandis que les hommes s’arrogent la quasi exclusivité des positions réelles de pouvoir, entièrement confisquées par l’économie.

(3) L’arrière scène tragique enfin de la triade asservissement/servilité/servitude n’est autre que le maintien de la non visibilité immédiate de la violence « muette ». On ne se privera pas de la juger relative en faisant valoir que l’opinion se trouve constamment informée de telle malversation de chef d’entreprise, de la corruption de tel haut fonctionnaire, des pantouflages, des cumuls de charges, des parachutes dorés et des stock-options ; qu’elle connaît les énormes disparités entre le salaire d’un grand patron et celui de ses salariés, le prix d’achat d’un footballeur, les rouages des empires mafieux, les impostures, les escroqueries et les trafics qui sont le lot courant des domaines politiques, financiers, sportifs et médiatiques et n’épargnent pas la culture ; qu’elle est au courant de la surexploitation des enfants par le travail, la prostitution et la guerre, de l’inlassable oppression des filles et des femmes, de la misère, de la faim, de l’illettrisme et des pandémies qui accablent des populations entières. Il n’empêche qu’en dépit même des mouvements de contestations et de révoltes qui ne cessent de se multiplier, y compris au cœur des métropoles jugées opulentes, ce savoir n’engendre que des colères sans lendemain et ces mouvements n’aboutissent qu’aux impasses consensuellement orchestrées. L’abstentionnisme électoral partout en pleine croissance exprime-t-il autre chose que l’abdication devant ce qui est ressenti comme fatalité ? Et comprend-t-on pour autant que les pauvres ne sont pas seulement les laissés pour compte du développement, mais ses produits nécessaires et les victimes tout à la fois et toujours des injustices sociales, épidémiques, climatiques ? Ceux qui se voient réduits à vendre leurs organes aux cliniques des nantis sont les mêmes qui seront emportés par le sida (« une question des Droits de l’homme », disait Mandela) ou par un tsunami. Or, la vraie violence ne saurait s’assimiler aux seules visions de l’Africain ou du vieillard brûlés vifs dans leur hôtel ou leur maison de retraite pourris, de l’invalide du travail, de la femme violée, de l’enfant en haillons, du Palestinien en proie à toutes les humiliations ou de l’Irakien torturé, autrement dit aux si nombreux registres de la souffrance humaine, elle s’étale dans l’usine-à-la pointe-de-la-technologie, dans le siège social rénové d’une Grande-Banque, sur le cargo pétrolier-à-double-coque, dans l’exploitation de maïs-transgénique, aux caisses du supermarché, dans le stade omnisport et la piscine olympique, dans le centre-informatique-de-nième-génération ou le complexe résidentiel-de-haut-standing, soit entre mille expressions des prouesses et des fastes de notre modernité. Elle règne dans les institutions de la gouvernance mondiale, au Commandement de l’otan, dans les multinationales de la bouffe, du médicament et de la mode. Elle est tapie dans la vengeance d’État qui réserve aux prisonniers politiques un sort pire qu’aux droits communs, dans les décisions de blocage des salaires, de franchises de la Sécurité sociale ou d’installation de radars et de caméras de surveillance … Elle a le visage des stars et des animateurs de shows télévisés, qui vendent pour du rêve la culture des Disneyland, du journaliste- d’information qui désinforme et abêtit, de l’écolo qui surveille la chasse des toilettes, du maire qui refuse la construction de logements sociaux, du grand couturier et de ses paillettes millionnaires, des organisateurs du Tour de France de la seringue, des rançonneurs du cac 40, des candidats aux élections de Neuilly-sur-Seine, etc. (à chacun sa liste et ses têtes).

En finir avec cette cécité, favoriser la prise de conscience des malfaisances globalisées, réhabiliter le concept de révolution, c’est tout un. Est-ce à dire que l’appel à la violence représenterait la panacée libératoire ? A cela quelques brefs éléments de réponse : toute issue d’une situation vécue comme insupportable (et d’abord reconnue telle) est fonction du rapport des forces en présence, savoir la lutte de classe ; si la révolte n’y emprunte pas sa voie, elle se réduira alors à l’éclatement d’émeutes spontanées, partielles, qui seront réprimées et discréditeront le mouvement ; les dominés ne peuvent jamais souhaiter le recours à la violence sanglante, c’est bien entendu l’action pacifique qui, en cas de choix, aura leur faveur. La mondialisation de la violence imposée par les dominants, impose à son tour, comme sa réplique obligée, la violence des dominés. Oscar Wilde a délivré la leçon : « Quiconque a étudié l’Histoire sait que la désobéissance est la vertu première de l’homme. C’est par la désobéissance et la rébellion, qu’il a progressé » (L’âme humaine).

Je conclurai sur un dernier paradoxe, en fait une contradiction, destiné aux intellectuels, mes semblables. Il existe une disproportion flagrante entre les diagnostics critiques du stade actuel du capitalisme, – la globalisation, et les diagnostics qui le légitiment. Les premiers, de loin les plus nombreux, et point rares chez les prédateurs en personne, – voir un Soros, un Stieglitz, ou un Peyrelevade, s’avèrent incapables ou, pire, se refusent, à tirer les conséquences adéquates à leurs analyses. Ils se laissent piéger à la fois par les seconds, qui, en bonne logique, travestissent leurs pratiques en discours aussi édifiants que fallacieux – le Bien, le Droit, la Paix, et par leurs commis des médias, au service d’un système d’inculcation, chargé de faire passer les potirons pour des carrosses.

Les intellectuels ne peuvent assurément pas changer le monde et surtout pas tout seuls, mais ils peuvent contribuer à empêcher nos sociétés de glisser de la léthargie au coma politique. Brisant avec la docilité complice et stipendiée des idéologues du pouvoir, ils ont à retrouver le chemin de lucidité et de courage, qu’honorèrent leurs prédécesseurs les plus prestigieux : se consacrer au labeur de l’espérance et en appeler à la volonté émancipatrice.