Evelyne Brigaudeau
Je la vois encore, 36 ans après, fragile, gracile, au
physique émacié d'une adolescente qu'elle avait depuis longtemps cessé
d'être, le cheveu tombant jusqu'aux reins qui choquait tellement les parents
bien pensants qui devaient bien estimer qu'une telle tournure insultât la
mère de famille qu'elle était.
Autre
temps, autres mœurs ! Ce devait bien encore être celui où les femmes ne
devaient pas porter de jean, non plus que fumer en public; encore moins
porter le cheveu autrement que remonté en chignon pour mieux parader la
maternité accomplie.
Je l'entends
encore nous accueillir en cette rentrée de septembre 71 au Lycée Jean Moulin
de Forbach ...
En tant que groupe (de classe ? ) vous ne m'intéressez
pas, vous êtes bourrés de préjugés... en tant qu'individu, c'est à vous de
me montrer que vous méritez la philosophie ..
Certains ne s'en remirent pas qui se détournèrent d'emblée;
d'autres, dont moi, n'eurent de cesse d'être reconnus... D'être aimés,
sans doute; d'exister sûrement !
Que me reste-t-il d'elle? De sa pensée, je l'avoue rien !
Depuis... des torrents d'idées, de théories, de renoncements, de questions.
La vie, simplement ! Je ne suis pas certain d'ailleurs de l'avoir cernée à
l'époque. Ce dont je me souviens c'est de l'empressement de certains, de moi
parfois, à la rejoindre chez elle en fin d'après-midi, assis par terre
autour d'une table basse, elle pied nus - et nous imaginions avec
gourmandise combien nos parents eussent été choqués de cette posture -
nous avalant ses paroles ! Nous y refaisions le monde sans doute, y
découvrions surtout qu'il y avait autre chose, de plus grave, de plus
complexe, de plus enthousiasmant que nos cafardeuses adolescences. Je me
souviens surtout de l'irrépressible envie d'ouvrir d'avec elle le dialogue,
pressentant n'en être pas à la hauteur mais le désir de le tenter
nonobstant, avec cette crainte de se voir repoussé d'une pichenette de
ridicule. Il n'était pas aisé de n'être point de son avis; il était aisé de
se voir relégué dans ce camp retranché de la sottise.
Malgré tout, ou à cause de ceci même, je retiens d'elle
l'exigence ... cette rage d'être à hauteur de la pensée en craignant
toujours de n'y être point.
C'est à elle , et à elle seule, que je dois, encore
aujourd'hui, de ne point me sentir étranger dans les terres philosophiques
même si je n'y ai point œuvré comme je l'eusse espéré; c'est à elle aussi,
sûrement, que je dois certaines de mes colères et de mes dégoûts !
J'aime à penser, où qu'elle se trouve, elle qui disparut
trop tôt, qu'elle sait n'avoir pas vitupéré pour rien ! Mais je sais
qu'aujourd'hui encore, je ne saurais me présenter devant elle sans cette
once de tremblement qui fait le sel de l'engagement.
Merci à elle.