Il y a un siècle....
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L'Empire colonial dans la guerre

On en parle peu, moins en tout cas que l'importance qu'ils y prirent, mais les coloniaux furent nombreux et laissèrent des traces ne serait ce que dans nos imaginaires ou dans les propagandes qu'ici et là on en fit, ne serait-ce que dans ces termes qui jalonnent encore notre langue : zouave, tirailleur sénégalais etc.

Ils illustrent en tout cas l'attitude controversée - c'est le moins que l'on puisse dire - que la République entretint avec ses colonies : zone d'exploitation, ressources humaines et de matières premières, stock de chair à canon quand cela s'avère nécessaire : la grande mission civilisatrice dont se vante la République n'aura le plus souvent été qu'une -peu aimable - galéjade.

Petit rappel

Mais, sans entrer dans le détail d'une histoire qui n'est pas notre propos, il faut néanmoins rappeler que l'empire colonial dont dispose la France en 14 est affaire finalement récente. C'est même son second puisqu'après s'être orientée, comme le Royaume-Uni du reste, vers le Nouveau-Monde où jusqu'en 1763 et le traité d'Utrecht la France posséda près de la moitié du continent américain pour ne se retrouver après la chute de Napoléon qui a vendu la Louisiane aux tout nouveaux Etats-Unis qu'avec quelques possessions : les cinq comptoirs des établissements français de l'Inde, l'île de Gorée au Sénégal, quelques îles des Antilles (Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin…), ainsi que la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon.

La seconde phase porte surtout la marque de Napoléon III et de la IIIe République qui lui succéda : elle se traduit par la conquête de l'Afrique - où inévitablement elle sera en concurrence avec le Royaume-Uni - mais aussi de la Cochinchine, du Tonkin du Cambodge.

Les raisons invoquées pour justifier la colonisation dans les deux cas furent les mêmes :

- géopolitiques : se garantir une place de grande puissance face à, d'abord, Portugal, Espagne et Royaume-Uni puis au XIXe face au Royaume-Uni et au Reich allemand

- économiques : se garantir des débouchés, s'approvisionner en matières premières

- idéologiques : propagation de la foi chrétienne au XVII et XVIIIe siècle, faire oeuvre de civilisation au XIXe ...

 

La question n'est pas de discuter ici ces motifs invoqués tant elle parait d'emblée réglée par l'évidence : d'aucuns tentèrent de mettre en parallèle gains et sommes investies pour garantir la colonisation et le bilan est loin d'être positif ; les postures géopolitiques ont créé au moins autant de solutions que de problèmes qui mirent la France en face de ses concurrents traditionnels, le Royaume Uni puis l'Allemagne même si la conférence de Berlin sembla pour un temps régler le problème : la politique de l'empire bismarckien visait à détourner la France de toute idée de revanche en facilitant sa conquête de l'Afrique certes, mais n'empêcha pas, ultérieurement le Reich de revendiquer sa part du gâteau (Agadir, Tanger) et de créer ainsi des tensions où certains virent les prodromes de 14.

Ce sont assurément les arguments idéologiques qui sont les plus révélateurs qui, dès 1789, mirent la France en face de ses contradictions. Deux moments en demeurent emblématiques :

- L'esclavage qui mit en face les défenseurs des principes républicains et les sempiternels adeptes du réalisme économique ! On sait ce qu'il en advint : l'on ne parvient pas à imposer son abolition dans les Antilles (aboli en pluviose an II mais rétabli par Napoléon en 1802) et pour lequel il faudra attendre 1848 et Victor Schoelcher pour que la question soit définitivement réglée.

- le débat sur la colonisation qui mit la jeune chambre républicaine en face de ses contradictions : tout à fait révélateur que les deux gouvernements Ferry furent mis en minorité non sur la question scolaire mais coloniale (Tunisie puis Indochine). Le point fort en fut assurément le débat, quelques mois après la chute de Ferry, qui opposa ce dernier à Clemenceau et l'amena à évoquer

qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... *

Tout était dit à quoi Clemenceau - qui sacrifia ici une fois de plus à sa réputation de tombeur de ministère - n'eut pas de mal à répliquer en en appelant aux grands principes du droit et de la justice même si son action, plus tard, quand il sera président du conseil, ne sera pas si différente de celle de ses prédécesseurs.

De là à penser que les grands principes invoqués ne soient que des prétextes, il y a un pas que l'on peut aisément franchir, sans trop de scrupules, une fois rappelé - ce que Lévi-Strauss dans Race et Histoire établira de manière claire - que si l'humanisme de la Renaissance, relayé par les Lumières, constitua bien une avancée significative dans la reconnaissance de l'autre, ceci se paya d'un impitoyable ethnocentrisme qui, pour reconnaître l'humanité de l'autre, n'en parvint pas moins à expliquer autrement les différences culturelles qu'en terme de retard, ou d'infériorité, érigeant par la même la culture occidentale en paradigme absolu de la civilisation. Il faudra assurément bien d'autres écueils, et catastrophes - deux guerres mondiales, un génocide, deux totalitarismes - pour que l'Occident en rabatte sur sa superbe, sans d'ailleurs vraiment s'en remettre depuis, et finisse par admettre que sa vocation à l'universalisme héritée à la fois du christianisme et du siècle des Lumières, n'en faisait pas pour autant une civilisation supérieure quoiqu'alors dominante mais seulement une culture parmi les autres.

Si l'aimable traduction du droit de la force en devoir de civilisation put ça et là mettre un baume sur les scrupules de certains républicains mais jamais assez pour les empêcher de laisser se mener cette vaste entreprise de conquête, elle ne se solda pas moins par une sujétion de ce qu'on appela alors l"indigène et à qui on se garda bien d'accorder quelque statut de citoyenneté que ce soit hormis l'exception des quatre communes sénégalaises. D'où l'élection, pour la première fois en ce mois de Mai 14 d'un député africain - Diagne - qui allait jouer un certain rôle durant la guerre dans les campagnes d'enrôlement des troupes coloniales.

On a beau se dire qu'il ne faut pas commettre l'impair méthodologique d'évaluer les postures et les positions prises à partir de nos grilles contemporaines, force est néanmoins de constater que le télescopage des principes et du réel a eu lieu, dès le début, et de manière frontale. Même un Jaurès mit quelque temps à s'en apercevoir qui condamna au début de sa carrière plus les brutalités que le principe même de la colonisation. D'observer encore que la colonisation conduisit certains dont Diagne à croire sincèrement qu'une intégration pleine serait possible dans la République, à croire en tout cas en ses promesses. Ceux qui, en Algérie, à Sétif, le jour même de l'armistice de mai 45, entreprirent de rappeler à De Gaulle, les promesses faites reçurent une réponse qui ne sera pas oubliée, et qui ne compta pas pour rien dans le démantèlement rapide de l'empire colonial dans les années 60, encore moins dans le dénouement violent de l'indépendance algérienne.

Il est clair en tout cas, dans un contexte très différent certes, que l'empire colonial aura joué un rôle évident lors des deux guerres mondiales. Si, la France Libre put ne pas rester qu'une structure symbolique aimablement hébergée par Londres mais une réalité territoriale et une force militaire, modeste mais réelle et montante, ce fut certes grâce à l'habileté et à la ténacité d'un De Gaulle mais aussi au ralliement progressif de l'Empire permettant de constituer non seulement une base arrière mais aussi une force en face d'un Etat Français égaré dans la collaboration. En 14 le contexte est tout différent mais l'empire va fournir, tout au long de la guerre des troupes, des travailleurs et des matières premières.

L'engagement dans la guerre : quelques chiffres

On distinguait en 14 l'armée métropolitaine, la Coloniale - troupes « indigènes », hors Afrique du Nord, et métropolitaines appartenant aux anciennes formations de Marines (« marsouins » de l'infanterie et « bigots » de l'artillerie et l'Armée d'Afrique- et les troupes d'Afrique du Nord indigènes Tirailleurs, Spahis.. et européennes Zouaves, Chasseurs d'Afrique, Légion étrangère..

On peut estimer que l'Empire français a fourni, en quatre années de guerre, entre 550 000 et 600 000 « indigènes » à la « mère-patrie », dont 450 000 vinrent combattre en Europe; environ 270 000 mobilisés, dont 190 000 combattants, étaient des Maghrébins (essentiellement des Algériens), 180 000 mobilisés, dont 134 000 combattants, des « tirailleurs sénégalais »; les autres venant de toutes les parties de l'Empire, de Madagascar, de l'Indochine, de l'Océanie et de la Côte des Somalis.

Les « indigènes » sont affectés très majoritairement dans les régiments de tirailleurs. La proportions de Français au sein des régiments de Tirailleurs nord-africains est d'environ 20 % et un peu moins dans les bataillons de sénégalais.

 

Un bilan publié après guerre faisait par exemple état d'environ 36.000 morts pour l'Afrique du Nord (13% des troupes combattantes), 30.000 morts pour l'Afrique équatoriale, orientale et australe (16%), 2.600 pour les 4 D.O.M. actuels (Guyane, Réunion, Guadeloupe, Martinique, 12%) ou 1.100 pour l'Indochine (3%). Globalement, on estime les pertes coloniales à un peu moins de 80.000 hommes pour moins de 600.000 mobilisés (dont un peu plus de 500.000 combattants), soit un taux de pertes légèrement inférieur à celui des troupes métropolitaines.

.... quelques sublimes clichés

Ce n'est donc pas tant le nombre de mots dans les troupes coloniales qui est choquant - en tout cas pas plus que ceux globaux de cette guerre particulièrement meurtrière : les chiffres semblent en témoigner qui sont sensiblement les mêmes que ceux des autres régiments. C'est assurément beaucoup plus dans le regard que l'on porte sur eux, dans les clichés qu'on véhicule et le mépris que l'on affiche fortement teinté de racisme. S'il n'est pas douteux que les soldats métropolitains durent être curieux, fascinés ou méfiants à l'égard des coloniaux ce n'est après tout pas si étonnant dans une période où l'on voyageait peu et où ce furent vraisemblablement les premiers noirs ou maghrébins qu'ils durent côtoyer de leur existence. La fraternité comme on disait alors dut bien s'établir dans les tranchées : on ne partage pas un destin aussi tragique sans finir par lever les préventions qu'on nourrissait. C'est surtout dans le discours et les représentations qu'on s'en fait, du côté des officiels, des officiers que l'on peut repérer, au delà de la dureté souvent revendiquée que l'on adoptait à l'égard de l'homme de troupe - qui, après tout, était là pour mourir, dans le mépris qu'en plus on opposait à ces hommes-là.

Celui qui est sans doute le plus représentatif de cet état d'esprit est le général Mangin qui avait fait toute sa carrière dans la coloniale et qui venait d'en finir avec la rébellion berbère au Maroc. Mangin, le promoteur de la force noire et que l'on n'appelait pas le boucher pour rien.

Le système nerveux du Noir est beaucoup moins développé que celui du Blanc. Tous les chirurgiens ont remarqué l’impassibilité du noir sous le bistouri. Il est certain que nos noirs peuvent figurer dans n’importe quel champ de bataille. [2]

On trouvera dans la Force Noire parue juste avant la guerre en 1912 une série de remarques de cet acabit. Mangin qui avait fait toute sa carrière dans la Coloniale préconisait l'utilisation des troupes africaines pour pallier la dénatalité française dont il fit une analyse détaillée et à quoi il proposa une explication qui illustre à merveille ce qui se pensait à l'époque dans les milieux militaires :

On n'en peut douter, c'est la diffusion du bien-être et l'ensemble des idées démocratiques qui causent la décroissance de la natalité. L'habitude toujours plus grande du bien-être et l'aspiration vers l'aisance augmentent l'égoïsme de l'homme, qui évite les charges et les responsabilités d'une nombreuse famille, et l'égoïsme de la femme qui redoute les fatigues de la maternité; le sentiment de la prévoyance se développe et on calcule les conséquences d'une nouvelle naissance. Dans les classes qui possèdent, et qui sont de plus en plus nombreuses, les parents veulent laisser l'enfant dans une situation au moins égale à la leur, sinon supérieure. Dans un pays où toutes les carrières sont ouvertes à tous, la famille nombreuse paraît une charge qui entrave les ambitions individuelles
.p 35-36

Mais c'est, sans conteste, lorsqu'il évoque les qualités militaires des indigènes que Mangin porte haut, en dépit de l'affection qu'il prétendait nourrir à l'égard de ses troupes, qu'éclatent mépris, racisme, suffisance qui donnent une idée assez précise de ce qui, sous la prétendue mission civilisatrice de la France, sédimente le regard porté sur les colonies et les populations soumises.

Tous les clichés y sont : du noir docile, à qui finalement l'esclavage aura été profitable, facile à dresser, pas très réfléchi, au reste pas intelligent du tout, plutôt indolent ce qui le prédispose à l'endurance ; insouciant et fataliste, ce qui le rend docile ; enfin habitué aux privations ce qui le prépare à la dure vie des armes ... oui vraiment tout y est habillé dans un discours pseudo-rationnel qui va chercher dans l'histoire et la géographie les déterminants d'une race qui ne font que traduire la suffisance ethnocentrique mais en réalité raciste d'une culture qui, depuis Ferry, n'a cessé de se croire supérieure et scande comme une évidence le caractère primitif de tout ce qui ne lui ressemble pas.

Mangin, que l'on retrouvera avec Nivelle, au Chemin des Dames mais qui s'était fait remarquer à Verdun déjà, lors de la reprise du fort de Douaumont, aura toujours mis en avant ses troupes noires et compta pour normal qu'elles prissent tous les risques et succombent.

Ces troupes coloniales on les retrouvera évidemment aussi dans la propagande allemande, de 14 mais on la retrouvera bien sûr aussi dans celle nazie dès avant 39 : sous le slogan récurrent de la civilisation, ça ?

On la retrouvera dans l'immédiat après-guerre lors d'une campagne assez vive en Allemagne accusant les troupes d'occupation en Rhénanie où se trouvait précisément Mangin, les accusant mais les soldats coloniaux principalement d'exactions diverses, vol, pillages mais aussi de viols ... Le barbare c'est donc bien toujours l'autre, pratique quand il s'agit d'une occupation : que les allemands tolérèrent assez mal cette occupation et démilitarisation de la Rhénanie prévue par le Traité de Versailles, ceci se comprend de soi mais on observera, comme à l'accoutumée, que concentrer la protestation, la vindicte sur l'autre est d'autant plus aisé que son altérité est visible : qui plus que les nord-africains ou les africains de l'armée de Mangin pouvait mieux faire l'affaire ?

Ce qui est une manière de souligner que jouer sur le registre de la civilisation finit toujours par se retourner contre soi ! C'est exactement ce que Clemenceau dès 1885 proclame :

Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! [...]

 

Les propagandes diverses n'en cesseront pas pour autant de jouer sur le barbare - qui est l'autre - sur le primitif et ne présentèrent évidemment jamais la guerre pour ce qu'elle fut : un conflit d'intérêt et la manifestation brutale de la force. Rien d'étonnant à cela ! Intéressant néanmoins d'observer combien les coloniaux furent ainsi deux fois otages : pris dans la nasse d'un conflit qui ne les concernait pas ; enjeu de représentations stéréotypées qu'on se renvoyait dos à dos !

Très intéressant de ce point de vue, de lire dans la Force Noire comment Mangin distingue très soigneusement l'implication des troupes sénégalaises mais aussi nord-africaines de la question politique des éventuels droits à leur accorder : outre l'argument de droits démocratiques qui ramollissent et renforceraient l'individualisme et qu'on a ainsi aucune raison de leur accorder, demeure celui d'une France suffisamment généreuse en sa mission civilisatrice et pour les richesses qu'elle y déploie. Bref on peut défendre sa patrie sans en être partie intégrante !

Quand même !

Diagne en 17, enrôlé dans l'équipe de Clemenceau avec rang de sous-secrétaire d'Etat aura pour mission de faciliter toutes les campagnes de recrutement : il le fit en faisant la promesse qu'à la clé c'est la citoyenneté qui leur serait offerte. La promesse n'aura pas été tenue, mais ne fut pas oubliée pour autant.

Autre cliché ... autre besoin

Mais la France n'avait pas seulement besoin de soldats ; aussi de travailleurs ! Miracle, on trouvera bien parmi des coloniaux des races peu guerrières qu'on utilisera comme main-d'oeuvre dans les usines d'armement ou comme terrassiers dans les armées : il s'agira notamment de tous les asiatiques - Chinois notamment - mais des indochinois aussi. Considérés comme trop petits, mauvais soldats, on les mettra systématiquement à l'arrière et on les utilisera dans les usines plutôt que dans les tranchées.

C'est bien une des grandes leçons à tirer de tout cela : la guerre certes ne crée pas le phénomène mais elle l'accentue jusqu'à la démesure. Elle est une grande machine à réification réduisant tout et d'abord l'homme à un stock dans lequel on peut puiser et qu'il faudra bien trier pour un usage optimal ; et préparer dans des cantonnements spécifiques. Si elle est une montée aux extrêmes c'est aussi en cela : de pousser jusqu'au paroxysme la propension économique à tout réduire à l'état de marchandise qui s'échangent et s'épuisent. C'est en ceci aussi qu'elle fut en 14 éminemment industrielle ... dans tous les sens du terme. On utilisa ici une stratégie sinon raciste en tout cas racialiste, selon les canons idéologiques de l'époque.

C'est tout dire.

 


1) Ferry I (du 23 septembre 1880 au 10 novembre 1881)et Ferry II (du 21 février 1883 au 30 mars 1885)

2) Mangin La Mission des troupes Noires, 1911.