Il y a 100 ans ....
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Noël 14

Une fraternisation sur le front ! Ce qui fait partie de ces petits événements, de ces surprises que réservera la guerre. Fraternisation est le mot consacré mais il n'est pas sûr qu'il convienne : il supposerait une action concertée. Ce ne fut pas le cas. A l'occasion de la Noël 14, en tout cas, il y eut bien en tout cas des trêves spontanées et ça et là, plutôt entre anglais et allemands qu'entre français et allemands des rencontres, des échanges. Des moments d'humanité.

La presse anglaise s'en fit l'écho ; pas la presse française jugulée par la censure, contrainte par l'auto-censure.

Ce qui confirme la gêne de l'Etat-Major qui n'en finit pas de craindre d'éventuelles mutineries. La méfiance à l'égard de la troupe, de ses membres issus de la classe ouvrière et qui eussent pu être contaminés par la propagande pacifiste des socialistes d'avant Août ; un Etat Major que le refus réitéré par Malvy de procéder aux arrestations prévues par le Carnet B avait indisposé et qui était d'autant plus inquiet que les premiers mois de la guerre avaient été éprouvants, meurtriers ... et stériles.

Moment particulier de la guerre où le front s'est stabilisé pour ne pas dire enlisé et où les combats sans pour autant cesser se font moins intense ne serait ce que pour refaire le stock d'armes et de munitions et laisser la troupe souffler quelque peu ; moment de la Noël où tout le monde pensait que tout serait fini et où il apparaît désormais qu'il y en aura pour bien plus longtemps qu'espéré.

Sur le front, les officiers de ligne furent solidaires ; à l'arrière la réprobation fut elle générale et les sanctions tombèrent.

Un moment en tout cas qui en dit long :

- sur cet instant de lucidité d'abord où les soldats prirent conscience que l'autre, en face, était comme eux, aussi peu enchanté de la situation, aussi pressé de rentrer chez lui, aussi peu enclin à tuer ... Moment où éclate, aveuglante, la crise mimétique. On ne pouvait pas mieux dire que le combat ne pouvait avoir lieu que pour autant que les protagonistes se ressemblaient - ce qui fut vrai tant pour les nations, les peuples ... que pour les soldats. C'est la propagande officielle qui produit de la différence sous la forme de la diabolisation de l'autre ; le discours politique sous la forme impérialisme vs décadence : aux tréfonds des cultures savoureusement semblables, constamment partagées et mutuellement enrichies issues de la même histoire et poursuivant les mêmes buts ; des hommes pris au même piège d'une logique économique et politique qui les instrumentalisait. Que ceci apparût à l'occasion de Noël, où de part et d'autre on dut bien entonner la même Douce Nuit songeant avec nostalgie aux femme et enfants restés seuls autour d'un sapin angoissé n'a au fond rien d'étonnant.

- sur ce moment terrible où des hommes subitement que le duel où ils sont contraints n'est pas le leur ; ils rentrèrent pourtant dans leurs tranchées respectives et reprirent le jeu macabre. Mais pouvaient-ils faire autrement ? Pris dans l'étau d'un ordre qui leur échappait, impuissants à avancer mais interdits de toute reculade, condamnés à la mort, glorieuse ou infamante, mais à la mort en tout cas, enferrés dans une tragédie d'où ils purent tout au plus tracer cet interstice miraculeux pour mimer ce peu d'humanité qui les sauvait encore.

- sur l'ordre militaire qui est, décidément, la suspension de toute civilité. Comment oublier que le civil c'est d'abord celui qui vit dans la cité, celui qui est civilisé, qui est citoyen ; en face le guerrier, sur un tout autre registre demeure d'abord l'ennemi de la cité et pas seulement parce qu'il la détruit ; parce qu'il suspend toute autonomie du sujet, met entre parenthèse ou supprime le citoyen et ses tentatives de libération ; qu'il arase toute différence en même temps que les villes et c'est bien dans cet uniforme où il contraint chacun qu'il faut comprendre la victoire de la logique mortifère. Le militaire est l'antonyme exact du politique, la régression absolue de toute civilité - au sens d'amabilité et donc d'humanité soucieuse de l'approche de l'autre.
Ce ne fut pas tout à fait un hasard, à cet égard, si Joffre incita tant au départ du gouvernement à Bordeaux en septembre et fit ce qu'il put pour qu'il y restât le plus longtemps possible. Compréhensible pour un gouvernement qui voulait éviter d'être enfermé à Paris comme ce fut le cas en 1870, logique pour le général qui voulut avoir les mains libres et pour qui politique rimera toujours avec temps perdu et palabres inutiles. Mais fondamentalement ordre militaire et république sont exclusifs l'un de l'autre et l'un cherchera toujours à se soumettre l'autre. C'est cela qui, ces jours de Noël 14, perça subtilement sous la grisaille embourbée des uniformes : subtilement, pas même intentionnellement mais avec une irrésistible évidence, se réveillait l'individu, la conscience de sa propre humanité qui suspendit pour un instant tous les ordres du jour et tous les ordres de marche, effaçait le no man's land en l'érigeant en espace d'échange ... On peut d'autant mieux comprendre l'affolement des états-majors respectifs à lire Lénine qui ne rêva rien tant que de faire de ces fraternisations des armes politiques d'insurrection contre la guerre !

D'aucuns peuvent se demander pourquoi et comment ces hommes ont pu regagner leurs tranchées et reprendre le combat meurtrier dès les lendemains ; s'interrogentent même sur ces millions d'hommes qui ont pu si longtemps et de manière si systématique se laisser ainsi conduire à l'abattoir sans barguigner, sans se révolter !

Ce sont les mêmes qui se demandent comment ces colonnes entières de juifs auront pu se laisser mener dans les chambres à gaz ....

La question est aussi sotte et identiquement insultante.

C'est méconnaître l'incroyable chape que tout ordre fait peser sur tout un chacun ; l'improbable et si rare concours de circonstances qui fait parfois, si rarement mais toujours soudainement, certains se révolter. L'homme décidément est trop animal politique qui ne sait se mouvoir et se développer que dans un ordre social qu'il cherche à s'approprier et diriger, mais dont irrémédiablement il a besoin. L'homme jamais ne se révolte pour le désordre mais pour fonder un autre ordre qu'il espère lui être favorable. Seul, l'individu est faible, nu et tellement incertain de lui-même : il n'est pas d'autre odyssée humaine que cette quête incessante de la ligne de partage où individu et collectivité, local et global, particulier et universel jouxtent sans se nier l'un l'autre.

L'ordre est impérieux en ceci qu'il interdit d'imaginer qu'il lui fût seulement un extérieur et, d'ailleurs, qui peut prétendre penser le désordre sans lui trouver quelque cohérence qui le rabatte sur un simple ordre, même différent. La version militaire de cet impératif est l'ordre du jour de Joffre en Septembre 14, menaçant de mort ceux qui en viendraient à reculer, contraignant à l'offensive à tout coup. Devoir avancer, ne pas pouvoir reculer ... la mort dans les deux cas. Elle réside en ceci la montée aux extrêmes évoquée par Clausewitz : la logique de la guerre réside en ceci d'interdire qu'il puisse lui subsister un au delà, et même un après. La logique de la guerre réside sinon dans sa perpétuité au moins dans sa perpétuation indéfinie ! Il en va ici comme de ces émotions fortes, de ces sentiments et pulsions intimes qui ne résistent à aucun recul, à aucune rationalisation : il suffirait de se dire, ne serait ce qu'une seconde, que tout ceci est absurde pour que tout s'effondre. Mais l'ordre est impérieux en ceci même qu'il interdit qu'une telle seconde pût avoir lieu. Tout comme la raison est impuissante à endiguer les passions du reste.

Mais demeurent ces interstices, ferments d'espérance, qui soulignent combien, si drastique et global que puisse être un ordre, toujours sur ses marges, quelques fuites surviennent, quelque échappatoire se dessine qui désigne l'entêtement de l'être, la miraculeuse résistance de l'individu. Rarement suffisante pour ouvrir à soi seule un avenir, assez puissante pourtant pour ne pas désespérer de l'humain.


Lénine

"Périr dans la guerre entre les esclavagistes, en restant un esclave aveugle et impuissant, ou bien périr pour "des tentatives de fraternisation" entre les esclaves, afin de renverser l'esclavage?"

"Le 8 janvier [...] on mandait de Berlin aux journaux suisses: "Ces derniers temps, les journaux ont publié à plusieurs reprises des informations relatives à des tentatives de rapprochement pacifique entre les tranchées allemandes et françaises. La Tägliche Rundschau communique qu'un ordre de l'armée en date du 29 décembre interdit la fraternisation et, en général, tout rapprochement avec l'ennemi dans les tranchées; toute infraction à cet ordre sera réprimée comme un crime de haute trahison."

Donc la fraternisation et les tentatives de rapprochement sont un fait. Le haut commandement allemand s'en inquiète: il lui reconnaît donc de l'importance. Le journal ouvrier britannique Labour Leader du 7 janvier 1915 reproduit toute une série d'extraits de journaux bourgeois anglais faisant état de cas de fraternisation entre soldats anglais et allemands, qui ont organisé (pour la Noël) des "armistices de 48 heures" des rencontres amicales à mi-chemin entre le deux lignes de tranchées etc. Le haut commandement britannique a interdit la fraternisation par un ordre spécial. Alors que les opportunistes socialistes et leurs défenseurs (ou leurs valets ?) s'évertuaient dans leur presse (comme Kautsky) à persuader les ouvriers d'un air plein de suffisance et avec la tranquille assurance, que la censure militaire leur épargnerait tout démenti, que les accords entre socialistes des pays belligérants en vue d'actions contre la guerre étaient impossibles (expression littérale de Kautsky dans la Neue Zeit) !!

Imaginez que Hyndman, Guesde, Vandervelde, Plékhanov, Kautsky, etc. au lieu de se faire comme maintenant les complices de la bourgeoisie, aient constitué un comité international pour l'agitation en faveur "de la fraternisation et des tentatives de rapprochement" entre socialistes des pays belligérants, "dans les tranchées" aussi bien que parmi les troupes en général. Quels auraient été les résultats au bout de plusieurs mois, si aujourd'hui, 6 mois après la déclaration de guerre, et contre la volonté de tous les gros bonnets, des cbefs et des étoiles de première grandeur qui ont trahi le socialisme, une opposition monte partout contre ceux qui ont voté les crédits et contre les coureurs de portefeuilles ministériels, et que le haut commandement agite la menace de la peine capitale contre la« fraternisation » !

"En pratique, une seule question se pose: la victoire ou la défaite de son propre pays", écrivait Kautsky, le laquais des opportunistes, en pleine communion avec Guesde, Plékhanov et Compagnie. Oui, si l'on oublie le socialisme et la lutte de classes, c'est exact. Mais si l'on n'oublie pas le socialisme, c'est faux : il se pose une autre question pratique. Périr dans la guer­re entre les esclavagistes, en restant un esclave aveugle et impuissant, ou bien périr pour "des tentatives de fraternisation" entre les esclaves, afin de renverser l'esclavage?

Telle est, en réalité, la question« pratique »."

[Article paru dans "Le Social-Démocrate" n° 40, 29 mars 1915]

Les Carnets de guerre
de Louis Barthas, tonnelier
Deux jours après notre 6e escouade alla occuper le petit-poste n° 10. C'était tout simplement un barrage. dans un ancien boyau reliant les lignes allemandes, c'était là qu'était venue expirer la dernière vague d'as­saut de la dernière grande offensive de Champagne, après le flux et le reflux des dernières attaques et contre­-attaques.

A six mètres de notre barrage les Allemands avaient établi leur barrage, et quelques fils de fer épineux jetés entre et qu'on aurait pu franchir en quatre enjambées séparaient seuls deux peuples, deux races qui s'exterminaient.

Il y avait même une sape recouverte qui aboutissait à un mètre des sacs à terre allemands, on aurait pu en allongeant le bras se serrer les mains,

Apprenant qu'il étai! condamné à passer vingt-quatre heures dans un tel petit-poste, un embusqué ou un bon bourgeois, si patriote qu 'il fût, eût senti ses cheveux se hérisser sur sa tête et n'eût pas manqué de faire son tes­tament avant d'entrer dans ce coupe-gorge.

Quel n'aurait pas été leur étonnement, même leur stupéfaction de voir le calme et la tranquillité qui régnaient dans ce coin. L'un fumait, l'autre lisait, celui-ci écrivait, certains se chamaillaient sans baisser d'une note le son de leur voix.

Et si ces patriotes, ces embusqués, avaient prêté quelque peu l'oreille ils eussent entendu les Allemands tousser, cracher, parler, chantonner, etc., avec le même , sans-gêne.

Leur stupéfaction se fût changée en ahurissement s'ils eussent vu sentinelles françaises et allemandes assises tranquillement sur le parapet en train de fumer la pipe et échanger de temps en temps un bout de conversation comme de bons voisins prenant le frais sur le pas de leur porte.

De relève en relève on se transmettait les usages et coutumes de ces petits-postes, les Allemands de même et toute la Champagne pouvait s'embraser, il ne tombait jamais une grenade en ce point privilégié.