Textes

Rhétorique à Herennius

I II III IV

Livre I
Préambule et dédicace du livre (§ 1)
Considérations générales (§ 2-3)
Les parties de l'invention (§ 4)
L'exorde (§ 5-11)
La narration (§ 11-16)
La division des causes (§ 17)
La confirmation et la réfutation, et à ce propos les états de cause (§ 18-27)
Conclusion du livre I (§ 27)

Livre II
Préambule (§ 1-2)
Façon d'adapter à chaque état de cause les ressources de l'invention :
Etat de cause conjectural (§ 3-12)
Etat de cause légal (§ 13-18)
Etat de cause judiciaire complet (§ 19-26)
L'argumentation parfaite (§ 27-30)
Défauts de l'argumentation (§ 31-46)
La péroraison et ses trois parties (§ 47-50)
Conclusion du livre II

Livre III
Préambule (§ 1)
L'invention dans le genre délibératif (§ 2-9)
L'invention dans le genre démonstratif (§ 10-15)
La disposition (§ 16-18)
L'action (§ 19-27)
La mémoire (§ 28-40)
Conclusion (§ 40)

Livre IV
Introduction : pourquoi l'auteur a, dans ce livre, tiré les exemples de son propre fonds (§ 1-10)
L'élocution : les trois genres de style (§ 11-16)
Qualités d'une bonne élocution (§ 17-18)
Figures de mots (§ 18-46)
Figures de pensées (§ 47-69)
Résumé du livre IV (§ 69)
Conclusion de l'ouvrage entier (§ 70)

Livre I

I. - 1. Quoique le souci de mon patrimoine me laisse bien peu de loisirs pour l'étude, et que ces loisirs mêmes, lorsque j'en ai, j'aie accoutumé de les consacrer plus volontiers à la philosophie, cependant, Hérennius, ton désir m'a déterminé à écrire un ouvrage sur la théorie de l'art oratoire, car j'ai voulu éviter, de ta part, le soupçon d'avoir pu t'opposer un refus ou d'avoir reculé devant l'effort. Et je me suis mis à ce travail avec d'autant plus d'ardeur que je comprenais bien que, si tu voulais connaître la rhétorique, ce n'était pas sans raisons sérieuses. Car, vraiment, il y a des avantages appréciables à savoir parler avec abondance, à être maître de sa parole, lorsque c'est un jugement droit, du tact et de la méthode qui règlent l'emploi de ces qualités.

Voilà pourquoi j'ai laissé de côté ces belles connaissances que les écrivains grecs ont été chercher pour en faire un tel étalage, car, dans la crainte de ne pas en savoir assez, ils sont allés prendre de tous côtés des notions sans rapport avec leur dessein, et cela pour faire paraître leur science plus difficile à apprendre. Moi je me suis borné à ce qui me semblait avoir un rapport à la théorie de l'art oratoire. En effet, ce n'est pas, comme les autres, l'espoir ou l'appât de la gloire qui m'amène à écrire; ce que j'ai voulu, c'est que mes efforts répondent à ton désir. Maintenant, pour ne pas allonger ce développement, je vais entrer en matière, après t'avoir donné un avis : c'est que la théorie, sans la pratique assidue de la parole, n'est pas d'un grand secours, ce qui doit te faire comprendre qu'à mes préceptes théoriques doivent s'ajouter des exercices appropriés.

II. - 2. Le devoir de l'orateur est d'être en état de parler sur tout ce qui, de par la coutume ou la loi, touche les rapports entre les citoyens, et de le faire en se conciliant, du mieux qu'il peut, l'assentiment de l'auditeur.

Il y a trois genres de causes dont l'orateur doit accepter de se charger : démonstratif, délibératif, judiciaire. Le genre démonstratif est celui qui a pour objet l'éloge ou le blâme d'une personne quelconque déterminée ; le genre délibératif, impliquant une délibération, se propose d'appuyer ou de combattre une proposition ; le genre judiciaire consiste dans un débat et implique accusation ou revendication et défense.

Maintenant j'enseignerai quelles qualités doit posséder l'orateur, puis je montrerai comment il faut traiter les différentes causes.

3. Les qualités de l'orateur sont donc l'invention, la disposition, l'élocution, la mémoire, l'action. L'invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables qui rendent la cause convaincante. La disposition consiste à les ordonner et à les répartir ; elle fixe la place qui doit être assignée à chacun d'eux. L'élocution consiste à approprier aux arguments trouvés les mots et les phrases qui leur conviennent. La mémoire consiste à se fixer solidement en l'esprit, les arguments, les mots et la dis-position. Le débit consiste à régler agréablement la voix, la physionomie et le geste.

Ces qualités, nous avons trois moyens de les acquérir : théorie, imitation, exercice. La théorie est un ensemble de préceptes constituant une méthode raisonnée pour parler. L'imitation nous pousse à employer une méthode scrupuleuse pour ressembler, en parlant, à certains modèles. L'exercice est la pratique assidue et l'habitude de la parole.

Puisque nous avons montré les genres de causes dont l'orateur devait se charger et les connaissances qu'il devait posséder, il semble bien que, maintenant, il faille indiquer comment le discours doit se plier au but que doit proposer l'orateur.

III. - 4. Dans l'invention, on distingue exactement six parties du discours : exorde, narration, division, confirmation, réfutation, péroraison. L'exorde est le début du discours : il dispose à l'attention l'esprit de l'auditeur. La narration est l'exposé des faits tels qu'ils se sont déroulés ou peuvent s'être déroulés. La division est la partie où nous mettons en lumière les points sur lesquels les deux parties sont d'accord, ceux qui sont contestés, et exposons ce que nous allons dire. La confirmation expose nos arguments avec leurs preuves. La réfutation détruit les sources de développement de nos adversaires, La péroraison est la fin du discours réglée par l'art.

Maintenant que, des devoirs de l'orateur, j'ai été amené, pour mieux faire connaître le sujet, à parler aussi, des parties du discours, en les ramenant à l'invention, c'est de l'exorde, semble-t-il, qu'il faut parler d'abord.

5. La cause une fois déterminée, il faut, pour débuter par un exorde bien approprié, considérer le genre de la cause. Ces genres sont au nombre de quatre : noble, honteux, douteux, bas. On regarde comme noble celui où nous défendons ce qu'il semble que tout le monde doit défendre, ou bien où nous attaquons ce qu'il semble que tout le monde doit attaquer. On entend par honteux celui où l'on attaque une chose noble ou bien où l'on défend une chose honteuse. Le genre est douteux, lorsque la cause est en partie noble, en partie honteuse. Il est bas, lorsqu'on traite un sujet qui excite le mépris.

IV. - 6. Il conviendra, par conséquent, d'adapter au genre de la cause la façon de traiter l'exorde. Il y a deux sortes d'exorde, l'un direct, que l'on appelle en grec prohemium, l'autre par insinuation, qu'ils nomment epodos.

L'exorde est direct, quand, dès l'abord, nous préparons l'esprit des auditeurs à nous écouter. L'on y réussit en éveillant leur attention, leur intérêt, leur sympathie.

Si la cause est du genre douteux, nous tirerons l'exorde des considérations propres à gagner la bienveillance, pour éviter que la partie déshonorante qu'elle comporte ne puisse nous nuire. Si c'est une cause du genre bas, nous piquerons l'attention. Si c'est une cause du genre honteux, il faut employer l'insinuation, dont nous parlerons plus loin, à moins que nous n'ayons trouvé le moyen de nous concilier la bienveillance en attaquant nos adversaires. Si c'est une cause du genre noble, nous pourrons sans inconvénient employer ou non l'exorde direct. Si nous voulons l'employer, il faudra montrer pourquoi la cause est noble ou exposer en peu de mots de quoi nous allons parler. Si nous ne voulons pas l'employer, il faudra partir d'une loi, d'un document écrit ou d'un moyen capable d'appuyer notre cause.

7. Mais, puisque nous voulons éveiller l'intérêt, la sympathie, l'attention des auditeurs, je vais montrer le moyen d'y parvenir.

Nous pourrons captiver leur intérêt en exposant brièvement le point essentiel de la cause et en éveillant leur attention ; car l'intérêt naît de l'attention.

Nous soutiendrons leur attention, en promettant d'exposer des choses importantes, nouvelles, extraordinaires, des considérations qui intéressent soit l'Etat, soit les auditeurs mêmes, soit le culte des dieux immortels, en priant l'auditoire de nous écouter avec attention, en énumérant tous les points que nous allons traiter.

8. Quant à leur sympathie, il y a quatre moyens de se la consilier : c'est de parler de nous, de nos adversaires, de nos auditeurs, des faits mêmes de la cause.

V. - En parlant de nous, pour nous ménager la sympathie, nous ferons sans prétention l'éloge de nos services ; nous dirons quelque chose de notre conduite envers l'Etat, envers nos parents, nos amis ou les auditeurs mêmes, pourvu que tous ces développements aient un rapport à l'affaire en cause. Nous pourrons de même exposer nos malheurs, notre misère, notre abandon, notre détresse, prier les auditeurs de nous prêter secours, et, en même temps, montrer que nous n'avons pas voulu placer notre espoir en d'autres personnes [que nous].

En parlant de nos adversaires, pour gagner la bienveillance, nous attirerons sur eux l'antipathie, la défaveur ou le mépris. Nous déchaînerons l'antipathie en signalant dans leur conduite quelque action basse, tyrannique, perfide, cruelle, arrogante, méchante, criminelle. Nous provoquerons la défaveur en signalant leurs violences, leur influence illégale, leur esprit de cabale, leurs richesses, leur ambition effrénée, la noblesse de leurs origines, leurs clients, leurs hôtes, leurs associations, leurs alliances de famille, et en montrant qu'ils mettent plus de confiance en ces avantages que dans la vérité de leurs assertions. Nous attirerons le mépris sur nos adversaires en signalant leur manque d'initiative et d'énergie, leur indolence, leur mollesse.

En partant des auditeurs, nous nous concilierons leur sympathie en signalant le courage, le bon sens, la mansuétude, la hauteur de vue qu'ils ont montrés dans certains jugements antérieurs ; nous exposerons en outre ce que l'on pense d'eux, le jugement que l'on attend d'eux.

En parlant des faits mêmes, pour provoquer la sympathie de l'auditeur, nous louerons et exalterons notre cause, nous rabaisserons et dénigrerons celle de nos adversaires.

VI. - 9. Nous allons traiter maintenant de l'insinuation. Il y a trois circonstances où nous ne pouvons employer l'exorde direct et il faut les considérer avec soin. Notre cause est honteuse, c'est-à-dire que les faits indisposent contre nous l'esprit des auditeurs ; ou bien l'esprit des auditeurs semble avoir été convaincu par ceux qui, parlant avant nous, nous ont combattus; ou bien il s'est fatigué à écouter ceux qui ont parlé avant nous.

Si la cause a quelque chose de honteux, voici comment nous pourrons commencer : c'est le fait, non l'accusé, ou bien c'est l'accusé, non le fait, qu'il convient de considérer. Nous mêmes n'approuvons pas les faits, tels que les peignent nos adversaires ; ils sont indignes, ils sont abominables. Puis, lorsque nous aurons développé cette idée en l'amplifiant, nous montrerons qu'il n'y a rien eu de pareil dans notre conduite, ou bien nous mettrons en avant un autre jugement rendu dans une cause analogue, aussi, plus ou moins importante. Enfin, progressivement, nous arriverons à notre cause, que nous mettrons en parallèle avec celle que nous venons de citer. Nous arriverons au même résultat en déclarant que nous ne parlerons pas de nos adversaires ou de quoi que ce soit d'étranger à la cause et cependant nous en traiterons d'une façon détournée par quelques mots glissés dans le discours.

10. Si l'auditoire est gagné d'avance, c'est-à-dire si les paroles de notre adversaire ont produit en lui la conviction, ce qu'il ne nous sera pas difficile de savoir, puisque nous savons ce qui la détermine ordinairement, si, dis-je, nous croyons la conviction produite, voici comment nous nous insinuerons vers la cause : nous promettrons de parler d'abord de ce que nos adversaires ont regardé comme leur plus sérieux appui ; nous tirerons notre début d'un mot de notre adversaire et particulièrement de celui qu'il aura prononcé le dernier ; nous hésiterons sur ce que nous devons dire d'abord, sur ce à quoi nous devons répondre de préférence ; on produit ainsi un effet de surprise.

Si l'attention de l'auditoire est fatiguée, nous commencerons par quelque chose qui puisse soulever le rire, apologue, histoire vraisemblable, charge, contre-vérité, parole à double entente, sous-entendu, raillerie, feinte naïveté, exagération plaisante, rapprochement, calembour, mot inattendu, parallèle, anecdote imaginée ou historique, citation d'un vers, interpellation ou approbation ironique adressée à quelqu'un. Ou encore nous annoncerons que nous allons répondre autrement que nous n'y étions préparés, que nous n'allons pas nous exprimer comme les autres ont l'habitude de le faire ; nous exposerons brièvement ce que les autres ont coutume de faire, et ce que nous, nous allons faire.

VII. - 11. Entre l'exorde par insinuation et l'exorde direct, voici la différence. L'exorde direct doit être tel que, dès l'abord, par les moyens perceptibles que nous avons indiqués, nous provoquions la sympathie, l'attention ou l'intérêt de l'auditeur. L'exorde par insinuation, lui, doit être tel que nous arrivions au même résultat en dissimulant notre marche et par des moyens cachés, de manière à assurer une base aussi avantageuse à notre rôle d'orateur. Dans tous les cas, bien qu'il faille, dans toute l'étendue du discours, rechercher ce triple avantage, d'amener les auditeurs à nous prêter attention, intérêt, sympathie, c'est surtout par l'exorde de la cause qu'il faut le rechercher. Maintenant, pour éviter que ton exorde ne présente quelque défaut, je vais t'enseigner les défauts à éviter. Dans l'exorde d'une cause, il faut veiller à ce que le style soit égal et les mots ceux de la conversation courante, car, sinon, le discours semblerait apprêté. L'exorde est défectueux, quand, pouvant convenir indifféremment à plusieurs causes, il est ce qu'on appelle banal. Il est encore défectueux, quand il peut être employé également par l'adversaire; c'est l'exorde vulgaire. De même, quand l'adversaire peut le retourner et s'en servir. Il est encore défectueux, quand il est composé avec trop d'apprêt, qu'il est trop long, quand il ne paraît pas tiré directement de la cause, de façon à vraiment faire corps avec la narration, ou enfin quand il ne procure ni la sympathie, ni l'intérêt, ni l'attention de l'auditiore.

VIII. - C'est assez sur l'exorde ; passons maintenant à la narration.

12. Il y a trois genres de narrations. Le premier consiste dans l'exposé des faits, où nous faisons servir chaque détail à notre avantage, pour obtenir le succès ; c'est celui qui convient dans les causes soumises à une décision de justice. Le second genre de narration est celui qu'on fait entrer quelquefois dans le discours comme moyen de donner confiance, de jeter des soupçons sur l'adversaire, de passer d'une idée à une autre, et, d'une façon générale, de préparer quelque chose. Le troisième est étranger aux causes réelles, mais il convient de s'y exercer pour pouvoir, dans les procès, mieux traiter les deux premiers genres.

13. Cette sorte de narration offre deux espèces, relatives, l'une aux faits, l'autre aux personnes.

Celle qui consiste en un exposé de faits comporte trois parties : récit légendaire, histoire, fiction. Le récit légendaire est celui qui présente des circonstances qui ne sont ni vraies, ni vraisemblables, par exemple celles que l'on trouve dans les tragédies. Par récit historique, on entend un fait réel qui est loin des souvenirs que peut avoir notre génération. La fiction est un fait imaginaire, mais qui aurait pu se passer, comme les sujets de comédies.

La seconde espèce de narrations, qui porte sur les personnes, doit, en un style à l'élégance enjouée, présenter les divers traits de caractère : gravité, douceur, espoir, crainte, soupçon, regret, dissimulation, pitié ; les retours des événements : revirement complet du sort, malheur imprévu, brusque joie, dénouement heureux.

Mais c'est par l'exercice qu'on arrivera à réussir en ces divers genres. Celui qui se rencontre dans les causes réelles, nous allons montrer comment il convient de le traiter.

IX. - 14. Trois qualités doivent se rencontrer dans la narration : brièveté, clarté, vraisemblance. Puisque nous savons qu'il faut les y trouver, il convient d'enseigner comment on les y mettra.

Nous pourrons faire une narration brève, si nous ne la commençons que là où il est nécessaire, si nous ne remontons pas au point de départ le plus éloigné, si nous présentons les faits dans leurs grandes lignes et non dans le détail, si nous bornons l'exposé aux besoins de la cause sans le poursuivre jusqu'à la dernière phase, si nous ne faisons pas de digressions, si nous ne nous détournons pas de la narration entreprise, et si nous présentons les conséquences des faits de telle manière qu'on puisse savoir ceux qui se sont passés avant, quoique nous n'en ayons pas parlé. Par exemple, dire que je suis revenu de la province, c'est laisser sous-entendre que j'y suis allé. D'une façon générale, il vaut mieux laisser de côté non seulement ce qui peut nuire à la cause, mais aussi ce qui ne peut ni lui nuire ni la servir. Gardons-nous de répéter deux ou plusieurs fois la même chose, et aussi de ne pas reprendre tout de suite sous la même forme ce que nous avons déjà dit, comme dans l'exemple suivant : «Simon arriva le soir d'Athènes à Mégare. Dès qu'il fut arrivé à Mégare, il tendit un piège à la jeune fille ; après lui avoir tendu un piège, il lui fit violence aussitôt».

15. Nous raconterons avec clarté, si nous exposons les faits dans l'ordre où ils se sont passés, en observant la succession réelle ou vraisemblable des faits et des dates : c'est ici qu'il faudra éviter de s'exprimer d'une manière confuse, embrouillée, bizarre, de faire des digressions, de remonter au point de départ le plus éloigné, de descendre trop bas, de laisser de côté des points importants pour l'affaire ; bref il faudra suivre les préceptes donnés pour la brièveté, car, plus la narration sera brève, plus elle sera claire et facile à suivre.

16. La narration sera vraisemblable, si nous parlons d'une manière conforme à l'usage, à l'attente du public, à la nature ; si les intervalles de temps, les bienséances relatives aux personnes, les motifs des résolutions, les facilités offertes par les lieux sont bien observés, de peur qu'on ne puisse nous réfuter en disant que le temps était trop court, qu'il n'y avait pas de motif, que le lieu n'était pas favorable, que les personnages n'ont pu agir ou laisser agir ainsi. Si le fait est vrai, il n'en faut pas moins, en le racontant, se conformer à tous ces préceptes, car souvent, si l'on ne s'y conforme pas, la vérité peut ne pas emporter la conviction. Si les faits sont inventés, il faut s'y con-former encore plus exactement. Il faut inventer avec précaution, lorsque, à leur propos, peut intervenir un document officiel ou un garant autorisé.

Jusqu'ici, dans ce que j'ai dit, je crois être d'accord avec tous ceux qui ont écrit sur la rhétorique, sauf pour les choses nouvelles que j'ai tirées de mon cru touchant les exordes par insinuation, où, seul entre tous, j'ai distingué trois cas, afin de présenter pour les exordes une marche bien certaine, une méthode claire.

X. Maintenant qu'il me reste à parler de l'invention des idées, partie qui réclame particulièrement l'art de l'orateur, je m'efforcerai de ne pas déployer, dans mes recherches, moins de soin que n'en réclame l'utilité du sujet.

Mais je parlerai d'abord de la division des causes.

17. On y distingue deux parties.

En effet, d'abord la narration doit nous servir à dégager les points sur lesquels nous sommes d'accord avec nos adversaires, s'il nous est utile de l'indiquer, puis les points qui restent en discussion. Exemple : «Oreste a tué sa mère ; j'en suis d'accord avec mes adversaires. En avait-il le droit ? Lui était-il permis de le faire ? Voilà ce qui est en discussion». De même dans la réplique : «On convient qu'Agamemnon a été tué par Clytemnestre, et cependant l'on dit que je n'aurais pas dû venger mon père».

Ceci fait, il faut passer au plan, qui comprend deux aspects : l'énumération et l'exposition. Ce sera l'énumération, lorsque nous annoncerons le nombre de points que nous allons traiter. Ce nombre ne doit pas dépasser trois. Il est périlleux, en effet, de rester en deçà ou d'aller au delà ; en même temps, l'on ferait soupçonner à l'auditeur une préméditation artificieuse, ce qui détruit sa confiance en nos paroles. L'exposition, elle, consiste à exposer d'une façon brève et complète les points que nous allons traiter.

18. Maintenant passons à la confirmation et à la réfutation. Toute l'espérance d'avoir gain de cause et toute la méthode pour persuader repose sur la confirmation et la réfutation. Car après avoir exposé les arguments sur lesquels nous nous appuyons et détruit ceux qui nous sont opposés, assurément nous aurons accompli entièrement la tâche qui incombe à l'orateur.

XI. - Nous obtiendrons ce double résultat si nous connaissons l'état de la cause. D'autres en ont distingué quatre. Le maître que je suis a pensé qu'il n'y en avait que trois : par là, il a voulu non pas diminuer ce qu'ils avaient trouvé, mais montrer que, ce qu'il aurait fallu présenter dans l'enseignement comme une forme unique et simple, ils l'ont divisé en deux espèces distinctes.

L'état de cause repose sur le rapprochement entre le premier système de la défense et les griefs formulés par l'accusation. Ces états de cause sont au nombre de trois, comme nous venons de le dire : conjectural, légal, juridiciaire.

Il est conjectural, lorsque la discussion porte sur le fait. Exemple : «Ajax, après s'être rendu compte de ce qu'il avait fait dans son délire, se jeta sur son épée au milieu d'un bois. Ulysse survient, le voit mort et retire de la blessure l'arme sanglante. Teucer survient : il voit son frère mort, l'ennemi de son frère une épée sanglante à la main. Il lui intente une accusation capitale». Ici l'on cherche par conjecture ce qui s'est passé réellement ; voilà pourquoi cet état de cause s'appelle conjectural.

19. Il est légal, lorsque c'est d'un texte écrit que naît la discussion ou sur un texte écrit qu'elle porte. On y distingue six espèces différentes : texte et intention, lois contradictoires, ambiguïté, définition, moyens déclinatoires, raisonnement par analogie.

C'est d'une opposition entre le texte et l'intention que naît la discussion, lorsque la volonté de celui qui a rédigé le texte paraît en opposition avec le texte même. Exemple : «Supposons une loi portant que ceux qui auront abandonné leur vaisseau à cause d'une tempête perdront tout droit de propriété, et que leur vaisseau, s'il échappe, appartiendra, ainsi que sa cargaison, à ceux qui seront restés sur le navire. Epouvantés par la violence d'une tempête, tous ceux qui étaient à bord d'un vaisseau l'abandonnèrent et montèrent dans une barque légère. Un seul, malade, ne put sortir de sa cabine et fuir. Un concours d'événements fortuits amena le navire dans un port sans accidents. Le malade est devenu possesseur du navire, que l'ancien propriétaire réclame en justice». Voilà un état de chose légal, du type texte et intention.

20. Ce sont des lois contradictoires qui produisent la discussion, lorsqu'une loi ordonne ou permet une chose et qu'une autre loi la défend. Exemple : «Une loi défend à celui qui a été condamné pour concussion de parler devant l'assemblée du peuple. Une autre loi veut que l'augure désigne dans l'assemblée du peuple celui qui demande à être nommé en remplacement d'un augure mort. Un augure condamné pour concussion désigna celui qui demandait à être nommé. On réclame une condamnation contre lui». Voilà un état de cause légale par lois contradictoires.

XII. - C'est l'ambiguïté qui donne naissance à la discussion, lorsque l'intention vise une seule chose, alors que le texte en vise deux ou plusieurs. Exemple : «Un chef de famille, en instituant son fils pour héritier, légua par testament de la vaisselle d'argent à sa femme : Mon héritier donnera à ma femme trente livres pesant de vaisselle d'argent, à son choix. Après sa mort, la femme demande des vases de prix et magnifiquement ciselés. Le fils, lui, prétend constituer les trente livres pesant comme il lui plaît». Voilà un état de cause légal par ambiguïté.

21. C'est sur la définition que repose la cause, lorsque la discussion porte sur le nom que l'on doit donner à un fait. En voici un exemple : «Lorsque Lucius Saturninus se proposait de déposer un projet de loi frumentaire tendant à abaisser le prix du blé à cinq sixièmes d'as, Q. Cépion, alors questeur urbain, démontra au sénat que le Trésor ne pourrait suffire à une telle largesse. Le sénat décréta que Saturninus, s'il proposait cette loi au peuple, lui semblerait agir contre les intérêts de l'Etat. Saturninus la propose ; ses collègues frappent son acte de nullité. Saturninus n'en persiste pas moins à faire voter. Cépion, le voyant, nonobstant l'intercession de ses collègues, agir contre les intérêts de l'Etat, s'élance accompagné de quelques bons citoyens, démolit les ponts, jette à bas les urnes, empêche que la loi ne soit mise aux voix. Cépion est accusé de lèse-majesté». Voilà un état de cause légal par définition. C'est en effet le mot même qu'on définit, lorsqu'on cherche en quoi consiste une atteinte à la majesté du peuple romain.

22. Ce sont des moyens déclinatoires qui donnent naissance à la discussion, lorsque l'accusé soutient qu'il faut lui accorder une remise, lui donner d'autres accusateurs ou d'autres juges. Cet état de cause, les Grecs l'emploient souvent devant les tribunaux ; nous, à l'instruction. Toutefois devant les tribunaux aussi nous nous en servons quelquefois. Par exemple, un homme accusé de péculat pour avoir enlevé d'un lieu privé des vases d'argent appartenant à l'Etat, peut dire, après avoir défini le vol et le péculat, que c'est une action de vol et non de péculat qu'on doit lui intenter.

Voici les raisons qui expliquent pourquoi devant le tribunal cette forme de l'action légale se présente rarement : dans une action privée, il y a les exceptions établies par le préteur et celui-là perd sa cause qui intente une accusation sans avoir d'action ; dans les procès criminels, les lois ont prévu que, si l'accusé le juge à propos, un premier jugement doit intervenir pour décider si l'accusateur a le droit d'intenter l'accusation.

XIII. - 23. C'est l'analogie qui fait la base de la discussion, quand une question est soumise au tribunal, sans que l'on s'appuie sur un texte qui s'applique à elle, alors que l'on peut invoquer d'autres lois qui présentent avec le cas donné une certaine analogie. En voici un exemple : «Loi. Le fou furieux sera, lui et ses biens, sous la curatelle de ses agnats et des membres de sa gens. Autre loi : Celui qui aura été condamné pour parricide sera enveloppé et lié dans un sac de cuir, puis jeté dans un cours d'eau. Autre loi : Ce que le père de famille aura décidé par testament sur ses esclaves ou son argent sera le droit. Autre loi : Si le père de famille meurt intestat, ses esclaves et son argent appartiendront à ses agnats et aux membres de sa gens. Malleolus fut condamné pour avoir tué sa mère. Aussitôt après sa condamnation, on lui enveloppa le visage dans une peau de loup, on lui mit au pied des entraves et on le conduisit en prison. Ceux qui le défendaient apportent des tablettes dans la prison, écrivent son testament en sa présence, dûment assistés de témoins. Il est livré au supplice. Ceux qui étaient institués héritiers par le testament prennent possession de l'héritage. Le jeune frère de Malleolus, qui, dans son procès, avait été l'un de ses accusateurs, revendique l'héritage en vertu de la loi concernant les agnats». Ici l'on ne produit aucune loi formelle, mais on en produit beaucoup, qui font se demander par analogie s'il avait ou non le droit de faire un testament. C'est un état de cause légal par analogie.

Nous avons montré quelles étaient les parties de l'état de cause légal ; parlons maintenant de l'état de cause juridiciaire.

XIV. - 24. Il y a état de cause juridiciaire lorsque l'on convient du fait, mais que l'on recherche si son auteur était ou non dans son droit. Cet état de cause se divise en deux espèces, appelées l'une complète, l'autre empruntée.

Elle est complète, quand nous soutenons que le fait, considéré en lui-même, et sans emprunter de considérations étrangères, est parfaitement licite. En voici un exemple : «Un mime désigna le poète Accius par son nom en plein théâtre. Accius le poursuit pour injures. Le mime dit simplement pour sa défense qu'il était permis de nommer la personne, sous le nom de laquelle des oeuvres dramatiques sont représentées».

La cause est empruntée, lorsque la défense, insuffisante par elle-même, emprunte l'appui d'une circonstance étrangère. Les variétés en sont au nombre de quatre : on admet, on reporte l'accusation, on décline la responsabilité, on compare deux partis possibles.

L'accusé admet l'accusation, quand il demande qu'on lui pardonne. Il a pour cela deux moyens : justification, déprécation. La justification, quand il soutient qu'il a agi sans intentions criminelles. Ici trois subdivisions : hasard, ignorance, force majeure. Hasard, comme fit Cépion devant les tribuns de la plèbe, pour se justifier de la perte de son armée. Ignorance, comme ce personnage qui fit mettre à mort l'esclave de son frère, pour avoir tué son maître, avant d'avoir ouvert le testament, dont les dispositions affranchissaient l'esclave. Force majeure, comme le soldat qui n'a pas rejoint au jour marqué par son congé, parce que les eaux lui avaient barré le passage. Dans l'appel à la pitié, l'accusé convient du crime et de son intention criminelle, mais demande néanmoins l'indulgence. Ce cas, en justice, ne peut guère se présenter, à moins que nous ne défendions un homme illustré par beaucoup de belles actions. Par exemple : «Même si l'accusé était coupable, il conviendrait de lui pardonner en faveur de ses services passés ; mais il ne demande pas de pardon». Le cas ne se présente donc pas en justice, mais peut se présenter devant le sénat ou devant un général et son conseil.

XV. - 25. Reporter l'accusation constitue la cause, lorsque, sans nier le fait, nous soutenons y avoir été contraints par la faute d'autrui. Exemple : «Oreste, pour se défendre, rejette la responsabilité sur sa mère».

Décliner la responsabilité constitue la cause, lorsque nous rejetons non pas seulement l'accusation, mais la responsabilité, que nous reportons sur quelqu'un ou rapportons à quelque circonstance. On la reporte sur quelqu'un, par exemple si l'on accusait l'homme qui s'avoue l'assassin de P. Sulpicius, mais invoque, pour sa défense, un ordre des consuls, et soutient que non seulement ils lui ont prescrit ce meurtre, mais qu'ils lui ont exposé les raisons qui le rendaient légitime. On la rapporte à une circonstance, par exemple dans le cas où un plébiscite défend ce qu'ordonne un testament. La comparaison [entre deux partis possibles] constitue la cause, quand on soutient que, de deux partis, il fallait nécessairement prendre l'un, et que celui que nous avons pris était le meilleur. Voici un exemple de ce cas : «C. Popilius, cerné par les Gaulois et ne pouvant s'enfuir, entra en pourparlers avec les généraux ennemis, et la conclusion fut que, s'il abandonnait ses bagages, il emmènerait son armée. Il jugea qu'il valait mieux perdre ses bagages que son armée ; il emmena son armée et abandonna ses bagages. On l'accuse de lèse-majesté».

XVI. - Je crois avoir montré quels sont les états de cause et leurs subdivisions. Maintenant, il faut exposer comment et par quels moyens il convient de les traiter, après avoir indiqué d'abord le but que doivent se proposer les deux adversaires, but auquel se rapporte toute l'économie du discours entier.

26. Donc, l'état de cause déterminé, il faut immédiatement chercher la justification. C'est elle qui fait le procès et qui contient toute la défense. Ainsi, pour me faire bien comprendre en empruntant le même exemple, Oreste avoue qu'il a tué sa mère. S'il ne donne pas une explication de son acte, c'en est fait de la défense. Il en a donc une, sans laquelle il n'y aurait pas même de procès. «Elle avait, dit-il, tué mon père». Ainsi, comme je l'ai montré, la justification renferme toute la défense ; sans elle, il ne subsiste pas une légère hésitation, capable de retarder la condamnation.

La justification trouvée, il faut chercher le moyen fondamental de l'accusation, c'est-à-dire ce qui résume l'accusation, ce que l'on oppose à la justification apportée par la défense et dont il a été question plus haut. Voici comment on l'établira. La justification apportée par Oreste est la suivante : «J'avais le droit de tuer ma mère, parce qu'elle avait tué mon père». Le moyen fondamental de l'accusation sera : «Oui, mais ce n'était pas à toi de la tuer, ni de la punir sans qu'elle fût condamnée».

De la justification apportée par la défense et du moyen fondamental de l'accusation doit naître le point à trancher par le tribunal ; nous l'appelons judicatio et les Grecs krinomenon. Il s'établira par la confrontation du moyen fondamental de l'accusation et du système de défense. Ainsi : «Oreste soutient que c'est pour venger son père qu'il a tué sa mère. Etait-il juste que Clytemnestre fût tuée par son fils sans avoir été jugée ?» Telle est la méthode pour trouver le point à juger ; une fois trouvé, c'est à lui qu'il faut rapporter toute l'économie du discours entier.

XVII. - 27. Dans tous les états de cause et leurs subdivisions, c'est ainsi que l'on trouvera le point à juger, exception faite pour l'état de cause conjectural. Ici l'on n'a pas à chercher de justification pour un fait que nie l'accusé, ni de moyen fondamental pour l'accusation, puisqu'il n'y a pas de justification apportée. Aussi le point à juger est-il fixé en rapprochant l'attaque et la riposte. Exemple :

Attaque : Tu as tué Ajax.
Riposte : Je ne l'ai pas tué.
Point à juger : L'a-t-il tué ?
Toute l'économie des deux discours, comme nous l'avons dit plus haut, doit se rapporter à ce point à juger. Si, dans la même cause, il y a plusieurs états de causes ou subdivisions d'états de cause, il y aura aussi plusieurs points à juger, mais on les trouvera tous également par la même méthode.

Nous avons apporté un soin attentif à traiter brièvement et clairement les matières que j'avais à traiter jusqu'à présent. Mais comme les dimensions de ce livre se sont suffisamment étendues, il est préférable de continuer dans le second livre l'exposé des autres questions, pour éviter que le nombre des pages fatigue ton esprit et le ralentisse. S'il arrive que cet exposé soit terminé trop tard au gré de tes voeux, il faudra t'en prendre à l'importance du sujet et aussi à nos occupations. Mais je me hâterai, et le temps pris par mes affaires, je le rattraperai à force de zèle, pour offrir à tes voeux un présent magnifique digne de ta déférence pour moi et de mon intérêt pour toi.

Livre II

I. - 1. Dans le premier livre, Hérennius, j'ai rapidement exposé les causes dont l'orateur doit se charger, les parties de son art auxquelles il doit consacrer une étude approfondie et les moyens les plus faciles de les connaître. Mais, comme il était impossible de traiter toutes les questions à la fois, et qu'il fallait parler d'abord des plus importantes, pour que la connaissance des autres te semblât plus facile, j'ai cru devoir m'occuper d'abord des questions les plus difficiles.

Il y a trois genres de cause, démonstratives, délibératives et judiciaires. Les causes judiciaires sont de beaucoup les plus difficiles, voilà pourquoi j'en ai traité entièrement d'abord et dans le premier livre.

Des cinq qualités de l'orateur, l'invention est la plus importante et la plus difficile à posséder. Elle aussi a été presque entièrement traitée dans ce livre : une faible partie de ce qui la concerne sera reportée au troisième livre.

2. J'ai commencé à traiter les six parties d'un discours : dans le premier livre, j'ai parlé de l'exorde, de la narration, de la division, sans m'étendre plus qu'il n'était nécessaire, et aussi clairement que je pensais que tu le désirais. Ensuite il a fallu parler à la fois de la confirmation et de la réfutation. Aussi ai-je exposé les différents genres d'états de cause et leurs subdivisions, ce qui montrait en même temps comment, la cause étant déterminée, on arrive à trouver l'état de la cause et sa subdivision.

Ensuite j'ai fait voir comment il convenait de chercher le point à juger, vers lequel, une fois établi, il fallait avoir soin de faire converger toute l'économie du discours entier.

Puis j'ai fait remarquer qu'il y avait un très grand nombre de causes, auxquelles peuvent s'adapter plusieurs états de cause ou subdivisions d'états de cause.

II. - Il me restait, semble-t-il, à montrer comment adapter les ressources de l'invention à chaque état de cause ou subdivision d'état de cause, ensuite quels sont les modes de raisonnement (épichérémala chez les Grecs) à employer et à éviter, deux points qui regardent la confirmation et la réfutation. Ensuite, et pour terminer, j'ai montré les péroraisons qu'il faut employer dans le discours ; c'est la dernière des six parties d'un discours.

Nous chercherons donc d'abord comment il faut traiter chaque cause, et, naturellement, nous examinerons avant tout la cause conjecturale, la première et la plus difficile.

3. Dans la cause conjecturale, la narration de l'accusateur doit présenter, glissés et disséminés, des détails qui jettent le soupçon sur l'accusé, si bien que dans tout acte, dans toute parole, dans toute démarche pour aller vers un endroit ou en partir, en un mot dans tout ce qu'il a fait, il paraisse y avoir un motif. La narration du défenseur doit offrir un exposé simple et clair qui atténue les soupçons.

Pour traiter cet état de cause, six subdivisions : probabilités, comparaison, indices, preuves, conséquences, preuves confirmatives. Nous allons montrer la valeur de chacune d'elles.

Dans les probabilités, on prouve que l'accusé avait intérêt au crime et que jamais il n'a reculé devant une infamie analogue. A ce propos, on considère les motifs et la vie.

Les motifs, c'est ce qui a poussé au crime, par l'espoir d'avantages à acquérir ou d'inconvénients à éviter. On cherche si, par son crime, l'accusé a visé quelque avantage, honneurs, argent, pouvoir, s'il a voulu assouvir quelque passion, amour ou acte passionnel semblable, ou s'il a évité quelque inconvénient, inimitiés, mauvaise réputation, douleur, supplice.

III. - 4. Ici l'accusateur, s'il s'agit de l'espoir d'un avantage, montrera la passion de celui qu'il attaque, s'il s'agit d'un préjudice à éviter, il exagérera ses craintes. Le défenseur, lui, soutiendra, s'il le peut, que les motifs n'existaient pas, ou bien il en atténuera l'importance. Puis il dira qu'il est injuste de faire tomber le soupçon d'un crime sur tous ceux qui peuvent en retirer quelque profit.

5. Ensuite on examinera la vie de l'accusé dans ses actions antérieures. L'accusateur devra considérer d'abord s'il n'a jamais rien fait d'analogue. S'il ne peut rien trouver, il cherchera s'il n'a jamais été soupçonné de rien d'analogue, et devra s'attacher à montrer que la vie de l'accusé s'accorde bien avec le motif de crime qu'il vient d'exposer. Par exemple, s'il soutient que le motif est l'argent, il montrera que l'accusé a toujours été avide, les honneurs, toujours ambitieux. Il pourra ainsi rapprocher étroitement le défaut habituel de l'accusé et le motif du crime. S'il ne peut trouver un défaut en rapport avec le motif, qu'il en trouve un différent. S'il ne peut le montrer avide, qu'il le montre corrupteur, perfide ; s'il peut, enfin, qu'il lui imprime la souillure d'un ou du plus grand nombre possible de vices ; il dira ensuite qu'un homme ayant si mal agi, il n'est pas étonnant qu'il se soit porté à des actes si coupables. Si l'adversaire jouit d'une haute réputation de vertu, dire qu'il faut considérer les actes et non la renommée ; l'accusé, auparavant, a caché ses turpitudes et l'on va démontrer clairement qu'il n'est pas innocent de tout mal. Le défenseur prouvera d'abord, s'il peut le faire, que la vie de son client est sans tache ; sinon, il se rejettera sur l'irréflexion, le manque de jugement, la jeunesse, la force majeure, l'entraînement ; à ce sujet... le blâme qu'entraînent des actes étrangers à l'accusation présente ne doit pas lui être imputé à mal. S'il se trouve sérieusement gêné par les scandales et l'infamie de son client, son premier soin sera de dire qu'on a répandu de faux bruits sur un innocent, et il emploiera ce lieu commun, qu'il ne faut pas croire aux bruits. Si rien de tout cela n'est possible, il emploiera, au pis aller, le moyen de défense que voici : il dira qu'il parle, non pas des moeurs de son client devant les censeurs, mais des accusations de ses adversaires devant les juges.

IV. - 6. Il y a comparaison, lorsque l'accusateur prouve que l'action imputée par lui à son adversaire n'a été utile qu'à l'accusé, ou que personne n'aurait pu l'exécuter, sauf son adversaire, ou qu'il n'y serait pas parvenu, du moins pas aussi facilement, par d'autres moyens, ou que, aveuglé par sa passion, il n'a pas vu d'autres moyens plus faciles. Ici le défenseur doit prouver que le crime était utile aussi à d'autres et que d'autres aussi ont pu commettre l'acte reproché à l'accusé.

Dans les indices, on montre que l'accusé a cherché les circonstances favorables à l'exécution de son projet. L'on distingue six parties : le lieu, le moment, la durée, l'occasion, l'espoir de la réussite, l'espoir du secret.

7. Pour le lieu, on pose les questions suivantes : était-il fréquenté ou désert ? était-il toujours désert, ou bien est-ce au moment du crime qu'il ne s'y trouvait personne ? était-il sacré ou profane, public ou particulier ? quels sont les lieux attenants ? pouvait-on voir la victime ou l'entendre ? Ce qui convient ici au système soutenu par l'accusé et par l'accusateur, je ne reculerais pas devant la tâche de l'exposer en détail, si chacun, la cause une fois donnée, ne pouvait se déterminer facilement. Ce sont, en effet, les sources de l'invention que la théorie doit fournir ; tout le reste s'acquerra facilement par l'exercice.

Pour le moment, on pose les questions suivantes : en quelle saison, à quelle heure, de nuit ou de jour, quel jour, à quelle heure de la nuit, dit-on que le fait s'est accompli, et pourquoi a-t-on choisi ce moment ?

La durée donnera lieu aux recherches que voici : a-t-elle été suffisante pour l'entier accomplissement de l'acte en question ? l'accusé savait-il qu'il aurait assez de temps pour exécuter son dessein ? Car il importe peu qu'il ait eu assez de temps pour l'exécuter, si, d'avance, il n'a pu le savoir ou le calculer.

L'occasion est l'objet des questions suivantes : était-elle favorable à l'entreprise, ou n'y en avait-il pas de meilleure, qu'on a laissé passer ou qu'on n'a pas attendue ?

Pour apprécier l'espoir du succès, on examinera si les indices précédents concordent, et, en outre, si, d'un côté, semblaient être la force, l'argent, la réflexion, la connaissance de ce qui se passait, les préparatifs, et, de l'autre, la faiblesse, le dénûment, le défaut de jugement, l'ignorance de ce qui se passait, l'absence de préparatifs ; on saura par ces considérations si l'accusé devait douter du succès ou y avait confiance.

L'espoir du secret ressortira de recherches sur les confidents, les témoins, les complices, hommes libres, esclaves ou des deux catégories.

V. - 8. Les preuves invoquent contre le fait incriminé des indices plus certains et qui fortifient mieux les soupçons. On y distingue trois moments : avant le crime, au moment du crime, aussitôt après le crime. Avant le crime, il faut considérer où l'accusé a été, où il a été vu, avec qui il a été vu, s'il a fait quelque préparatif, s'il est allé trouver quelqu'un, s'il a dit quelque chose, s'il a laissé paraître quelque chose de ses confidents, de ses complices, des concours obtenus, s'il a été quelque part contre ses habitudes ou à un autre moment que d'ordinaire. Au moment du crime, on cherchera si l'accusé a été vu tandis qu'il l'exécutait, si l'on a entendu un bruit, un cri, un craquement, ou, d'une façon générale, si quelque chose a été perçu par un sens quelconque, vue, ouïe, tact, odorat, goût, car chacun d'eux peut suggérer des soupçons. En ce qui concerne les moments ayant immédiatement suivi le crime, on examinera s'il est resté, après le forfait, quelque chose indiquant qu'un crime a été commis et par qui il a été commis. Qu'il a été commis ! Par exemple, si le cadavre est altéré par l'enflure et une couleur plombée, c'est preuve d'empoisonnement. Par qui il a été commis ? Par exemple si une arme, si un vêtement, si un objet quelconque a été abandonné, ou si une trace révélant le coupable a été relevée ; si l'accusé avait du sang sur ses vêtements ; si, aussitôt le coup fait, il a été pris ou vu à l'endroit où l'on dit que l'affaire s'est déroulée.

Dans les conséquences, on recherche les signes qui sont ordinairement la conséquence de la culpabilité et de l'innocence. L'accusateur dira, s'il le peut, que son adversaire, à l'approche des témoins, s'est mis à rougir, à pâlir, à chanceler, qu'il a tenu un langage incohérent, qu'il s'est évanoui, qu'il a fait des promesses [pour suborner un témoin] toutes choses qui prouvent la conscience que l'accusé a de son crime. Si l'accusé n'a rien fait de tout cela, l'accusateur dira qu'il avait si bien réfléchi à ce qui arriverait, qu'il pouvait soutenir tous les assauts avec l'assurance la plus parfaite ; toutes choses qui prouvent l'audace et non l'innocence. Le défenseur dira, si son client a montré de l'épouvante, qu'il a été troublé par la grandeur du danger couru et non par le remords de sa faute ; s'il n'en a pas montré, c'est la confiance en son innocence qui l'a empêché de se troubler.

VI. - 9. La preuve confirmative est le dernier moyen dont on se sert, quand on a bien établi les soupçons. Elle reçoit des développements particuliers et communs, particuliers, lorsque, seul, l'accusateur ou le défenseur peut s'en servir, communs, lorsque, suivant la cause, ils peuvent être employés tantôt par l'accusé, tantôt par l'accusateur.

Dans la cause conjecturale, le développement particulier à l'accusateur est de dire qu'il ne faut pas avoir pitié des méchants et d'amplifier l'atrocité du crime. Pour le défenseur, le développement particulier est d'essayer d'éveiller la pitié et de reprocher à l'accusateur de présenter inexactement les faits.

Les développements communs à l'usage tantôt de l'accusateur, tantôt du défenseur, consistent à parler en faveur des témoins ou contre eux, pour ou contre les tortures, pour ou contre les preuves, pour ou contre la rumeur publique.

En faveur des témoins, nous ferons valoir leur autorité personnelle, leur vie, la constance de leurs dépositions. Contre les témoins... les scandales de leur vie, les variations de leurs témoignages. On soutiendra que le fait, tel qu'ils le racontent, n'a pas pu arriver, ou n'est pas arrivé, ou qu'ils n'ont pas pu le connaître, ou que la passion inspire leurs paroles et leurs arguments. C'est dans ce sens que l'on attaquera et que l'on interrogera les témoins.

VII. - 10. En faveur de la torture, nous ferons valoir que ce sont nos ancêtres qui ont voulu que la vérité fût recherchée par la question et des souffrances, et que la violence de la douleur forçât les hommes à dire tout ce qu'ils savent. Cet exposé aura encore plus de force si, en raisonnant sur les aveux obtenus à la torture, nous leur donnons un caractère de vraisemblance par les procédés qui servent à traiter toute supposition relative à une question de fait. Contre les tortures, nous dirons que nos ancêtres ont voulu les voir intervenir dans des cas bien déterminés, où l'on pouvait reconnaître la vérité des réponses faites à la question ou en réfuter l'imposture, par exemple si l'on recherchait à quelle place un objet a été mis, ou quelque chose d'analogue, qui peut être vu... ou vérifié par quelque signe analogue. Ensuite, il ne faut pas s'en rapporter à la douleur, parce qu'elle épuise moins l'un que l'autre, que tel individu est mieux doué d'imagination, enfin qu'on peut souvent savoir ou deviner ce que veut apprendre le juge d'instruction ; on comprend que, en le disant, on mettra fin à la douleur. Cet exposé aura plus de force si, par une argumentation plausible, nous réfutons les aveux faits à la torture ; pour cela, il faudra se servir des procédés appliqués à la question de fait et exposés plus haut.

11. En faveur des preuves, des indices et autres moyens de fortifier le soupçon, il convient de parler comme suit : lorsque se recoupent beaucoup de preuves et d'indices concordants, il en résulte l'évidence et non le soupçon. De même, il faut accorder plus de confiance aux preuves et aux indices qu'aux témoins, car les premiers montrent les choses telles qu'elles se sont passées réellement, les témoins, eux, peuvent être corrompus par l'argent, le désir de plaire à un puissant, la crainte, l'inimitié. Contre les preuves, les indices et autres moyens de soulever le soupçon, nous dirons qu'il n'y a pas de chose qui ne puisse être attaquée par le soupçon, puis nous affaiblirons les différentes raisons de soupçonner l'accusé et nous montrerons qu'elles ne s'appliquent pas plus à nous qu'à n'importe quelle autre personne ; c'est une indignité que, en l'absence de témoignages, une conjecture et un soupçon soient jugés suffisamment convaincants.

VIII. - 12. En faveur des bruits publics, nous dirons qu'une réputation ne se fait pas habituellement au hasard et sans fondement, qu'il n'y a pas de raison pour qu'elle ait été forgée et imaginée de toutes pièces ; de plus, en admettant que les autres soient ordinairement mensongers, nous établirons par une argumentation que ceux-là sont exacts. Pour parler contre les bruits publics, nous montrerons qu'il y en a beaucoup de faux, et nous citerons l'exemple de personnes dont la réputation courante était usurpée ; nous dirons, en ce qui concerne ceux qui courent sur nous, qu'ils sont injustes ou qu'ils ont été forgés par des hommes malveillants et médisants de nature. En outre, nous apporterons quelque fable inventée contre nos adversaires, dont nous dirons qu'elle se trouve sur toutes les lèvres, ou nous rapporterons quelque bruit exact, de nature à porter quelque atteinte à leur réputation. Mais nous ajouterons que nous n'ajoutons aucune foi à ce bruit, parce que n'importe qui peut rapporter sur quelqu'un un bruit qui lui porte atteinte et répandre une histoire imaginée. Toutefois, si le bruit qu'on nous oppose semble vraiment plausible, on pourra, par une argumentation, détruire la foi qu'on pourrait y ajouter.

Comme l'état de cause conjectural est le plus difficile et qu'il se rencontre le plus souvent dans les procès réels, nous avons mis d'autant plus de soin à en examiner à fond toutes les parties, pour que nous ne soyons arrêtés par le moindre embarras ni par le moindre faux-pas, lorsque la théorie que nous venons de formuler sera appliquée à une pratique assidue. Maintenant passons aux parties de l'état de cause légal.

IX. - 13. Lorsque les intentions du rédacteur ne seront pas d'accord avec le texte rédigé par lui, si nous défendons le texte, voici les développements que nous emploierons : tout de suite après la narration, grand éloge du rédacteur, puis lecture du texte ; ensuite demander à nos adversaires s'ils savent pertinemment que ce texte figure dans une loi, un testament, un contrat ou tout autre écrit se rapportant à la cause ; ensuite examiner par comparaison le texte, la déclaration des adversaires, le parti que doit prendre le juge : faut-il que celui-ci s'en rapporte à un texte rédigé avec soin ou à une interprétation insidieusement imaginée, ensuite combattre avec dédain le sens que les adversaires ont imaginé et donné au texte. Après quoi l'on cherchera à quel danger l'on aurait été exposé si le rédacteur avait voulu compléter sa rédaction dans ce sens ou s'il n'a pas pu la terminer. Ensuite nous découvrirons sa pensée et nous indiquerons la raison qui lui a dicté sa rédaction, et nous montrerons que cette rédaction est claire, brève, juste, complète, appuyée de motifs précis. Ensuite on citera des exemples de procès où, bien que les adversaires avaient invoqué la pensée et les intentions, on a jugé plutôt conformément au texte. Puis on montrera comme il est dangereux de s'écarter du texte. Lieu commun : contre celui qui, tout en avouant avoir agi d'une façon contraire aux dispositions d'une loi ou aux termes d'un testament, cherche néanmoins à défendre sa conduite.

X. -14. Si nous défendons l'intention, nous louerons d'abord le rédacteur pour la judicieuse concision avec laquelle il n'a dit, dans sa rédaction, que ce qui était nécessaire, ne jugeant pas nécessaire de faire figurer dans son texte ce qui peut être compris sans texte. Ensuite nous dirons que c'est le propre de la mauvaise foi de s'attacher aux mots et à la lettre, et de négliger l'intention. Ensuite ce qui figure dans le texte ne peut être exécuté, ou ne peut l'être sans aller contre la loi, contre la coutume, contre la nature, contre l'équité, toutes choses dont personne ne niera que le rédacteur du texte ait voulu la très stricte observation ; au contraire ce que nous avons fait est absolument conforme à la justice. D'ailleurs l'opinion de nos adversaires ne peut se défendre ; ou bien elle est déraisonnable, injuste, inapplicable, en opposition avec ce qui précède ou ce qui suit, en contradiction avec le droit commun, avec les autres lois générales ou avec les choses jugées. Ensuite on citera des décisions judiciaires conformes à l'intention et contraires aux textes; puis nous lirons et expliquerons de brefs extraits des lois ou des contrats dans lesquels il faut interpréter la volonté des rédacteurs. Lieu commun : contre celui qui lit un texte, sans chercher l'opinion de celui qui l'a rédigé.

15. Lorsque deux lois sont contradictoires, on examinera d'abord si elles ne sont pas abrogées en tout ou en partie, puis si leur opposition est telle que l'une ordonne et l'autre défende, ou que l'une oblige et l'autre permette. Car ce serait se défendre bien faiblement que de se disculper par une loi qui permet, en présence d'une loi qui ordonne ; en effet une injonction formelle l'emporte sur une simple permission. La défense a encore peu de valeur, lorsqu'on fait voir qu'on s'est conformé à l'injonction d'une loi abrogée en tout ou en partie, sans s'inquiéter des prescriptions d'une loi postérieure. De ces considérations, nous passerons aussitôt à la lecture, à l'explication, au vif éloge de la loi sur laquelle nous nous appuyons. Ensuite nous éluciderons les intentions de la loi qu'on nous oppose et nous les interpréterons à l'avantage de notre cause. Puis, à l'état de cause judiciaire complet, nous emprunterons les considérations de droit, et nous rechercherons quelle est la loi qu'appuie le point de vue juridique ; cette partie de l'état de cause judiciaire, nous en parlerons plus loin.

XI. - 16. Si l'on estime que le texte offre quelque ambiguïté, parce qu'on peut en tirer deux ou plusieurs sens différents, voici comment il faut en traiter : d'abord il faut chercher s'il offre de l'ambiguïté ; puis il faut montrer comment se serait exprimé l'auteur du texte, s'il avait voulu lui donner le sens que lui prêtent nos adversaires ; ensuite celui que nous lui prêtons est possible, et il est conforme à l'honnêteté, à la vertu, à la loi, à la coutume, à la nature, au bien et à l'équité ; c'est tout le contraire pour nos adversaires ; d'ailleurs il n'y a pas d'ambiguïté, puisque l'on voit bien quel est le vrai sens. Il y a des auteurs qui estiment que, pour traiter cette cause, la connaissance des amphibologies, telle que l'exposent les dialecticiens, est très utile. Nous, au contraire, nous estimons qu'elle n'apporte aucun secours, mais plutôt un sérieux embarras. En effet, tous ces dialecticiens font la chasse aux expressions amphibologiques, même lorsqu'un des sens ne veut rien dire. Aussi, quand un autre parle, sont-ils des interrupteurs importuns ; quand un autre écrit, des interprètes fâcheux et surtout obscurs ; puis, à force de vouloir parler avec prudence et clarté, ils finissent par ne pouvoir rien dire. Redoutant de laisser échapper un terme amphibologique, ils en arrivent à ne pas prononcer leur nom. Leurs opinions puériles, je les réfuterai, quand tu le voudras, par les raisons les plus décisives. Pour le moment, il n'était pas hors de propos de marquer notre mépris pour le bavardage de cette école impuissante à parler.

XII. 17. Si c'est un état de cause de définition, nous donnerons d'abord une brève définition du mot en question : «C'est se rendre coupable de lèse-majesté, que de toucher aux éléments qui constituent la grandeur de l'Etat. Quels sont ces éléments, Q. Caepio ? Les suffrages, les magistrats. Or, en brisant les ponts, tu as privé le peuple du droit de suffrage et empêché les magistrats de donner des conseils». Réponse : «Se rendre coupable de lèse-majesté, c'est porter atteinte à la grandeur de l'Etat. Moi, je n'y ai pas porté atteinte ; au contraire, j'ai empêché qu'on y portât atteinte : j'ai sauvé le Trésor, j'ai résisté aux passions des méchants ; je n'ai pas souffert que la majesté romaine pérît tout entière». Donc on commence par expliquer le sens du but brièvement et dans l'intérêt de la cause ; puis de l'explication du mot on rapprochera le fait qu'on nous reproche ; puis on combattra le principe de l'explication contraire, comme fausse, inutile, honteuse, injuste ; ici l'on empruntera ses moyens aux considérations juridiques de l'état de cause judiciaire absolu, dont nous parlerons plus loin.

18. Dans les causes reposant sur des moyens déclinatoires, on cherche d'abord si telle personne avait le droit d'intenter une action, une réclamation, une poursuite, s'il ne fallait pas choisir un autre temps, invoquer une autre loi, prendre une autre procédure. Les moyens se trouveront dans les lois et les moeurs, le juste et le bien ; nous en parlerons à propos de la cause juridiciaire absolue.

Dans une cause où l'on s'appuie sur l'analogie, on cherchera d'abord des causes plus importantes, moins importantes, ou semblables, où l'on trouve des dispositions écrites ou des arrêts semblables. En second lieu, cette espèce est-elle semblable ou non à l'espèce en question ? Puis l'absence du texte sur cette espèce est-elle volontaire, parce qu'on n'a rien voulu prévoir ou parce qu'on a pensé avoir assez prévu, étant donné la ressemblance des autres textes écrits ?

Je me suis assez étendu sur les parties de l'état de cause fondé sur un texte ; je reviens maintenant à l'état de cause juridiciaire.

XIII. 19. On se sert de l'état de cause juridiciaire complet, lorsque l'on soutient la justice de l'acte même dont on se reconnaît l'auteur, sans recourir à aucun moyen de défense étranger à la cause. Ici il convient de chercher si l'acte est juste. Nous pourrons traiter cette question, une fois la cause établie, si nous connaissons les sources du droit, qui sont les suivantes : la nature, la loi, l'usage, les précédents, l'équité, les conventions.

Au droit naturel appartiennent les devoirs de parenté et d'affection familiale : c'est lui qui établit l'affection des enfants pour les parents et des parents pour les enfants.

Le droit fondé sur la loi est celui qu'a sanctionné la volonté du peuple. Exemple : comparaître, quand on est assigné.

Le droit fondé sur la coutume est celui qui, en l'absence de toute loi, est consacré par l'usage à l'égal d'une loi. Exemple : si vous avez remis des fonds à un banquier, vous pouvez légitimement les réclamer à son associé.

Il y a des précédents, lorsque, sur la même question, une sentence a été rendue ou qu'une décision est intervenue. Ils se contredisent souvent, suivant les décisions opposées d'un juge, d'un préteur, d'un consul ou d'un tribun de la plèbe. Par exemple, M. Drusus, préteur urbain, autorisa l'action intentée à un héritier pour inexécution de mandat ; Sex. Julius la refusa. De même, le juge C. Célius renvoya absous de l'accusation de dommage celui qui avait offensé le poète Lucilius en le nommant sur le théâtre ; P. Mucius condamna celui qui avait nommé le poète L. Accius.

20. Donc, puisque sur une même espèce on peut produire des précédents différents, lorsque le cas se présentera, nous comparerons les juges, les circonstances, le nombre des juges.

Le droit repose sur l'équité, lorsqu'il paraît bien conforme à l'idée que l'on se fait généralement de ce qui est juste. Par exemple, un homme âgé de plus de soixante ans et malade peut comparaître par mandataire. Suivant les circonstances et la dignité de la personne, on va jusqu'à établir ainsi une nouvelle espèce de droit.

Le droit est fondé sur les conventions, lorsque les parties ont convenu de quelque chose. Il y a des conventions, dont l'exécution est garantie par les lois. Exemple : «S'il y a contrat, qu'on plaide à l'endroit convenu ; s'il n'y a pas contrat, qu'on porte la cause au comitium ou au forum avant midi». Il y a aussi des conventions, qui sont exécutoires indépendamment des lois en vertu de l'accord même, et dont l'on dit qu'elles font le droit.

Voilà par quels moyens il convient de montrer l'injustice de la thèse opposée, de prouver la justice de la nôtre, ce qui, d'après nous, doit être fait dans l'état de cause juridiciaire absolu.

XIV. - 21. Lorsqu'on emploie la comparaison et qu'on cherche s'il valait mieux agir comme l'accusé dit l'avoir fait ou comme l'accusateur dit qu'il aurait fallu le faire, il conviendra d'abord, en mettant les deux partis en parallèle, de chercher lequel aurait été le plus utile, c'est-à-dire lequel aurait été le plus honorable, le plus pratique, le plus avantageux. Ensuite il faudra chercher s'il fallait que l'accusé lui-même jugeât du degré d'utilité ou s'il n'appartenait pas à d'autres de le fixer. Ici, l'accusateur, procédant comme dans l'état de cause conjectural, introduira l'hypothèse que, si l'accusé a tenu cette conduite, ce n'était pas pour préférer le meilleur au pire, mais par des vues criminelles, et il en donnera des raisons plausibles. Le défenseur, au contraire, réfutera l'argumentation conjecturale. Ces points ainsi traités, l'accusateur emploiera le lieu commun contre celui qui, ayant le pouvoir de choisir, a préféré l'inutile à l'utile.

22. Le défenseur, lui, réfutera ceux qui ne jugent pas équitable de préférer [jamais] une chose dangereuse à une chose utile ; pour cela, il emploiera un lieu commun pathétique, et en même temps il demandera aux accusateurs, aux juges eux-mêmes ce qu'ils auraient fait, s'ils avaient été à la place de l'accusé, et il leur mettra sous les yeux le temps, le lieu, la circonstance et les raisons qui ont fait agir celui-ci.

XV. - Il y a translation d'accusation, lorsque l'accusé rejette sa faute sur d'autres. Il faut d'abord chercher si le droit permet de rejeter l'accusation sur un autre ; puis il faut examiner si la faute rejetée sur un autre est aussi grave que celle dont l'accusé se reconnaît coupable ; ensuite s'il devait tomber dans une faute où un autre était déjà tombé ; ensuite s'il ne fallait pas qu'un jugement eût lieu d'abord ; ensuite, en l'absence d'un jugement sur l'action criminelle qu'il rejette sur un autre, devait-il en rendre un lui-même sur cette question, qui n'a jamais été portée devant la justice. Lieu commun de l'accusateur contre ceux qui estiment que la violence doit l'emporter sur les jugements. En outre il demandera à ses adversaires ce qui arriverait si tous agissaient comme eux, et allaient jusqu'à punir les coupables avant qu'une condamnation fût intervenue, d'après l'exemple qu'ils conviennent d'avoir donné. Que serait-ce si l'accusateur lui-même avait voulu en faire autant ? Le défenseur mettra en lumière la conduite détestable de ceux sur lesquels il rejettera l'accusation ; il mettra sous les yeux le fait, le lieu, le temps, de manière à donner aux auditeurs l'opinion qu'il n'aurait pas été possible ou inutile de faire venir la cause en jugement.

XVI. - 23. L'aveu est le cas où nous demandons qu'on nous pardonne. Il comprend la justification et la déprécation.

La justification consiste à nier toute préméditation. On y distingue la nécessité, le hasard, l'ignorance. Voyons d'abord ces moyens ; nous reviendrons ensuite à la déprécation. Il faut d'abord examiner si c'est par sa faute que l'accusé a été acculé à cette nécessité. Ensuite, il faut chercher quel moyen il avait d'éviter et d'atténuer l'effet de cette force majeure. Ensuite, celui qui donne la nécessité pour excuse a-t-il essayé de faire ou d'imaginer quelque chose contre elle ? Ensuite, ne peut-on pas, de l'état de cause conjectural, tirer quelques motifs, qui feraient soupçonner la préméditation dans ce qu'on attribue à la nécessité ? Ensuite, en admettant la nécessité la plus impérieuse, convient-il d'y voir une excuse suffisante ?

24. Si c'est par ignorance que l'accusé prétend avoir commis sa faute, on cherchera d'abord s'il pouvait ou non voir les suites de son action, puis s'il a fait effort ou non pour les voir, enfin si c'est par hasard ou par sa faute qu'il ne les a pas vues. Car celui qui rejette sur le vin, l'amour ou la colère la perte momentanée de sa raison, c'est une passion et non l'ignorance qui semble bien l'avoir empêché de voir les suites de son action : il ne pourra donc pas invoquer l'ignorance pour se justifier, mais il aggravera sa faute. Ensuite, à l'aide de l'état de cause conjectural, on cherchera s'il a su ou ignoré ce qu'il faisait, et l'on examinera si, dans le cas d'un fait constant, l'ignorance est une justification suffisante.

Lorsque c'est sur le hasard qu'on rejette la faute et que le défenseur invoque ce moyen pour demander qu'on excuse son client, il semble bien que les points à considérer seront exactement ceux indiqués plus haut pour la nécessité. En effet ces trois parties de la justification offrent entre elles si peu de différences que les mêmes moyens à peu près peuvent toujours être invo-qués.

Lieux communs dans ces causes : l'accusateur s'élèvera contre celui qui, après avoir fait l'aveu de sa faute, retarde le jugement par ses paroles ; le défenseur parlera d'humanité, de miséricorde ; c'est l'intention qu'il faut toujours considérer ; ce qui n'est pas prémédité ne doit pas être regardé comme crime.

XVII. - 25. Nous emploierons la déprécation lorsque nous avouerons notre faute sans l'attribuer à l'ignorance, au hasard ou à la nécessité, et n'en demanderons pas moins le pardon. Pour l'obtenir, nous invoquerons les considérations suivantes : le nombre ou l'importance des services rendus par le prévenu semble bien l'emporter sur ses fautes ; celui qui supplie se distingue par le mérite ou la naissance ; on peut espérer de lui des services, si on le renvoie sans châtiment ; on montrera que cet homme, aujourd'hui suppliant, s'est montré plein de mansuétude et de miséricorde lorsqu'il était au pouvoir ; s'il a commis une faute, ce n'est pas par haine ou par cruauté, mais poussé par le sentiment du devoir et par un zèle louable ; dans une circonstance pareille, d'autres ont connu l'indulgence ; il semble bien qu'il n'y ait rien à redouter de lui, si nous le renvoyons absous ; cette décision ne provoquera aucun blâme chez nos concitoyens et dans aucune cité.

26. Lieux communs : l'humanité, les hasards de la fortune, la miséricorde, l'instabilité des choses. Tous ces lieux seront retournés par notre adversaire, qui amplifiera, relèvera tous les crimes de l'accusé.

Ce moyen ne peut s'employer devant les tribunaux, comme nous l'avons montré dans le premier livre ; mais comme on peut le présenter au sénat ou devant un conseil de guerre, je n'ai pas cru devoir le laisser de côté.

Lorsque nous voulons rejeter la responsabilité, nous reportons la faute sur une chose ou sur une personne. Sur une personne ? Il faut chercher d'abord si celui sur lequel on reporte la faute a eu toute l'autorité qu'indique l'accusé, si ce dernier avait le moyen d'y résister honorablement ou sans danger, et dans le cas où tout cela serait vrai, s'il convient néanmoins d'accorder à l'accusé qu'il ait agi sous une impulsion étrangère. Puis on passera à la question conjecturale et l'on cherchera en détail s'il y a eu préméditation. Si la faute est reportée sur une chose, on fera valoir à peu près les mêmes considérations, et, en outre, celles que nous avons indiquées pour la nécessité.

XVIII. 27. Maintenant qu'il me semble avoir suffisamment montré l'argumentation qui convient à chacun des genres de cause judiciaire, il faut à présent, je crois, enseigner la manière de présenter l'argumentation même sous une forme brillante et complète. En effet, généralement il n'est pas difficile de trouver ce qui peut être favorable à notre cause ; ce qu'on a trouvé, il est très difficile de le mettre en valeur et de l'exposer avec netteté. C'est cette qualité, en effet, qui nous évitera de nous arrêter sur un point plus qu'il n'est nécessaire, d'y revenir sans cesse, de quitter une argumentation ébauchée et de passer mal à propos à une autre. Aussi, par la méthode que nous allons exposer, nous pourrons, nous, nous rappeler ce que nous aurons dit dans chaque partie, et l'auditeur pourra bien saisir et se rappeler l'économie du plaidoyer tout entier et de chaque argumentation en particulier.

28. L'argumentation la plus complète et la plus parfaite comprend cinq parties : proposition, preuve, confirmation de la preuve, ornements, conclusion. Par la proposition, nous indiquons brièvement ce que nous voulons prouver. La preuve est une explication qui prouve, par un bref aperçu, que c'est la vérité que nous soutenons. La confirmation de la preuve est la partie qui, par de nombreux arguments, corrobore cette preuve brièvement exposée. Les ornements, après cette confirmation, viennent donner à l'argumentation de la beauté et de l'ampleur. La conclusion résume brièvement notre pensée, en en groupant les parties de l'argumentation.

Pour faire, de ces cinq parties, l'usage le plus parfait possible, voici comment nous traiterons l'argumentation.

XIX. - Nous montrerons qu'Ulysse avait une raison de tuer Ajax :

«Il voulait, en effet, se défaire d'un implacable ennemi, dont il redoutait, non sans motif, les plus grands périls. Il voyait que, tant que l'autre serait en vie, sa vie à lui serait en danger ; il pensait, en le tuant, assurer son salut ; il avait coutume, toutes les fois qu'il ne pouvait le faire par des moyens justes, de préparer la perte d'un ennemi par n'importe quels moyens injustes, comme le prouve l'indigne mort de Palamède. Donc la crainte du danger le portait à faire périr un homme dont il redoutait la vengeance, et étant donné son habitude du crime, il ne pouvait hésiter à se charger d'un forfait.

29. En effet, s'il suffit aux hommes d'un motif pour qu'ils se chargent des fautes les moins graves, d'autre part l'espérance d'un avantage bien assuré les amène à se charger des crimes de beaucoup les plus atroces. Si l'espoir d'une somme à gagner a conduit tant d'hommes à des fautes, si la passion du pouvoir en a poussé un très grand nombre à se souiller d'un crime, si un profit même léger a souvent été acheté par l'acte le plus criminel, comment s'étonner qu'Ulysse, poussé au meurtre par la plus violente terreur, ne s'en soit pas abstenu ? L'homme le plus vaillant, le plus intègre, le plus implacable contre ses adversaires, provoqué par une injustice, excité par la colère avait pour adversaire un individu lâche, pervers, ayant conscience de son crime, disposé à user de ruses ; celui-ci n'a pas voulu laisser l'autre en vie ; qui donc s'en étonnera ? Quand nous voyons, en effet, des bêtes féroces s'élancer avec fureur, la tête dressée, pour nuire à d'autres animaux, il ne faut pas se refuser à croire aussi que l'accusé, âme féroce, cruelle, inhumaine, ait marché avec ardeur à la perte d'un ennemi, surtout que, chez les animaux, nous ne voyons aucun dessein prémédité, bon ou mauvais, tandis que nous savons que l'accusé en avait toujours de très nombreux et de très criminels.

30. Si donc je me suis engagé à donner les raisons qui ont poussé Ulysse au crime, et si j'ai démontré qu'il y avait, entre lui et Ajax, l'inimitié la plus violente, et en outre, [pour Ulysse], la crainte d'un danger, il n'est pas douteux qu'il n'avoue que son crime avait un motif vraisemblable».

L'argumentation la plus complète est donc celle qui comprend cinq parties, mais elle n'est pas toujours nécessaire. Il y a des cas où l'on peut se passer de conclusion, si l'argumentation est assez courte, pour que la mémoire puisse facilement la saisir en entier ; il y a des cas où l'on peut négliger les ornements, lorsque la matière se prête mal à l'amplification et aux ornements. Si l'argumentation est courte en même temps que la matière est mince ou insignifiante, on peut se passer d'ornements et de conclusion. Dans toute argumentation, pour les deux dernières parties, on doit observer la règle que je viens de donner. Donc l'argumentation la plus étendue se compose de cinq parties, la plus courte de trois, la moyenne de quatre, en supprimant soit les ornements, soit la conclusion.

XX. - 31. Il y a deux sortes d'argumentations défectueuses, celle qui peut être critiquée par l'adversaire, ce qui tient à la cause même, et celle qui, malgré sa faiblesse, n'a pas besoin que l'adversaire formule ses critiques. Dans quel cas il convient de les réfuter en les critiquant, ou de les négliger par un silence dédaigneux et de s'abstenir de les critiquer, tu ne pourrais pas bien le comprendre sans exemple. Cette connaissance des argumentations défectueuses présentera un double avantage : elle avertira d'éviter un défaut dans notre argumentation, et, quand ils n'auront pas été évités par d'autres, nous apprendra à les critiquer utilement pour notre cause.

Puisque nous avons montré que l'argumentation complète et parfaite se compose de cinq parties, considérons les défauts à éviter dans chacune des parties de l'argumentation, afin que nous puissions nous en garantir pour notre compte, et, à l'aide des règles que je vais donner, chercher à attaquer l'argumentation de nos adversaires dans toutes ses parties et à ébranler l'une d'elles.

32. La proposition est défectueuse, lorsque, partant d'une partie ou de la majorité des individus, on applique à tous quelque chose qui ne leur convient pas nécessairement. C'est comme si l'on disait : «Tous ceux qui sont dans la pauvreté aiment mieux en sortir par des moyens criminels que d'y rester par des moyens honorables». Si un orateur présente ainsi la proposition de son argumentation sans songer à la preuve ou à la confirmation de la preuve qu'il apportera, nous réfuterons aisément la proposition même, en montrant que ce qui est vrai pour une personne pauvre et malhonnête est faussement et injustement appliqué à tous les pauvres.

33. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'on nie absolument l'existence d'une chose qui n'arrive que rarement. Exemple : «Personne ne peut tomber amoureux à première vue et en passant». En effet, quelques personnes sont tombées amoureuses à première vue ; mais on a dit personne, sans aucune réserve ; peu importe que le fait soit rare, du moment qu'on laisse entendre qu'il se produit quelquefois ou seulement qu'il peut se produire.

XXI. - La proposition est encore défectueuse, lorsque nous prétendons avoir énuméré toutes les éventualités et que nous omettons une possibilité. Exemple : «Donc, puisqu'il est certain que cet homme a été assassiné, il faut qu'il l'ait été par des brigands, par ses ennemis, ou par toi, auquel il avait laissé une part de son héritage. Des brigands, on n'en a pas vu à cet endroit ; d'ennemis, il n'en avait pas ; puisqu'il n'a pas été assassiné par des brigands ni par ses ennemis (les premiers n'existaient pas et il n'avait pas d'ennemis), reste qu'il ait été tué par toi». Pour réfuter une proposition de ce genre, nous montrerons que, outre les personnes énumérées par l'accusateur, d'autres ont pu commettre le crime. Ici, par exemple, l'accusateur a dit que le meurtre a dû être commis par des brigands, par les ennemis du mort ou par nous ; nous dirons, nous, qu'il a pu l'être par des esclaves ou par nos cohéritiers. Lorsque nous aurons bousculé cette énumération faite par les accusateurs, il nous restera pour la défense un champ plus librement ouvert. Il nous faut donc éviter dans l'exposition ce défaut aussi, croire avoir énuméré toutes les éventualités et avoir négligé une possibilité.

34. La proposition est encore défectueuse, lorsqu'elle repose sur une énumération fausse, énonçant moins de cas que n'en offre la réalité. Exemple : «Il y a deux choses, juges, qui poussent les hommes au crime : la débauche et la cupidité». Et l'amour, dira-t-on ? Et l'esprit d'intrigue ? Et la superstition ? Et la crainte de la mort ? Et la passion du pouvoir ? Et tant d'autres passions ? L'énumération est fausse également quand la réalité offre moins de cas que nous n'en présentons. Exemple : «Trois mobiles font agir tous les hommes : la crainte, le désir, le souci». Il aurait suffi de dire la crainte et le désir, puisque le chagrin participe nécessairement aux deux autres mobiles.

XXII. - La proposition est encore défectueuse lorsqu'elle reprend les choses de trop haut. Exemple : «Le manque de sagesse est la mère et l'aliment de tous les maux. Elle engendre des désirs démesurés. Or les désirs démesurés n'ont ni limite ni règle. Ils engendrent l'avidité, et l'avidité pousse l'homme à toutes les fautes. C'est donc l'avidité qui a conduit nos adversaires à se rendre coupables de ce crime». Ici la dernière des propositions énoncées aurait suffi ; gardons-nous, en effet, d'imiter Ennius et les autres poètes, qui ont la permission de parler ainsi : «Plût aux dieux que jamais, dans les bois du Pélion, frappées par les haches, les poutres de sapin ne fussent tombées sur le sol, et qu'elles n'eussent jamais servi à commencer la construction du navire, que l'on nomme maintenant du nom d'Argo, parce qu'il porte l'élite des guerriers Argiens, qui, écoutant les ordres artificieux du roi Pélias, voulaient ramener de Colchide la toison d'or ! Car alors jamais ma maîtresse, errante aujourd'hui, n'aurait mis le pied hors de sa patrie». En effet, si les poètes se contentaient de ce qui est suffisant, il aurait, ici, suffi d'écrire : «Plût aux dieux que ma maîtresse, errante aujourd'hui, n'eût jamais mis le pied hors de sa patrie». Il faut donc soigneusement éviter aussi, dans les propositions, de remonter aux origines les plus lointaines. Car le défaut apparaît, non dans la réfutation, comme un très grand nombre d'autres, mais directement.

XXIII. - 35. La preuve est défectueuse, lorsqu'elle ne va pas avec la proposition, parce qu'elle est faible ou inutile. La preuve est faible, si elle ne prouve pas nécessairement l'exactitude de la proposition, comme dans cet exemple de Plaute : «Reprendre son ami pour une faute qu'il a commise est une chose désagréable, mais, en ce monde, utile et profitable». Voilà la proposition. Voyons comment il la prouve : «Car, moi, je vais aujourd'hui reprendre mon ami pour la faute commise». C'est sur ce qu'il va faire lui-même, et non sur ce qu'il convient de faire qu'il fonde l'utilité. Inutile est la preuve, lorsqu'elle s'appuie sur une raison fausse : «On ne doit pas fuir l'amour, car c'est la source de la plus véritable amitié», ou bien : «On doit fuir la philosophie, car elle amène l'engourdissement et la paresse». Car si ces preuves n'étaient pas fausses, il faudrait reconnaître aussi la vérité des propositions qu'elles confirment.

36. La preuve est faible encore, lorsqu'elle ne constitue pas la preuve exacte de la proposition. Ainsi, dans Pacuvius : «Certains philosophes disent que la fortune est insensée, aveugle et brutale ; ils nous la représentent debout sur un globe qui roule toujours ; où le sort pousse cette pierre, là, d'après eux, tombe la Fortune. Elle est aveugle, ajoutent-ils, parce qu'elle ne voit pas où elle va ; elle est insensée, parce qu'elle est cruelle, inconstante et incertaine ; brutale parce qu'elle ne sait pas distinguer entre le mérite et le démérite. Mais il y a d'autres philosophes qui nient, au contraire, qu'aucun malheur vienne de la Fortune : ils les attribuent à l'Evénement, hypothèse plus conforme à la vérité, comme le prouvent la vie et l'expérience. Par exemple, voyez Oreste : il était roi tout à l'heure et maintenant le voici mendiant; mais ce fut l'effet de son naufrage, non du Hasard ou de la Fortune».

Pacuvius apporte ici une preuve faible, en disant qu'il est plus exact d'attribuer la marche des affaires à l'événement qu'à la Fortune. Car, d'après l'une ou l'autre opinion des philosophes, il a pu arriver que celui qui était roi devînt mendiant.

XXIV. - 37. Faible est encore la preuve, lorsqu'elle paraît offrir une preuve, mais ne fait que répéter ce qui a été dit dans la proposition : «C'est un grand mal pour l'homme que la cupidité, parce qu'il est exposé à des malheurs nombreux et cruels à cause de son amour sans bornes pour l'argent». Ici, en effet, la preuve ne fait que répéter en d'autres termes ce qui a été dit dans la proposition.

Faible est aussi la preuve, lorsqu'elle donne, de la proposition, une explication moins satisfaisante que le sujet ne l'exige : «Utile est la sagesse, parce que les sages ont coutume de pratiquer la piété». De même : «Il est utile d'avoir de vrais amis, car c'est le moyen d'avoir avec qui plaisanter». Dans de telles preuves, en effet, ce n'est pas une raison générale et absolue qui vient appuyer la proposition, mais une raison qui l'affaiblit.

Est encore faible la preuve qui peut à la rigueur convenir à une autre proposition, comme dans les vers de Pacuvius, où il explique, par la même raison, que la fortune soit regardée comme aveugle et regardée comme brutale.

38. Pour la confirmation de la preuve, il y a beaucoup de défauts à éviter dans notre façon de raisonner et à surveiller dans celle de nos adversaires ; il faut y faire d'autant plus attention qu'une confirmation de la preuve, lorsqu'elle est bien faite, constitue l'appui le plus puissant de l'argumentation tout entière.

Ainsi les orateurs se croient bien habiles, lorsque, pour confirmer leurs preuves, ils emploient un dilemme, comme dans l'exemple suivant : «Tu me traites, mon père, avec une rigueur que je ne mérite pas. En effet, si tu juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le donnais-tu pour mari ? Si c'est, au contraire, un homme de bien, pourquoi me forcer, malgré moi, malgré lui, à quitter un tel homme ?» Lorsque l'on est en présence de raisonnements de cette forme, ou bien on les retournera contre celui qui les emploie ou bien on les réfutera directement. On les retournera : «Je ne te traite nullement, ma fille, avec une rigueur imméritée. S'il est homme de bien, je te l'ai donné pour mari. Si c'est un méchant homme, par le divorce je te soustrairai à ce malheur». On les réfutera directement en s'attaquant à l'un des termes du dilemme : «Tu me dis : si tu juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le donnais-tu pour mari ! Je l'ai cru homme de bien, je me suis trompé ; plus tard je l'ai connu, et, le connaissant, je le fuis».

XXV. 39. La réfutation de ces raisonnements est donc de deux sortes : la première est plus piquante, la seconde plus facile à trouver.

Est également défectueuse la confirmation de la preuve, lorsque, pour désigner une chose d'une façon précise, nous donnons une indication qui peut être le signe de plusieurs choses. Exemples : «Il faut nécessairement qu'il ait été malade, puisqu'il est pâle», ou : «Il faut nécessairement que cette femme ait accouché, puisqu'elle porte sur les bras un petit bébé». Car ces signes n'ont rien de précis par eux-mêmes ; mais si d'autres, de même nature, les recoupent, ils ne laissent pas d'ajouter quelque force aux soupçons.

Est encore défectueux ce qui, dirigé contre l'adversaire, peut s'appliquer à un autre ou à celui même qui parle. Exemples : «C'est un malheur que de se marier. - Mais tu t'es marié deux fois».

Est encore défectueux ce qui présente un moyen de défense banal, comme si l'on dit : «La cause de sa faute, c'est l'action de la colère, ou de la jeunesse, ou de l'amour». Si de telles excuses sont admises, les plus grandes fautes s'en iront impunies.

C'est encore un défaut que de présenter pour certain, comme si tout le monde en était d'accord, une chose sur laquelle on discute encore. Exemple : «Entends bien : les dieux, dont la puissance fait mouvoir les cieux et les enfers, entretiennent vraiment la paix entre eux, font régner la concorde». Car Ennius met cet exemple dans la bouche de Chresphonte, justifiant sa thèse tout comme s'il l'avait déjà établie par des raisons assez fortes.

40. C'est encore un défaut que de sembler avoir reconnu sa faute trop tard et quand elle était commise. Exemple : «Si cela m'était venu à l'esprit, Quirites, je n'aurais pas risqué que la chose en vînt à ce point ; j'aurais fait ceci ou cela ; mais alors je n'y ai pas pensé».

C'est encore un défaut, quand il s'agit d'un crime avéré, de l'excuser et de le défendre, comme dans les vers suivants : «Quand tout le monde te recherchait, je t'ai laissé sur le trône le plus florissant ; maintenant que tu es abandonné par tous, seule, au prix des plus grands dangers, je me prépare à te rétablir».

XXVI. - C'est encore un défaut de tenir un langage qui peut être pris dans un autre sens que celui que lui prête l'orateur. Tel serait le cas, si un homme influent et factieux disait au peuple : «Un roi vaut mieux que de mauvaises lois». Ces mots peuvent être prononcés sans intention coupable, pour amplifier la pensée; l'influence de celui qui les prononce fait qu'ils ne peuvent l'être sans donner prise à un terrible soupçon.

41. C'est encore un défaut d'employer des définitions fausses ou banales. Fausses, comme de dire, par exemple, qu'il n'y a point d'injure sans voies de fait ou paroles outrageantes. Banales, quand on peut les appliquer également bien à un autre objet ; par exemple : «Le délateur, pour le dire d'un mot, est digne de mort ; en effet, c'est un citoyen méchant et dangereux». Cette définition n'est pas plus celle du délateur que du voleur, de l'assassin de grande route ou du traître.

C'est encore un défaut de donner comme argument ce qui est en question ; comme si un homme, en accusant un autre de vol, disait qu'il est pervers, avide, trompeur, et que la preuve s'en trouve dans le vol dont il est l'objet.

C'est encore un défaut que de se tirer d'une difficulté en en soulevant une autre. Exemple : «Il ne convient pas, censeurs, pour s'acquitter envers vous, que l'accusé allègue l'impossibilité de se présenter au jour où il avait, par serment, promis de le faire. S'il n'était pas venu à l'armée, tiendrait-il ce langage au tribun des soldats ?» Le défaut vient de ce que, comme exemple, on cite un cas, qui n'est pas clair ni jugé, mais obscur et s'appuyant sur un exemple qui soulève la même difficulté.

42. C'est encore un défaut de débrouiller insuffisamment le fond de l'affaire et de passer comme si c'était une chose élucidée. Exemple : «La réponse de l'oracle est claire, pour qui la comprend. Il dit de donner les armes d'Achille au guerrier semblable à celui qui les a portées, si nous voulons nous emparer de Pergame. Ce guerrier, je déclare que c'est moi : il est juste que j'hérite des armes de mon frère et qu'on me les adjuge, soit comme à son parent, soit comme à l'émule de sa valeur».

C'est encore un défaut, en parlant, de n'être pas d'accord avec soi-même et de se contredire. Exemple : «Pour quel motif l'accuser ?» Puis développer cette idée par les réflexions suivantes : «Car, s'il a de la pudeur, pourquoi accuser un homme de bien ? S'il possède une âme sans pudeur, pourquoi accuser un homme insensible à mes discours ?»

XXVII. - Il paraît se donner à lui-même une assez bonne raison pour ne pas accuser. Mais ensuite, que dit-il ? «Je vais, en remontant à l'origine, te faire connaître tout entier».

43. C'est encore un défaut de froisser en parlant les sentiments du juge ou des auditeurs, que l'on s'attaque au parti dont ils sont, aux hommes qui leur sont chers, ou que, par quelque faute de ce genre, on blesse les sentiments de l'auditeur.

C'est encore un défaut de ne pas apporter de preuves sur tous les points pour lesquels on en a promis dans la proposition.

Il faut éviter encore, lorsque le débat roule sur une question, d'en traiter une autre ; à ce propos, il faut faire attention de ne rien dire d'inutile, de ne rien omettre, ou encore de ne pas se détourner de la cause pour en traiter une toute différente. C'est ainsi que, chez Pacuvius, Zéthus et Amphion discutent d'abord sur la musique, puis finissent par traiter du principe de la sagesse et de l'utilité de la vertu.

Il faut prendre garde aussi que le réquisitoire de l'accusateur ne porte sur un point, et la défense de l'avocat sur un autre point, ce que font à dessein beaucoup d'orateurs parlant pour l'accusé, contraints par les difficultés de leur cause. Par exemple quelqu'un, accusé de brigue dans la recherche d'une magistrature, répondrait qu'à l'armée les généraux lui ont décerné beaucoup de récompenses. Si, dans le discours de nos adversaires, nous faisons particulièrement attention à ce point, nous les surprendrons souvent n'ayant rien à dire sur le fond de la cause.

44. C'est encore un défaut de blâmer un art, une science, une occupation à cause des défauts de ceux qui s'y adonnent, comme si l'on blâmait l'art oratoire à cause de la vie blâmable de quelque orateur.

C'est encore un défaut que de croire, si vous avez établi qu'un crime est constant, en avoir montré l'auteur. Exemple : «Le mort était défiguré, enflé, livide ; c'est un fait constant ; donc il a été empoisonné». Oui, mais si vous passez beaucoup de temps, comme le font nombre d'orateurs, à établir qu'il y a eu empoisonnement, vous tomberez dans un défaut assez grave. En effet, on ne demande pas si l'action a été commise, mais qui l'a commise.

XXVIII. 45. C'est encore un défaut, lorsqu'on est amené à faire une comparaison, de mettre en pleine lumière un seul des termes comparés, pendant que, de l'autre, on ne fait pas mention, ou qu'on le traite un peu négligemment. Exemple : dans une comparaison, cherchant si les distributions de blé sont avantageuses ou non à la plèbe, on énumérerait soigneusement les avantages de l'un des deux partis, et, parmi les inconvénients de l'autre, on laisserait dans l'ombre ceux que l'on voudrait ou bien l'on indiquerait seulement les moins graves.

C'est encore un défaut, lorsqu'on est amené à faire une comparaison, de se croire obligé de blâmer une chose, parce qu'on fait l'éloge de l'autre. Par exemple, cherchant si l'on doit rendre de plus grands honneurs aux habitants d'Alta Fucens ou aux Vestins, habitants de Pinna, pour les services rendus par eux à l'Etat romain, et que l'orateur, parlant pour les uns, attaquât les autres. Si l'on préfère les uns, il n'est pas nécessaire de blâmer les autres ; en effet, tout en louant les uns davantage, on peut réserver aux autres une part d'éloges, pour ne pas laisser croire qu'un parti-pris nous a fait combattre la vérité.

C'est encore un défaut que de réduire le débat à une querelle de mots ou de vocables, alors que la pratique de chaque jour nous en a très bien fait connaître le sens. Par exemple, Sulpicius avait opposé son veto à la proposition de rappel en faveur des exilés qui n'avaient pas pu se défendre ; plus tard, il changea d'avis, et, tout en proposant la même loi, prétendait en proposer une autre, parce qu'il avait changé un mot ; en effet, d'après lui, ce n'était pas des exilés qu'il rappelait, mais des citoyens chassés par la violence, comme s'il se fût agi de discuter sur le nom à donner, ou comme si tous ceux, à qui l'on a interdit l'eau et le feu, ne s'appellent pas des exilés. Peut-être lui pardonnons-nous à lui, parce qu'il avait une raison d'agir ainsi. Mais nous, comprenons que c'est un défaut de soulever un débat pour un mot changé.

XXIX. - 46. Comme les ornements consistent dans les comparaisons, les exemples, les amplifications, les précédents et autres moyens capables de donner à l'argumentation plus d'ampleur et de richesse, examinons les défauts qui s'y rattachent.

La comparaison est défectueuse, lorsqu'elle n'est pas exacte en tous points, qu'elle n'est pas juste ou qu'elle se tourne contre celui même qui la produit.

Un exemple est défectueux, s'il est faux et qu'on puisse le ruiner, blâmable et qu'on doive ne pas le suivre, ou qu'il prouve plus ou moins que le cas ne l'exige.

Un jugement antérieur sera produit à tort, s'il s'applique à un cas différent ou à un point qui n'est pas en cause, s'il est injuste ou tel que nos adversaires pourraient en produire un plus grand nombre ou de plus concluants.

C'est encore un défaut, quand l'adversaire convient d'un fait, d'y consacrer toute une argumentation et de l'établir, car ce qu'il faut, c'est l'amplifier.

C'est encore un défaut d'amplifier, quand il convient de prouver. Exemple : un homme en accusant un autre d'homicide, et avant d'avoir apporté des arguments assez concluants, amplifiant le crime et disant qu'il n'y a rien de plus indigne que de tuer un homme. En effet, la question n'est pas de savoir si le crime est affreux ou non, mais s'il a été commis.

Le résumé est défectueux, lorsqu'il ne résume pas, dans leur ordre, les points traités, lorsqu'il ne conclut pas brièvement, lorsque, de la récapitulation ne ressort pas quelque chose de précis et de bien établi, faisant bien comprendre le but de l'argumentation, puis celui de la preuve et de la confirmation de la preuve, et ce qu'a prouvé l'ensemble de l'argumentation.

XXX. - 47. Les péroraisons, que les Grecs nomment épilogues, comprennent trois parties : elles se composent, en effet, du résumé, de l'amplification, de l'appel à la compassion.

Le résumé passe en revue, pour les rappeler à l'auditeur, tous les points que nous avons touchés ; il le fait brièvement, pour remettre le discours en mémoire, non pour le recommencer, et dans le même ordre, pour que l'auditeur, s'il a confié les différents points à sa mémoire, les retrouve en même temps que nous les lui présentons. Il faut encore avoir bien soin de ne pas faire remonter à l'exorde ou à la narration le résumé du discours. En effet, le discours semblerait fabriqué de toutes pièces et arrangé tout exprès pour mettre en lumière l'habileté de l'orateur, faire valoir son talent et montrer sa mémoire. Il faut donc ne le commencer qu'à la division. Puis il faut exposer dans le même ordre et brièvement ce qu'on a traité dans la confirmation et la réfutation.

L'amplification est une partie où l'on emploie le lieu commun pour émouvoir les auditeurs. Les lieux communs se tireront très commodément de dix formules propres à faire paraître l'accusation plus importante.

48. Le premier se tire des garants ; pour cela nous rappelons l'intérêt qu'ont pris à la poursuite d'un tel crime les dieux immortels, nos ancêtres, les rois, les républiques, les peuples peu civilisés, des hommes très sages, le sénat ; nous rappelons surtout la sanction qu'ont prévue les lois.

Le second lieu examine quels sont ceux auxquels se rapportent les actes qui font l'objet de l'accusation : si c'est à l'universalité des hommes, auquel cas la chose est la plus odieuse, à ceux qui sont au-dessus de nous, tels ceux qui figurent dans le lieu commun tiré des garants, à nos égaux, c'est-à-dire à ceux qui sont dans une situation pareille à la nôtre du côté de l'âme, du corps ou de la situation sociale, ou à nos inférieurs, ceux qui, sous tous ces rapports, sont au-dessous de nous.

Dans le troisième, nous demandons ce qui arriverait si l'on témoignait la même indulgence pour tous les coupables, et l'on montrera tous les périls et tous les inconvénients qu'entraînerait l'indifférence à l'égard de ce crime.

Le quatrième est celui qui fait voir que, si l'on passe la chose à l'accusé, beaucoup d'autres, retenus encore par l'attente du jugement, se porteront au crime avec plus d'ardeur.

Dans le cinquième, nous montrons que si, une seule fois, on prononce contre notre avis, rien ne pourra jamais porter remède au mal ou redresser l'erreur des juges. Ici il ne sera pas déplacé de montrer, par d'autres comparaisons, que certaines erreurs peuvent être atté-nuées par le temps, ou redressées par des mesures ; mais que, dans le cas présent, il y aura aucun moyen de l'affaiblir ou de la redresser.

49. Par le sixième lieu, nous montrons qu'il y a eu préméditation, et nous disons qu'un crime voulu ne comporte pas d'excuses, tandis qu'on peut avec justice demander l'indulgence pour un acte irréfléchi.

Par le septième, nous montrons qu'il s'agit d'un acte atroce, cruel, défendu par les dieux, digne d'un tyran ; telles par exemple des violences faites à des femmes ou quelqu'un de ces crimes qui provoquent des guerres et conduisent à risquer sa vie contre les ennemis.

Par le huitième, nous montrons que le crime n'est pas banal, mais bien exceptionnel, infâme, sacrilège, inouï, et que, par suite, il appelle un châtiment d'autant plus rapide et rigoureux.

Le neuvième consiste à comparer la faute avec d'autres : par exemple, nous dirons que c'est un plus grand crime d'attenter à l'honneur d'un homme libre que de voler un objet sacré, parce que l'un s'explique par le besoin, l'autre par une passion qui ne connaît pas de frein.

Dans le dixième lieu nous pesons toutes les circonstances qui ont accompagné le crime et qui ont coutume de suivre un tel acte, les présentant d'une manière si vive, si accusatrice et si précise, que le fait même paraisse se passer et l'action se dérouler par la simple énumération des conséquences nécessaires du crime.

XXXI. - 50. Pour exciter la compassion des auditeurs, nous rappellerons les vicissitudes de la fortune, en instituant un parallèle entre la prospérité dont nous avons joui et l'adversité qui nous accable, en énumérant et en montrant tout ce qui nous attend de fâcheux, si nous n'obtenons pas gain de cause, en recourant à la prière et en nous mettant à la merci de ceux dont nous essaierons d'exciter la pitié, en exposant les malheurs que notre disgrâce amènera pour nos père et mère, nos enfants et tous nos parents, en montrant en même temps que nous sommes affligés de leur inquiétude et de leur peine, non de nos propres maux ; nous exposerons la clémence, l'humanité, la pitié, que nous avons montrées pour d'autres ; nous montrerons que nous avons été toujours ou souvent malheureux ; nous déplorerons la fatalité ou la mauvaise fortune qui nous accable ; nous montrerons que notre âme sera forte et saura supporter son malheur. Il ne faut pas que cet appel à la compassion soit trop long, car rien ne sèche plus vite qu'une larme.

Ce sont à peu près les points les plus obscurs de toute la rhétorique que nous avons traités dans ce livre ; aussi je m'arrêterai ici pour ce volume. Les autres préceptes, si tu le veux bien, nous les réserverons pour le troisième livre. Si tu apportes à les étudier avec nous et sans nous un soin égal au zèle scrupuleux que j'ai mis à les grouper, je trouverai à être compris de toi un fruit qui me paiera de ma peine, et toi, de ton côté, tu loueras ma diligence et tu seras heureux des connaissances que tu acquerras ; tu seras plus versé dans la connaissance des préceptes de l'éloquence, et moi plus disposé à m'acquitter de la tâche qui me reste. Cet espoir ne me trompera pas, je le sais ; car je ne suis pas sans bien te connaître. Passons tout de suite aux autres préceptes, afin de répondre à ton désir très louable, comme j'ai tant de plaisir à le faire.

Livre III

I. - 1. Quelle méthode d'invention faut-il appliquer à une cause judiciaire, quelle qu'elle soit ? Je pense l'avoir suffisamment indiqué dans les livres précédents. Quant aux règles de l'invention relatives aux causes délibératives et démonstratives, je les ai renvoyées à celui-ci, afin de te donner le plus tôt possible tous les conseils sur l'invention.

Il nous reste encore à parler de quatre parties de l'art oratoire. J'en ai traité trois dans le présent livre : disposition, débit, mémoire. Sur l'élocution, comme il me semblait y avoir matière à de plus longs développements, j'ai mieux aimé en parler dans le livre IV, que j'aurai bientôt fait, je pense, de terminer et de t'envoyer, afin que rien ne te manque sur l'art oratoire. En attendant, les préceptes déjà donnés, tu les étudieras avec moi, quand tu le voudras, et parfois sans moi, en lisant, pour que rien ne t'empêche d'avancer du même pas que moi vers le but utile que je vise. Maintenant prête-moi ton attention : je vais poursuivre l'exécution de mon dessein.

II. - 2. Dans les discours du genre délibératif, on examine le choix à faire entre deux ou plusieurs partis. Entre deux partis, exemple : faut-il détruire Carthage ou la laisser debout ? Entre plusieurs partis, exemple : Hannibal se demande, lorsqu'on le rappelle d'Italie à Carthage, s'il doit rester en Italie, retourner dans sa patrie, ou passer en Egypte pour s'emparer d'Alexandrie.

A un autre point de vue, la question en délibération peut être examinée pour elle-même ; par exemple le sénat délibère s'il rachètera ou non les prisonniers aux ennemis.

Quelquefois elle est mise en délibération et en discussion pour un motif étranger [à la question considérée en elle-même] ; exemple : le sénat délibère s'il doit accorder à Scipion une dérogation aux lois, pour qu'il puisse être fait consul avant l'âge. Quelquefois la question en délibération peut être examinée pour elle-même et vient en discussion plus encore pour un motif étranger [à la question considérée en elle-même] ; par exemple, dans la guerre sociale, le sénat délibère s'il accordera ou refusera aux alliés le droit de cité. Dans les causes où c'est le sujet qui, considéré en lui-même, fera l'objet de la délibération, tout le discours se ramènera au sujet même ; dans celles où ce sera un motif extérieur au sujet en question, c'est ce motif même qu'il faudra mettre en relief ou rabaisser.

3. Tout orateur qui donnera son avis devra se proposer pour but l'utilité et y ramener toute l'économie de son discours.

Dans les délibérations politiques, l'utilité se divise en deux parties, la sécurité et l'honnêteté.

La sécurité fournit un moyen quelconque d'éviter un danger présent ou à venir. Elle se présente sous l'aspect de la force et de la ruse, que nous considérerons séparément ou conjointement. La force agit par les armées, les flottes, les armes, les machines de guerre, les levées d'hommes et autres ressources de ce genre. La ruse a recours à l'argent, aux promesses, à la dissimulation, au mensonge et à tous les autres moyens dont je parlerai plus à propos, si jamais je veux écrire sur l'art militaire ou l'administration.

L'honnêteté se divise en deux parties, ce qui est bien et ce qui est glorieux.

On appelle bien ce qui est d'accord avec la vertu et le devoir. On y distingue la prudence, la justice, la force d'âme et la mesure. La prudence est l'habileté à trouver le moyen de faire un choix entre le bien et le mal. On nomme aussi prudence la connaissance d'une science ; on désigne encore par prudence une mémoire bien meublée ou une expérience très diverse. La justice et l'équité attribuent à chacun ce qui lui revient selon son mérite. La force d'âme est l'élan vers les grandes choses et le mépris des choses basses, la longue patience dans les épreuves lorsqu'elle est utile. La mesure est la modération d'une âme maîtresse de ses passions.

III. - 4. Nous invoquerons dans notre discours les considérations de prudence, lorsque nous comparerons les avantages aux inconvénients, en conseillant de rechercher les uns et d'éviter les autres ; ou bien lorsque, sur telle question, nous conseillerons une chose dont nous nous trouverons avoir une connaissance méthodique, et que nous montrerons par quel moyen ou suivant quel plan il faut agir ; ou bien, lorsque nous engagerons à une action, que nous nous trouverons pouvoir appuyer par un souvenir direct ou transmis ; dans ce cas, il nous sera facile, en exposant le précédent, de persuader nos auditeurs.

Nous invoquerons les considérations de justice, lorsque nous dirons qu'il faut avoir pitié des innocents ou des suppliants, lorsque nous montrerons qu'il convient d'être reconnaissant des bons procédés, lorsque nous ferons voir qu'il faut se venger des mauvais procédés, lorsque nous émettrons l'avis qu'on doit être absolument fidèle à la foi jurée, lorsque nous dirons qu'il faut respecter particulièrement les lois et les usages de la cité, qu'il convient de maintenir soigneusement les alliances et les amitiés, lorsque nous ferons voir qu'il faut observer religieusement les devoirs que la nature nous impose envers nos père et mère, les dieux, la patrie, lorsque nous dirons que nous devons des égards inviolables aux hôtes, aux clients, aux parents par le sang ou par alliance, lorsque nous montrerons que ni l'appât du gain, ni la faveur, ni le danger, ni les inimitiés ne doivent nous détourner du droit chemin, lorsque nous dirons que, en toute occasion, c'est l'équité qui doit être notre règle. C'est par ces considérations et des considérations analogues que, dans une assemblée du peuple ou dans un conseil, nous montrerons que la chose que nous conseillons est juste ; par des considérations contraires, nous montrerons qu'elle est injuste. Par suite les mêmes développements nous serviront pour conseiller et pour déconseiller.

5. Si c'est la force d'âme que nous invoquons comme motif d'action, nous montrerons qu'il faut tendre et viser aux actes nobles et élevés, et, par contre, que des actes bas et indignes d'hommes courageux doivent pour cette raison être méprisés par des hommes courageux et regardés par eux comme indignes d'eux. De même, lorsqu'il s'agit d'un acte honnête, il n'y a pas de périls ou de fatigues qui doivent nous en détourner ; la mort doit être préférée à l'infamie ; il n'y a aucune douleur qui doive nous détourner du devoir ; quand il s'agit de la vérité, il ne faut craindre aucune inimitié ; pour notre patrie, nos père et mère, nos hôtes, nos amis et ce que la justice commande de respecter, il faut braver tous les périls et supporter toutes les fatigues.

Nous invoquerons des considérations de mesure, si nous blâmons la passion immodérée de l'honneur, de l'argent ou d'autres choses analogues ; si nous ramenons chaque chose dans ses bornes naturelles, si nous montrons jusqu'où il convient d'aller dans chaque cas, que nous déconseillons d'aller plus loin, en fixant les justes limites de chaque chose.

6. Ici les différentes vertus devront être amplifiées, si nous les conseillons, rabaissées, si nous en détournons, de manière à rabaisser ce que j'ai dit plus haut. Personne évidemment ne pensera qu'on doive s'écarter de la vertu, mais l'on dira que les circonstances n'étaient pas de nature à la faire briller dans tout son jour ou qu'elle a plutôt des caractères opposés à ceux qui se marquent ici. De même, si nous pouvons y réussir, nous montrerons que ce que l'adversaire appelle justice est lâcheté, inertie, sotte générosité ; ce qu'il a nommé prudence, nous le qualifierons de savoir déplacé, bavard et importun ; ce qui, pour lui, est maîtrise de soi sera pour nous inertie et molle indifférence ; ce qu'il a nommé noblesse d'âme, nous l'appellerons fanfaronne témérité d'un gladiateur.

IV. - 7. Est glorieux ce qui laisse le souvenir d'une action vertueuse sur le moment même et dans la suite. Si nous avons distingué ce qui est glorieux de ce qui est bien, ce n'est pas que les quatre parties comprises sous le nom de bien ne laissent pas ordinairement ce souvenir de vertu ; mais, bien que ce qui est glorieux ait sa source dans ce qui est bien, il faut, dans un discours, séparer ces deux ordres de considérations ; il ne suffit pas, en effet, de pratiquer le bien par amour de la gloire ; mais, si l'on peut se la promettre, on double le désir de viser au bien. Donc, après avoir démontré qu'une chose est bien, nous montrerons qu'elle est glorieuse, par l'opinion de juges compétents (par exemple si elle plaît aux gens distingués, alors qu'elle est blâmée par ceux de la classe inférieure), de certains alliés, de tous nos concitoyens, des nations étrangères, de la postérité.

Telle est la division des lieux dans une délibération, maintenant il convient d'indiquer en peu de mots la façon de traiter la cause tout entière.

On peut débuter soit par l'exorde simple, soit par l'insinuation, soit par les procédés que j'ai indiqués pour le genre judiciaire.

S'il y a lieu à narration, il faudra suivre les règles que j'ai données.

8. Comme, dans ces causes, on a pour but l'utilité, où l'on considère ce qui est sûr et ce qui est bien, si nous pouvons réunir ces deux ordres de considération, nous promettrons de donner dans notre discours la preuve de l'une et de l'autre ; si nous ne devons apporter de preuve que pour l'une des deux, nous indiquerons simplement ce que nous avons l'intention de développer. Si notre discours, disons-nous, est fondé sur la sécurité, nous diviserons en force et en sagesse. Car, ce que dans nos préceptes, nous avons appelé ruse, en parlant nous lui don-nerons le nom plus honorable de sagesse. Si nous fondons notre avis sur le bien et que nous puissions avoir recours à toutes les parties du bien, notre division aura quatre parties ; si nous ne pouvons avoir recours à toutes, nous exposerons dans notre discours celles qui entrent en ligne.

Dans la confirmation et la réfutation, nous emploierons les lieux en notre faveur, que nous avons indiqués pour confirmer, les lieux contraires pour réfuter. Les règles à suivre pour traiter l'argumentation avec art seront empruntées au second livre.

V. Mais s'il arrive que, dans une délibération, l'un appuie son avis sur les considérations de sécurité, l'autre sur celles d'honnêteté, comme dans le cas de ceux qui, cernés par les Carthaginois, délibèrent sur le parti à prendre, celui qui conseillera de se régler sur les considérations de sécurité emploiera les lieux que voici : rien n'est plus utile que d'avoir la vie sauve ; personne ne peut faire usage de ses vertus, s'il n'a pourvu à sa sécurité, les dieux mêmes ne secourent pas ceux qui s'exposent inconsidérément au danger ; il ne faut rien estimer honorable de ce qui ne peut assurer le salut.

9. Celui qui, avant la sécurité, fera passer les considérations d'honnêteté emploiera les lieux que voici : en aucune circonstance il ne faut renoncer à la vertu ; même la douleur, si on a à la craindre, même la mort, si on a à la redouter, sont plus supportables que le déshonneur et l'infamie ; il faut considérer la honte que l'on va encourir, honte qui n'assurera ni l'immortalité, ni une existence éternelle ; de plus il n'est pas prouvé que, ce péril évité, l'on ne tombera pas dans un autre ; pour la vertu, il est noble d'aller même au delà de la mort ; le courage est habituellement secondé même par la fortune ; celui-là vit en sécurité qui vit avec honneur, et non qui, pour l'instant, voit sa vie assurée ; par contre, l'homme qui vit dans la honte ne peut voir sa vie éternellement assurée.

Les péroraisons sont habituellement à peu près les mêmes que dans les causes judiciaires, sauf qu'ici il est utile de citer de très nombreux précédents.

VI. - 10. Passons maintenant au genre de causes démonstratif. Puisque l'on y distingue l'éloge et le blâme, les motifs d'éloge, retournés, serviront pour le blâme.

Or l'éloge peut porter sur les circonstances étrangères ; sur les particularités physiques ou morales.

Les circonstances étrangères sont celles qui peuvent résulter, soit du hasard, soit de la bonne ou mauvaise fortune : race, éducation, richesses, fonctions, gloire, cité, amitiés, autres circonstances de cette nature et leur contraire. Les particularités physiques sont les qualités ou les défauts que la nature a attribués au corps : agilité, force, beauté, santé, et le contraire. Les particularités morales comprennent ce qui se rapporte à notre sagesse et à notre jugement : prudence, justice, courage, modération et le contraire.

11. C'est là que, pour ce genre de causes, nous puiserons les éléments de la confirmation et de la réfutation.

Nous tirerons l'exorde soit de nous-mêmes, soit de la personne dont nous parlons, soit des auditeurs, soit du sujet.

De nous-mêmes ? Si nous louons, nous dirons que nous intervenons par devoir, en raison des liens d'amitié, par zèle louable, parce que la vertu de l'homme dont nous parlons est telle que chacun doit vouloir en conserver le souvenir, ou parce qu'il est juste, en louant les autres, de faire connaître ses propres sentiments. Si nous blâmons, nous dirons que nous avons le droit de le faire, en raison des traitements subis par nous, que nous agissons par zèle louable, jugeant utile de faire connaître à tous une scélératesse, une perversité sans exemple, ou qu'il nous plaît, en blâmant d'autres personnes, de montrer ce qui nous plaît.

De la personne dont nous parlons ? Si nous louons, nous dirons nous demander avec crainte comment nos paroles pourront égaler ses actions ; le monde devrait louer ses vertus ; les faits mêmes parlent plus haut que l'éloquence de tous les panégyristes. Si nous blâmons, nous dirons ce que nous voyons pouvoir, avec de légers changements, être dit en sens contraire : je viens d'en donner un exemple.

12. De la personne des auditeurs ? Si nous louons : puisque nous ne faisons pas cet éloge devant des gens qui ne connaissent pas celui dont nous parlons, nous rafraîchirons rapidement leur mémoire ; s'ils ne le connaissent pas, nous leur demanderons de vouloir connaître un tel homme ; puisque ceux devant qui nous faisons l'éloge de notre client, témoignent pour la vertu le même zèle que montre ou qu'a montré celui dont nous faisons l'éloge, nous espérons réussir facilement à faire approuver ses actions par ceux dont nous voulons l'approbation. Pour le blâme, nous suivrons une marche contraire : puisqu'ils connaissent celui dont nous parlons, nous dirons peu de choses de sa perversité ; s'ils ne le connaissent pas, nous leur demanderons d'apprendre à le connaître, pour qu'ils puissent se mettre à l'abri de ses coups ; puisqu'il n'y a aucune ressemblance entre les auditeurs et celui que nous blâmons, nous espérons qu'ils désapprouveront hautement sa vie.

Du sujet même ? Si nous louons, nous ne savons ce qu'il faut louer davantage ; nous craignons, tout en parlant de beaucoup de choses, d'en omettre un plus grand nombre, et autres considérations du même genre ; nous emploierons les considérations contraires si nous blâmons.

VII. 13. L'exorde une fois traité par quelqu'un des moyens que nous venons d'indiquer, il ne sera pas indispensable de le faire suivre d'une narration ; mais s'il se présente l'occasion de raconter, dans une vue d'éloge ou de blâme, quelque action de celui dont nous parlons, on se reportera aux préceptes donnés sur la narration dans le livre I.

La division sera la suivante : nous exposerons les choses que nous avons l'intention de louer ou de blâmer ; puis nous retracerons successivement les circonstances ou l'époque de chacune d'elles, de manière à faire comprendre ce qu'elles ont demandé de précaution et d'habileté. Mais il faudra exposer d'abord les qualités ou les défauts de caractère, ensuite montrer les avantages ou les infériorités physiques ou extérieures, et l'usage qu'il en a fait, étant donné son caractère. Voici l'ordre à suivre dans ce tableau de la vie.

Avantages extérieurs : la naissance ; en cas d'éloge, on parle des ancêtres ; si elle est illustre, il a été égal ou supérieur à sa naissance ; si elle est modeste, c'est à ses propres qualités, non pas à celles de ses ancêtres, qu'il doit tout ; en cas de blâme, si sa naissance est illustre, il a déshonoré ses ancêtres ; si elle est obscure, il n'a pas été moins pour eux une cause de déshonneur. L'éducation : dans l'éloge, avec quelle distinction il a consacré toute son enfance aux saines disciplines ; dans le blâme, le contraire.

14. Puis il faut passer aux avantages physiques : si nous louons et que notre client ait naturellement une noble et belle prestance, il la fait tourner à son honneur, et non, comme les autres, à sa ruine et à sa honte. S'il est remarquable par ses forces et son agilité, nous dirons qu'il doit ces qualités à des exercices honnêtes et habiles. Jouit-il toujours d'une bonne santé ? C'est grâce à ses bonnes habitudes et à son empire sur ses passions. Si nous blâmons et que notre adversaire possède ces avantages physiques, nous dirons qu'il a mal usé de ces avantages, que le hasard et la nature lui ont donnés comme au dernier des gladiateurs ; sinon, nous dirons que, sauf une belle prestance, il a perdu tous ces avantages par sa faute et par son manque d'empire sur ses passions.

Ensuite nous reviendrons aux choses extérieures et nous considérerons les qualités ou les défauts de caractère qu'il a déployés à ce propos ; a-t-il été dans l'opulence ou dans la pauvreté, quelles ont été ses fonctions, ses titres de gloire, ses amitiés, ses inimitiés, ses actes de courage contre ses ennemis, les motifs qui lui ont suscité des inimitiés, la fidélité, la bienveillance, le dévouement qu'il a montrés à ses amis, sa conduite dans l'opulence ou dans la pauvreté, son attitude dans l'exercice de ses fonctions. S'il est mort, quelles ont été les circonstances de sa fin et celles qui l'ont suivie.

VIII. - 15. Dans tous les cas, où l'on considère principalement le caractère, il faut tout ramener aux quatre qualités que je vais indiquer : dans l'éloge, nous dirons que les actions sont justes, courageuses, mesurées ou prudentes, dans le blâme, nous ferons voir qu'elles sont injustes, sans mesure, lâches ou déraisonnables.

On aperçoit clairement par cette disposition comment il faut traiter les trois parties que comporte la louange et le blâme ; mais on doit noter qu'il n'est pas nécessaire que toutes soient représentées pour la louange ou pour le blâme, car, souvent, elles ne se rencontrent même pas, ou se rencontrent à un degré si faible qu'il n'est pas nécessaire d'en parler. Nous choisirons donc celles qui présenteront le plus de force.

Nos conclusions seront courtes. Dans le discours même nous intercalerons de fréquentes et brèves amplifications, par lieux communs.

D'ailleurs ce genre de cause ne doit pas être trop négligé, sous prétexte qu'il se rencontre rarement dans la vie ; en effet, ce qui peut se rencontrer, ne fût-ce qu'une fois de temps en temps, il ne faut pas manquer de vouloir y réussir le mieux possible ; de plus, si ce genre s'emploie rarement seul, par contre, les genres judiciaire et déli-bératif offrent souvent un vaste champ à l'éloge ou au blâme. Aussi ce genre de causes réclame-t-il, lui aussi, une part de notre activité.

Maintenant que nous avons achevé la partie la plus difficile de l'art oratoire, en traçant dans le dernier détail les règles de l'invention et en les appliquant à tous les genres de cause, il est temps d'aborder les autres parties. Nous passerons donc maintenant à la disposition.

IX. - 16. La disposition étant l'art de mettre en ordre les arguments que nous avons trouvés, afin que chacun soit placé à un endroit bien déterminé, il faut voir quelle méthode il convient de suivre pour la disposition.

Il y a deux sortes de plans, l'un qu'indiquent les règles de l'art oratoire, l'autre approprié aux circonstances particulières. Nous tracerons notre plan d'après les règles de la rhétorique dans les causes où nous appliquerons les préceptes exposés au livre I, c'est-à-dire où nous distinguerons l'exorde, la narration, la confirmation, la réfutation, la péroraison, et où nous suivrons dans notre discours cet ordre, tel que nous venons de l'indiquer. Ce sont également les règles générales de l'art oratoire que nous suivrons, non seulement pour le plan général du discours, mais pour les diverses parties de l'argumentation que nous avons distinguées au livre II, à savoir preuve, confirmation de la preuve, ornements, conclusion.

17. Cette disposition, qui s'applique à deux choses différentes, l'ensemble du discours et les parties de l'argumentation, est fondée sur les règles de l'art.

Mais il y a aussi une autre disposition possible, lorsqu'il faut s'écarter de l'ordre fixé par les règles : elle est appropriée aux circonstances par le tact de l'orateur ; par exemple, nous commencerons par la narration, par un argument très fort ou par la lecture de documents écrits ; ou bien, tout de suite après l'exorde, nous placerons la confirmation, puis la narration, ou bien nous ferons quelque changement analogue dans l'ordre des parties, mais aucun sans nécessité. Car si les oreilles des auditeurs semblent rabattues ou leur esprit lassé par le verbiage de nos adversaires, nous pourrons avantageusement supprimer l'exorde et commencer le plaidoyer par la narration ou par quelque argument solide. Ensuite, si l'on y trouve un avantage, car ce n'est pas toujours une nécessité, on peut revenir à l'idée que nous comptions exprimer dans l'exorde.

X. Si notre cause présente une telle difficulté que personne ne veuille consentir à écouter un exorde, nous commencerons par la narration, puis nous reviendrons à l'idée que nous comptions exprimer dans l'exorde. Si la narration est trop peu plausible, nous commencerons par quelque argument solide. Ces modifications et ces transpositions deviennent souvent nécessaires, quand la cause elle-même nous oblige à modifier avec art la disposition prescrite par les règles de l'art oratoire.

18. Dans la confirmation et la réfutation des preuves, Voici l'ordre qu'il convient de suivre pour les preuves ; mettre les plus solides au commencement et à la fin du plaidoyer ; celles de valeur moyenne, qui, sans être inutiles au discours, ne sont pas toutefois essentielles à la démonstration, qui, chacune en particulier et présentées isolément, sont sans force, tandis que, jointes aux autres, elles sont assez fortes pour être plausibles, doivent être placées entre les deux premiers groupes. Car, aussitôt après la narration, l'esprit de l'auditeur attend ce qui peut la fortifier ; aussi faut-il immédiatement lui fournir une preuve solide, et, d'une manière générale, comme ce qu'on a dit en dernier lieu est ce qui reste le mieux dans la mémoire, il est utile de laisser, en finissant, dans l'esprit des auditeurs l'impression fraîche d'une preuve bien forte. Cette façon de disposer les développements, comme de ranger les soldats [sur un champ de bataille], pourra faire que, là en parlant, ici en combattant, on remporte très facilement la victoire.

XI. - 19. L'action est souvent regardée comme la qualité la plus utile à l'orateur et la plus importante pour persuader. En ce qui me concerne, je ne me déciderais pas facilement à désigner l'une des cinq parties [du discours] comme la plus importante ; mais j'affirmerais hardiment que l'action est exceptionnellement utile. Car l'habileté dans l'invention, l'élégance de l'élocution, l'art dans la disposition des parties de la cause, et une mémoire fidèle sous tous les rapports ne jouent pas un rôle plus important sans l'action, que l'action indépendamment de ces qualités. Aussi, comme personne n'a soigneusement traité de cette partie, parce qu'on croyait malaisément pouvoir traiter clairement de la voix, de la physionomie et du geste, sous prétexte que toutes ces choses se rapportent aux sens, et comme, d'autre part, il faut, pour parler, donner beaucoup d'importance à cette partie, j'estime que toute cette question ne doit pas être négligée.

Donc on distingue, dans l'action, le caractère de la voix et les mouvements du corps.

Le caractère de la voix constitue comme sa marque propre, résultat de la méthode et de l'exercice.

20. On y distingue trois parties : volume, solidité, souplesse. Le volume de la voix est avant tout un don de la nature ; le travail l'augmente un peu et surtout l'amplifie. La solidité de la voix est avant tout donnée par le travail ; cultiver la voix augmente cette qualité dans une certaine mesure et surtout la conserve. Pour la souplesse, qui consiste à varier à notre gré, en parlant, les intonations de notre voix, ce qui convient le mieux est de cultiver sa voix. Aussi, sur le volume et la solidité de la voix, puisque la première dépend de la nature et que la seconde est donnée par l'exercice, il est inutile de donner d'autre conseil que de consulter, sur la façon de soigner notre voix, ceux qui sont versés dans cet art.

XII. La solidité est donc conservée en partie si l'on cultive sa voix selon un exercice rationnel, et l'on acquiert la souplesse de la voix, si l'on cultive également cet organe par un travail raisonné ; je vais, par suite, traiter la question.

21. Pour conserver la solidité de la voix, le meilleur moyen sera d'employer pour l'exorde un ton calme et retenu. En effet, on blesse la trachée-artère, si, avant de la préparer par des intonations douces, on l'enfle en donnant toute sa voix avec violence. Il convient aussi d'avoir recours à d'assez longs repos : la respiration raffermit la voix et le silence repose les artères. Parfois, il faut également cesser de donner toute sa voix et passer au ton de la conversation ; car ces changements font que nous n'épuisons aucun ton de la voix et continuons à la posséder à notre disposition dans toute son étendue. Il faut éviter également les éclats de voix, car ils produisent une secousse, qui blesse la trachée-artère lorsque nous poussons cet éclat trop vif et trop en fausset, si bien que la pureté de notre voix peut être détruite par un seul éclat et complètement. Débiter de longues tirades sans reprendre haleine n'a pas d'inconvénient à la fin du discours : la gorge est échauffée, la trachée-artère est enflée, et la voix qui vient de parcourir différents tons a fini par en prendre un égal et soutenu. Comme nous devons souvent être reconnaissants à la nature, ici, par exemple ! En effet, les préceptes que nous donnons pour conserver la voix contribuent aussi à l'agrément de l'action ; par suite, ce qui est utile à notre voix reçoit également l'approbation de l'auditeur.

22. Il est utile, pour maintenir la solidité de la voix, d'employer un ton calme en commençant. Quoi de plus désagréable que de donner toute sa voix dès le début ? Des repos affermissent la voix, rendent les pensées plus harmonieuses en les détachant et laissent à l'auditeur le temps de réfléchir. On conserve la voix en se départant parfois de la donner tout entière ; de plus, la variété plaît beaucoup à l'auditeur : le ton de la conversation l'intéresse, la voix donnée avec toute sa force le réveille. Un éclat trop criard blesse l'organe de la voix ; il indispose aussi l'auditoire : en effet, il a quelque chose de peu distingué, qui convient mieux aux criailleries des femmes qu'à la dignité avec laquelle un homme doit parler. A la fin du discours, le ton soutenu repose la voix. Aussi bien échauffe-t-il puissamment l'esprit de l'auditeur à la conclusion du discours tout entier. Donc, puisque les mêmes moyens servent à la solidité de la voix et à l'agrément du débit, nous aurons ici traité des deux points à la fois, donnant sur la solidité les conseils que j'ai crus nécessaires, sur l'agrément ceux qui avaient du rapport avec les premiers ; le reste, nous l'exposerons bientôt en temps et lieu.

XIII. - 23. La flexibilité de la voix demande une attention particulière, puisqu'elle repose tout entière sur les conseils du rhéteur. Nous y distinguons le ton de la conversation, le ton élevé, le ton déclamatoire. Le ton de la conversation est calme et ressemble au langage ordinaire. Le ton élevé est énergique ; il convient pour la confirmation et la réfutation. Le ton de l'amplification est propre à exciter dans l'âme des auditeurs l'indignation ou à y provoquer la pitié.

Le ton de la conversation comprend les nuances suivantes : sérieux, explicatif, narratif, badin. Le ton sérieux comporte une certaine gravité et une voix calme. Le ton explicatif montre comment une chose a pu ou n'a pas pu arriver. Le ton narratif expose les faits tels qu'ils se sont passés ou qu'ils auraient pu se passer. Le ton badin est de nature à provoquer, à propos de telle circonstance, un rire décent et de bon goût.

Le ton élevé comprend un débit soutenu ou coupé. Il est soutenu quand on débite le discours avec rapidité. Il est coupé lorsque, employant le ton élevé, nous faisons des pauses nombreuses et courtes.

24. Le ton déclamatoire comprend l'excitation et le pathétique. L'excitation, exagérant une faute, porte les auditeurs à la colère. Le pathétique, exagérant l'infortune, porte l'âme des auditeurs à la compassion.

La flexibilité de la voix se divisant ainsi en trois parties et ces trois parties se divisant en huit autres, il nous semble à propos d'indiquer le débit qui convient à chacune de ces huit parties.

XIV. - Pour le ton sérieux de la conversation, il faut toute la force du gosier sain, mais une voix aussi calme et basse que possible, sans toutefois passer, des habitudes de l'orateur, à celles de l'acteur de tragédie.

Pour le ton explicatif de la conversation, il faut légèrement réduire le volume de la voix et avoir recours à des intervalles et à des repos fréquents, pour que le débit même paraisse greffer et graver dans l'esprit des auditeurs ce que nous expliquerons.

Pour le ton narratif de la conversation, il faut des intonations variées, qui semblent raconter la façon dont chaque fait s'est passé. Ce que nous voulons présenter comme fait avec décision, nous l'énoncerons assez rapidement, au contraire comme fait à loisir, nous ralentirons le début. Ensuite vers l'aigreur ou la douceur, la tristesse, la gaîté, nous modifierons de toutes les façons aussi bien le débit que les mots. Si, dans la narration, il se présente des discours, des demandes, des réponses, ou encore des exclamations d'étonnement sur les faits que nous raconterons, nous prendrons bien garde que notre ton rende les sentiments et les dispositions de chaque personnage.

25. Pour le ton badin de la conversation, il faut prendre une voix un peu tremblante avec une légère expression de rire, sans aucune trace de fou-rire et passer ainsi du ton sérieux à un badinage délicat. Lorsqu'il s'agit de prendre un ton élevé, puisque cela comporte un débit tantôt continu, tantôt coupé, pour le débit continu, on augmentera légèrement le volume de la voix ; cette suite continue de mots sera débitée sans arrêts et avec des inflexions variées ; à la fin, on lancera les mots rapidement et à pleine voix, pour que le volume de la voix suive la vitesse et la volubilité du discours. Si le débit est coupé, il faut tirer du fond de la poitrine des éclats de voix aussi sonores que possible et nous conseillons de donner à chaque pause la même durée qu'aux éclats de voix.

Lorsque nous emploierons le ton déclamatoire pour exciter, il faudra une voix très basse, forte sans éclats, un débit égal, des changements de ton fréquents, une très grande rapidité. Pour le pathétique, il faudra une voix retenue, une intonation triste, de longues pauses, des changements marqués.

XV. - Nous en avons dit assez sur le caractère de la voix, maintenant il semble à propos de nous occuper des mouvements du corps.

26. Le mouvement du corps consiste à choisir les gestes et l'expression qui rendent plus plausible ce que nous disons. Il faut donc que la physionomie ait de la décence et de l'énergie, et que le geste n'offre ni élégance trop visible, ni grossièreté, pour que nous n'ayons pas l'air de comédiens ou d'ouvriers.

Les règles relatives au mouvement du corps semblent devoir, rationnellement, correspondre aux distinctions que nous avons établies pour la voix. Lorsqu'il emploie le ton sérieux de la conversation, l'orateur devra rester en place, le corps droit, ne faire qu'un léger mouvement de la main droite ; suivant la nature du sujet, son visage exprimera la gaîté, la tristesse ou un sentiment intermédiaire. Lorsque l'on emploiera le ton explicatif de la conversation, l'on penchera un peu en avant le cou et la tête, car un mouvement naturel nous porte à rapprocher le plus possible notre visage de nos auditeurs lorsque nous voulons leur prouver un point ou les entraîner particulièrement. Au ton narratif de la conversation pourra convenir l'attitude que nous venons d'indiquer pour les passages sérieux. Dans le badinage, le visage devra présenter une certaine expression de gaîté, sans changer les gestes.

27. Si nous prenons un ton élevé à débit soutenu, la gesticulation doit être rapide, la physionomie mobile, les yeux perçants. Si, prenant le ton élevé, nous coupons le débit, il faudra lancer très rapidement le bras en avant, aller et venir, frapper du pied droit, niais rarement, avoir le regard vif et fixe.

Avec le ton ample pour exciter, il faudra que le geste soit un peu plus lent et plus calme ; pour le reste, il en sera comme dans le débit soutenu du ton élevé. Dans les passages de ton ample et pathétique, on se donnera des coups sur la cuisse, on se frappera la tête, on aura recours tantôt à des gestes calmes et égaux, tantôt à une expression triste et bouleversée.

Je n'ignore pas la tâche que je me suis imposé, en m'efforçant d'exprimer par des paroles les mouvements du corps et de reproduire sur le papier les inflexions de la voix. Mais, si je n'ai pas eu la présomption de croire qu'il fût possible de bien traiter par écrit de ces questions, je ne pensais pas que, si la chose était impossible, mon travail serait inutile, car, ici, j'ai voulu indiquer l'indispensable ; pour le reste, je m'en remettrai à l'exercice. Mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'une action parfaite fait croire à la sincérité de l'orateur.

XVI. - 28. Passons maintenant au coffre-fort de toutes les idées fournies par l'invention, au dépositaire de toutes les parties de la rhétorique, la mémoire. La mémoire doit-elle quelque chose à l'art, ou vient-elle toute de la nature, c'est ce que nous aurons une occasion plus favorable d'expliquer. Nous admettrons comme prouvé que la théorie et ses règles y sont d'un grand secours et nous en parlerons en conséquence. En effet, mon opinion est qu'il existe un art de la mémoire. Sur quoi je la fonde, je l'expliquerai ailleurs ; pour l'instant, je ferai voir ce qu'est la mémoire.

Il y a donc deux sortes de mémoire, l'une naturelle, l'autre artificielle. La mémoire naturelle est celle qui est innée dans nos âmes et qui est née en même temps que la faculté de réfléchir. La mémoire artificielle est celle que renforce une sorte d'entraînement de l'esprit et des préceptes rationnels. Mais, de même qu'en toute autre matière, d'excellentes qualités naturelles rivalisent souvent avec la science théorique, tandis que, d'autre part, l'art renforce et développe les avantages naturels, de même, ici, il arrive que parfois une mémoire naturelle, si elle est excellente, soit parfois semblable à la méthode artificielle dont je parle ici, et que, par contre, cette mémoire artificielle dont je parle conserve et développe les avantages naturels grâce à une méthode rationnelle.

29. Donc la mémoire naturelle doit être fortifiée par les préceptes, pour devenir excellente, et celle dont je viens de parler, que donne la théorie, a besoin des dispositions naturelles. il en est donc ici exactement comme dans les arts, où les qualités innées brillent grâce à la science et la nature grâce aux règles. Aussi les hommes doués naturellement d'une heureuse mémoire pourront-ils tirer parti de nos règles, comme tu pourras bientôt t'en rendre compte, et quand bien même, confiants dans leurs dispositions naturelles, ils ne réclameraient pas notre aide, nous aurions tout de même une bonne raison de vouloir fournir un secours à ceux qui sont moins bien partagés.

Maintenant, nous parlerons de la mémoire artificielle. Elle comprend les cases et les images. Par cases, nous entendons les ouvrages de la nature ou de l'art tels que, dans un espace restreint, ils forment un tout complet et capable d'attirer l'attention, si bien que la mémoire naturelle puisse facilement les saisir et les embrasser : tels sont un palais, un entre-colonnement, un angle, une voûte et d'autres choses semblables. Les images sont des formes qui permettent de reconnaître et de représenter l'objet que nous voulons nous rappeler ; par exemple, si nous voulons évoquer le souvenir d'un cheval, d'un lion, d'un aigle, il nous faudra placer l'image de ces animaux dans des lieux déterminés.

30. Maintenant quelles sont les cases à trouver ? Comment découvrir les images et les placer dans les cases ? C'est ce que nous allons montrer.

XVII. De même que ceux qui savent leurs lettres peuvent, grâce à elles, écrire ce qu'on leur dicte et lire tout haut ce qu'ils ont écrit, de même ceux qui ont appris la mnémotechnique peuvent placer dans leur cadre ce qu'ils ont entendu, et, à l'aide de ces points de repère, se le rappeler. Les points de repère représentent tout à fait les tablettes ou le papyrus, les images, les lettres, la disposition et l'arrangement des images, l'écriture, le débit, la lecture. Il faut donc, pour avoir une mémoire étendue, se préparer un grand nombre de repères, pour que, dans ces nombreuses cases, nous puissions placer de nombreuses images. De même, selon nous, il faut que nous ayons un ordre arrêté dans la disposition de ces cases, pour que leur confusion n'aille pas nous empêcher de suivre les images en quelque ordre qu'il nous plaira, en entamant la série par le commencement ou par la fin, non plus que d'exprimer ce que nous aurons confié aux différentes cases.

XVIII. De même en effet que, voyant placées dans un certain ordre un très grand nombre de personnes qui nous sont connues, il nous sera indifférent de les nommer en commençant par la première, par la dernière ou par celle du milieu, de même si, pour les cadres, nous avons un ordre arrêté, notre souvenir, éveillé par les images, énoncera dans n'importe quel sens à volonté ce que nous aurons confié aux cases.

31. Aussi j'estime qu'il est nécessaire aussi de disposer les cases dans un certain ordre. Les cases que nous aurons adoptées, il faudra bien les étudier, de manière que nous les possédions imperturbablement, car les images s'effacent, comme les lettres, quand on cesse de s'en servir, mais les cases, tout comme les tablettes doivent subsister. Et pour éviter toute erreur dans le nombre des cases, il faut donner un indice à tous les multiples de cinq ; par exemple, si, à la cinquième, nous plaçons comme indice une main d'or, à la dixième (decimo) une de nos connaissances, dont le prénom sera Decimus, il sera facile en continuant la série, d'en faire autant pour tous les multiples de cinq.

XIX. - De même il est plus commode de choisir ces cases dans un emplacement désert que dans un endroit très fréquenté, parce que l'affluence et les allées et venues troublent et affaiblissent les caractères des images, au lieu que la solitude laisse tout leur relief au contour de leurs représentations. Ensuite il faut choisir des cadres différents de forme et de nature, pour qu'ils ne se confondent pas et se détachent sur le fond commun. Choisir beaucoup d'entre-colonnements, c'est s'exposer à voir ses souvenirs se confondre, au point qu'on ne saura plus ce qu'on aura mis dans chaque case. Il faut aussi que ces cases soient d'une étendue ordinaire et modérée, car, trop grandes, elles reproduisent des images confuses, et, trop petites, souvent elles ne paraissent pas se prêter à recevoir des images.

32. De plus, il faut que les cases ne soient ni trop brillantes ni trop sombres, de peur que l'obscurité ne fasse paraître les images sombres, ou qu'à la vive lumière, elles ne semblent éblouissantes. D'après moi, l'intervalle des cases doit être modéré, un peu plus ou un peu moins de trente pieds. Car il en est de l'esprit comme de la vue ; il distingue moins bien les objets à voir, si on les éloigne trop ou qu'on les approche démesurément.

Mais bien qu'il soit facile à celui qui a une plus longue expérience de choisir des cases aussi nombreuses et aussi caractéristiques qu'il le voudra, cependant ceux mêmes qui croiront ne pas pouvoir en trouver d'assez appropriées, arriveront à en déterminer autant qu'ils le voudront. En effet la pensée peut embrasser n'importe quelle étendue et y forger ou y construire à son gré l'emplacement d'une case. Voilà pourquoi, si nous ne sommes pas contents de l'abondance de cases qui sont sous nos yeux et à notre disposition, notre pensée pourra créer une étendue où nous placerons des cases caractéristiques, très faciles à reconnaître. Mais c'est assez parler des cases ; passons à la théorie des images.

XX. - 33. Comme les images doivent ressembler aux objets, nous devons, nous-mêmes, tirer de tous les objets des ressemblances. Les ressemblances doivent donc être de deux espèces, celles des choses et celles des mots. Les ressemblances des choses se produisent, lorsque nous évoquons une image générale des objets pris en eux-mêmes ; les ressemblances de mots s'établissent, lorsqu'on note par une image le souvenir de chaque mot et de chaque terme. Souvent un signe unique, une seule image suffisent à nous assurer le souvenir de tout un événement. Par exemple, l'accusateur prétend que le prévenu a empoisonné un homme, l'accuse d'avoir commis le crime pour s'assurer un héritage, et dit qu'il y a, pour le prouver, beaucoup de témoins, beaucoup de gens ayant été dans la confidence. Si nous voulons nous rappeler ce premier point, afin de pouvoir facilement présenter la défense, dans une première case nous nous tracerons une représentation de toute l'affaire. Nous nous représenterons étendu dans son lit, malade, l'homme même dont il est question, si nous connaissons ses traits ; à son défaut, une personne quelconque, mais n'appartenant pas aux dernières classes de la société, afin que l'autre puisse vite nous revenir à l'esprit. Et, debout près de lui, à côté de lui, nous placerons l'accusé, tenant de la main droite le poison, de la main gauche des tablettes et des testicules ordinaires de bélier, par ce moyen nous pourrons nous souvenir des témoins, de l'héritage et de l'homme empoisonné.

34. De la même manière nous rangerons successivement dans des cases tous les autres chefs d'accusation, en suivant l'ordre où ils se présentent, et toutes les fois que nous voudrons nous souvenir d'une chose, si nous avons bien disposé les formes des cases et distingué les images, notre mémoire retrouvera facilement ce que nous voudrons.

XXI. - Lorsque ce sont des ressemblances de mots que nous voudrons exprimer par des images, la tâche sera plus ardue et fera travailler davantage notre imagination. Voici comment il faut s'y prendre.

Nous voulons retenir ce vers : Jam domum itionem reges Atridae parant (déjà les rois fils d'Atrée se préparent à retourner dans leur patrie). Dans une première case, on mettra Domitius levant les bras au ciel lorsqu'il est frappé de verges par les Marcius Rex ; cette image rappellera Jam domum itionem reges. Dans une autre case, on mettra Aesopus et Cimber habillés en Agamemnon et Ménélas, pour représenter Iphigénie ; cette image rappellera Atridae parant. De cette manière, tous les mots seront exprimés. Mais cette combinaison d'images n'est opérante que si nous avons éveillé la mémoire naturelle ; par exemple, un vers étant donné, nous commençons par le repasser deux ou trois fois en nous-mêmes, puis nous exprimons les mots par des images. C'est ainsi que l'art viendra s'ajouter à la nature. Car, séparément, l'un et l'autre auraient moins de force, avec cette réserve que le secours d'un art méthodique est beaucoup plus puissant. Je n'aurais pas de peine à le prouver, si je ne craignais, en m'écartant de mon sujet, de moins me conformer à cette clarté concise à laquelle je m'applique et qui convient aux préceptes.

35. Mais comme il arrive ordinairement que, parmi les images, les unes soient durables, frappantes et capables de mettre sur la voie, les autres faibles, passagères et presque incapables de réveiller les souvenirs, il faut examiner la cause de ces différences, afin que, la connaissant, nous puissions savoir les images que nous devons écarter ou rechercher.

XXII. - Or, d'elle-même, la nature nous enseigne ce qu'il faut faire. En effet, dans la vie courante, si nous voyons des choses peu importantes, ordinaires, banales, ordinairement nous ne nous en souvenons pas, parce que l'esprit n'est frappé d'aucune circonstance nouvelle et propre à soulever l'étonnement. Au contraire, si nous voyons une chose particulièrement honteuse, infâme, extraordinaire, importante, incroyable, propre à faire rire, ou si nous en entendons parler, généralement nous en conservons longtemps le souvenir. Aussi ce que nous voyons sous nos yeux ou ce que nous entendons chaque jour, nous l'oublions presque toujours ; ce qui nous est arrivé dans notre enfance, c'est souvent ce que nous nous rappelons le mieux ; la seule explication possible de ce double phénomène, c'est que les choses ordinaires s'échappent de notre mémoire, alors que les choses remarquables par leur nouveauté restent plus longtemps dans l'esprit.

36. Le lever, le coucher, la marche du soleil n'attire l'attention de personne, parce que c'est un spectacle de tous les jours ; mais on regarde avec étonnement les éclipses, parce qu'elles se produisent rarement, et celles du soleil avec plus d'étonnement que celles de la lune, parce que ces dernières sont plus fréquentes. Si donc notre nature montre qu'elle n'est pas touchée par un phénomène banal et ordinaire, mais que la nouveauté ou un objet remarquable nous émeut, l'art doit imiter la nature, trouver ce qu'elle demande, suivre la route qu'elle trace. Car jamais la nature n'est en arrière, ni la science en avant pour trouver : le point de départ de toutes choses se trouve dans les dispositions naturelles ; l'art les mène au but.

37. Les images devront donc être choisies dans le genre qui peut rester le plus longtemps gravé dans la mémoire. Ce sera le cas, si nous établissons des similitudes aussi frappantes que possible ; si nous prenons des images qui ne soient ni nombreuses ni flou, mais qui aient une valeur ; si nous leur attribuons une beauté exceptionnelle ou une insigne laideur ; si nous ornons certaines, comme qui dirait de couronnes ou d'une robe de pourpre, pour que nous reconnaissions plus facilement la ressemblance, ou si nous les enlaidissons de quelque manière, en nous représentant telle d'entre elles sanglante, couverte de boue, ou enduite de vermillon, pour que la forme nous frappe davantage, ou encore en attribuant à certaines images quelque chose qui soulève le rire : car c'est là aussi un moyen pour nous de retenir plus facilement. En effet, les choses dont nous nous souvenons facilement, quand elles existent, il ne sera pas difficile de nous en souvenir, si elles sont imagi-naires et soigneusement distinguées. Mais ce qu'il faudra, c'est parcourir rapidement en pensée les premières cases de chaque série, afin de rafraîchir le souvenir des images.

XXIII. - 38. Je sais que la plupart des Grecs qui ont écrit sur la mémoire se sont proposé de rassembler les images qui correspondent à un grand nombre de mots, afin que ceux qui voudraient les apprendre par coeur les trouvassent toutes prêtes, sans avoir à travailler pour les chercher. Cette méthode, je la désapprouve pour un certain nombre de raisons. D'abord, il est ridicule, sur une quantité innombrable de mots, de n'offrir des images que pour un millier. Quels services pourront-elles bien nous rendre, lorsque, dans le nombre infini des mots, nous aurons besoin de nous souvenir tantôt de l'un et tantôt de l'autre ? Ensuite pourquoi vouloir paralyser l'initiative en offrant à quelqu'un ces images toutes prêtes et toutes cherchées, pour lui éviter de les chercher lui-même ? De plus telle ressemblance frappe plus une personne qu'une autre. Souvent, en effet, si nous disons que telle chose ressemble à telle autre, nous n'obtenons pas l'assentiment de tous, parce que tous ne voient pas les choses de la même façon ; il en est ainsi pour les images : telle que nous avons choisie comme caractéristique semble, à d'autres yeux, insuffisamment frappante.

39. Il convient donc que chacun choisisse les images à son gré. Enfin le devoir du maître est d'indiquer comment il faut chercher, et, pour plus de clarté, de proposer dans chaque genre un ou deux exemples, mais non tous ceux qu'il est possible de donner. Lorsque nous indiquons la manière de chercher un exorde, nous proposons une méthode pour le chercher, nous ne rédigeons pas nous-mêmes mille types d'exorde ; c'est ainsi, d'après nous, qu'il faut procéder pour les images.

XXIV. - Maintenant, pour qu'on ne regarde pas la mémoire des mots comme trop difficile et trop peu utile, et qu'on ne se contente pas de la mémoire des seules choses, comme plus utile et plus facile, il me faut expliquer pourquoi je ne repousse pas la mémoire des mots. Je pense, en effet, que ceux qui veulent retenir, sans travail et sans fatigue, des choses plus faciles, doivent s'exercer d'abord à en apprendre de plus difficiles. Si je parle de cette mémoire des mots, ce n'est pas pour que nous soyons capables de retenir des vers, mais pour que l'exercice dont nous parlons maintenant fortifie l'autre mémoire, celle des choses, qui est vraiment utile, si bien que, de cette pratique difficile, dont je viens de parler, nous passerons sans effort à l'autre, qui est facile.

40. Mais si, dans toutes les branches d'études, les préceptes théoriques sont peu efficaces sans une pratique très assidue, c'est dans la mnémonique surtout que la théorie est bien peu de chose, si elle n'est confirmée par l'activité, le zèle, le travail, le soin minutieux. Il faut avoir soin d'avoir le plus grand nombre possible de cases et le plus conforme possible aux règles que j'ai formulées : il convient de s'exercer chaque jour à y placer des images. En effet, une occupation absorbante nous détourne quelquefois de nos autres études ; par contre aucun motif ne peut nous détourner de ce travail. En effet, il n'y a pas de moment où, nous n'ayons à désirer de confier quelque chose à notre mémoire, surtout quand une affaire particulièrement importante nous occupe. Aussi l'utilité d'avoir une mémoire prompte ne t'échappe-t-elle pas ; plus l'utilité en est grande, plus il faut travailler à acquérir cette qualité. Je n'ai pas l'intention de t'exhorter plus longuement à cet égard, car je semblerais m'être défié de ton zèle ou avoir insuffisamment traité le sujet.

Je vais passer maintenant à la cinquième partie de la rhétorique ; mais les autres, aie soin de les rappeler à ton esprit, et, ce qui est surtout nécessaire, d'en affermir la connaissance par l'exercice.

Livre IV

I. - 1. Comme, dans ce livre, Hérennius, j'ai traité de l'élocution, et que, lorsqu'il m'a fallu des exemples, je les ai tirés de mon propre fonds, contrairement à la coutume des Grecs qui ont traité ce sujet, il est nécessaire que j'explique en peu de mots les motifs de ma décision. Que je le fasse par nécessité, et non par choix volontaire, une preuve suffisante en est que, dans les livres précédents, je n'ai rien dit avant d'aborder le sujet ni en dehors du sujet. Ici, après avoir donné les quelques explications indispensables, je t'exposerai les règles qu'il me reste à donner, afin de continuer à m'acquitter de ma dette. Mais tu comprendras mieux mes raisons, si tu connais d'abord l'opinion des Grecs.

Un très grand nombre de motifs, selon eux, leur imposent, après avoir exposé leurs préceptes à eux sur les ornements que comporte l'élocution, de donner, dans chaque cas, un exemple tiré d'un orateur ou d'un poète estimé.

Ce faisant, disent-ils, ils sont guidés par un sentiment de modestie : c'est, leur semble-t-il, en quelque sorte se faire valoir que de ne pas se contenter de donner les règles théoriques de l'art, mais de sembler vouloir fabriquer artificiellement des exemples ; c'est, disent-ils, se faire valoir soi-même et non faire connaître les règles.

2. Aussi avant tout la pudeur nous interdit-elle d'employer des exemples forgés par nous ; car nous semblerions n'approuver, n'aimer que nous-mêmes, tandis que les autres nous les dédaignons et les tournons en ridicule. En effet, lorsque nous pouvons tirer un exemple d'Ennius ou de Gracchus, il semble bien qu'il y ait présomption à les négliger pour prendre les nôtres.

En second lieu, les exemples sont comme les témoignages en justice. Ce que le précepte a mis dans l'esprit par une impression légère, l'exemple le confirme comme le ferait un témoignage. Ne serait-il pas ridicule, dans un procès civil ou criminel, d'invoquer le témoignage d'une personne de sa famille ? Or, ainsi que le témoignage, l'exemple est employé comme preuve. Il ne faut donc l'emprunter qu'à un écrivain très estimé, pour éviter que ce qui doit servir de preuve n'ait à son tour besoin de preuve. En effet, forger ses exemples, c'est se placer au-dessus de tous les écrivains et approuver par-dessus tout ses propres productions, ou bien ne pas reconnaître que les meilleurs exemples sont ceux qui sont empruntés aux orateurs et aux poètes les plus estimés. Se placer au-dessus de tous les écrivains, c'est une présomption insupportable ; mettre d'autres écrivains au-dessus de nous, et ne pas croire que leurs exemples sont meilleurs que ceux que nous imaginons, c'est ne pas pouvoir dire pourquoi nous les mettons au-dessus de nous.

II. Et, à lui tout seul, le prestige de l'antiquité ne rend-il pas les choses plus plausibles et les hommes plus disposés à vouloir les imiter ? Il y a plus : elle excite leur ambition et aiguillonne leur activité, par l'espérance de pouvoir égaler, en l'imitant, la facilité de parole de Gracchus ou de Crassus.

3. Enfin, [disent-ils], il y a un très grand art dans cette opération même qui consiste à savoir, dans tant de poèmes et de discours, faire, en des choses éparses et disséminées partout, un choix si judicieux que, sous chaque partie de l'art oratoire, on puisse mettre un exemple. Quand il ne faudrait que du travail pour y réussir, nous mériterions des éloges, pour n'avoir pas évité un tel travail ; mais ce choix suppose un très grand art. Qui, en effet, sans avoir une très grande connaissance de l'art oratoire, peut, au milieu de tant d'écrits si nombreux et si étendus, reconnaître et distinguer ce qu'il demande ? Tous ceux qui lisent de beaux discours ou de beaux poèmes, louent les orateurs et les poètes, mais ils ne se rendent pas compte de ce qui, les ayant frappés, a provoqué leurs louanges, parce qu'ils ne peuvent savoir où se trouve ce qui est de nature à tant les charmer, ni ce que c'est, ni les règles suivies. Au contraire, celui qui se rend compte de tout cela, qui prend les passages les plus appropriés à son dessein, et qui fait rentrer dans chacune des règles de l'enseignement tout ce qui mérite le plus d'être inscrit dans son traité, celui-là doit être un parfait connaisseur de la matière qu'il traite. C'est donc un très grand art, dans un traité sur l'art oratoire que l'on tire de soi-même, que de réussir à faire entrer même des exemples empruntés à autrui.

4. Ce langage en impose au lecteur par un prestige illusoire plus que par la solidité de la thèse soutenue. Je crains bien en effet, que, pour adopter le système contraire au mien, il ne suffise à quelques lecteurs de voir que de son côté se sont rangés ceux qui ont été les inventeurs de l'art que j'enseigne et que désormais leur ancienneté fait estimer de tous. Mais s'ils écartent du débat le prestige personnel, et qu'ils consentent à comparer la valeur réelle des arguments, ils se rendront compte qu'il ne faut pas sur tous les points céder à l'antiquité.

III. - Dans ces conditions, leur premier argument, tiré de la modestie, nos lecteurs doivent se demander s'il n'y a pas quelque puérilité à le mettre en avant. Car, si la modestie consiste à se taire ou à ne rien écrire, pourquoi écrivent-ils ou parlent-ils ? S'ils écrivent quelque chose tiré de leur propre fonds, pourquoi la modestie empêche-t-elle qu'il en soit de même pour tout ce qu'ils écrivent ? Supposons un homme qui, après être venu aux jeux Olympiques pour prendre part à la course et s'être mis en ligne, traiterait d'impudents ceux qui ont commencé à courir, et resterait lui-même en deçà de la ligne de départ et raconterait à d'autres les différentes courses de Ladas ou de Boiskos de Sicyone. Ainsi font ces rhéteurs : ils descendent dans la carrière de l'art oratoire et accusent de manquer de modestie ceux qui s'efforcent de mettre en oeuvre ce que leur art leur a appris ; eux-mêmes louent quelque orateur ou quelque poète des temps les plus reculés, mais sans oser faire un pas dans la voie de l'art oratoire.

5. Je n'oserais dire qu'il en soit ainsi : néanmoins je crains qu'en cherchant à se donner le mérite de la modestie, ils ne fassent précisément preuve d'impudence. Car enfin que prétends-tu ? pourrait-on leur dire. Tu écris un traité qui est de toi ; tu tires de toi des règles nouvelles ; tu ne peux les prouver toi-même ; c'est chez d'autres que tu puises tes exemples. Prends garde d'encourir le reproche d'impudence, en voulant attacher à ton nom une gloire prélevée sur les oeuvres d'autrui. Car si les anciens orateurs et les anciens poètes prenaient en mains les ouvrages de ces rhéteurs grecs, et que chacun y reprît son bien, il n'y resterait rien qu'ils veuillent revendiquer.

«Mais, dira-t-on, puisque les exemples sont comme des témoignages, il convient, ainsi que les témoignages, de les emprunter aux hommes les plus estimés». Je réponds, avant tout, que les exemples sont mis à titre non de preuve ou de témoignage, mais d'explication. En effet, quand nous disons qu'il y a, par exemple, une figure de style qui consiste à rapprocher des mots terminés de la même façon et que nous donnons l'exemple suivant, emprunté à Crassus : «Quand nous le pouvons et le devons», nous présentons, non pas un témoignage, mais un exemple. Donc, entre le témoignage et l'exemple, il y a cette différence que l'exemple fait comprendre notre assertion, tandis que le témoignage prouve qu'elle est exacte.

6. Il faut, en outre, que le témoignage s'accorde avec la thèse soutenue ; sinon il ne peut lui servir de preuve. Mais ce que font ces rhéteurs ne s'accorde pas avec la thèse soutenue. Pourquoi ? Parce qu'ils font profession d'écrire les règles d'un art, et que, généralement, les exemples donnés sont pris dans des auteurs qui n'ont pas connu cet art. Et comment prouver ce qu'on écrit sur un art, si l'on n'écrit pas d'après les règles de cet art ? Ils font même le contraire de ce qu'ils paraissent annoncer. En effet, lorsqu'ils entreprennent d'écrire les règles de l'art, ils semblent dire qu'ils ont trouvé par eux-mêmes ce qu'ils enseignent ; mais, lorsqu'ils écrivent, ce qu'ils nous mettent sous les yeux, c'est ce que d'autres ont trouvé.

IV. - «Mais, disent-ils, il y a de la difficulté dans le seul choix à faire parmi tous ces matériaux». Qu'entendez-vous par difficile ? Qu'il exige du travail ou de l'art ? Du travail ? Mais le travail n'entraîne pas nécessairement le mérite ; car bien des choses exigent du travail, et, si vous les faisiez, ce ne serait pas forcément une raison pour vous en glorifier, à moins que vous ne considériez comme un titre de gloire de copier de votre main des poèmes ou des discours entiers. Est-ce dans votre art que vous voyez une qualité supérieure ? Prenez garde de paraître étrangers aux grandes choses, du moment qu'une petite vous charme à l'égal d'une grande. Il est vrai que ce choix, tel que vous le comprenez, personne ne peut y réussir sans culture, mais beaucoup peuvent y réussir sans posséder d'une façon consommée les règles de l'art.

7. En effet, tout homme qui aura quelque connaissance des règles de l'art, surtout en ce qui concerne l'élocution, pourra voir tous les passages où ces règles sont appliquées ; mais, les composer soi-même, on ne pourra y arriver sans une forte culture. Donc, si l'on voulait, des tragédies d'Ennius extraire des sentences, ou, des tragédies de Pacuvius des périodes, et que, pour y avoir réussi, on se considère comme un grand savant, par la raison qu'un homme tout à fait sans culture n'y parviendrait pas, ce serait une prétention déplacée ; car, tout le monde peut y parvenir avec une culture ordinaire. De même, si, de discours ou de poèmes, on extrait des exemples, dont le choix, à des signes déterminés, dénote de l'art littéraire, et que, par la raison qu'un homme sans culture ne pourrait y parvenir, on croie avoir fait preuve d'un art littéraire supérieur, on serait dans l'erreur ; car ce signe que tu invoques nous montre que tu connais quelque chose à la question, mais il en faudrait d'autres pour nous persuader que tu y connais beaucoup. S'il faut de l'art pour discerner ce qui est écrit conformément aux règles de l'art, il en faut bien plus pour écrire soi-même en s'y conformant. Car celui qui écrit avec art pourra discerner facilement ce qui est bien écrit chez les autres ; mais, de ce qu'on choisit facilement, il ne résulte pas nécessairement que l'on écrit bien. Admettons même qu'il y faille beaucoup d'art : demandons-leur d'user de ce talent en d'autres circonstances, et non quand ils doivent enfanter, créer, produire par eux-mêmes. Enfin qu'ils emploient la puissance de leur art à passer pour dignes de fournir aux autres des extraits, plutôt qu'à bien choisir des extraits chez les autres.

En voilà suffisamment contre les arguments de ceux qui soutiennent qu'on doit servir d'exemples pris chez les autres. Considérons maintenant nos arguments personnels.

V. - Je dis donc qu'ils ont tort d'employer des exemples pris à d'autres, et qu'ils commettent une erreur plus grave encore en les prenant dans un grand nombre d'auteurs. Occupons-nous en premier lieu du second point.

Si j'accordais que les exemples cités doivent être empruntés à d'autres, j'établirais que ce doit être à un seul auteur. D'abord mes adversaires n'auraient rien à m'opposer, puisqu'il leur serait loisible de choisir et de préférer n'importe quel poète ou orateur, capable de leur fournir des exemples pour tous les cas et de les appuyer de leur autorité. Ensuite, il importe beaucoup à celui qui veut s'instruire de savoir si un seul homme peut avoir toutes les qualités, ou si personne ne peut les avoir toutes. Croit-il en effet que toutes les qualités peuvent se trouver réunies en un seul homme ? Lui-même s'efforcera d'arriver aussi à un talent qui lui permette de les réunir toutes. En désespère-t-il ? Il s'exercera pour acquérir quelques qualités et saura s'en contenter ; il ne faut pas s'en étonner, puisque celui-là même qui lui enseigne l'art n'a pu les trouver toutes chez un seul écrivain. Or, en voyant les exemples tirés de Caton, des Gracques, de Lélius, de Scipion, de Galba, de Porcina, de Crassus et des autres, sans parler des exemples empruntés aux poètes et aux historiens, le disciple pensera nécessairement qu'on n'a pu trouver des exemples de toutes les qualités qu'en s'adressant à tous les écrivains, et que, dans un seul, on aurait à peine pu en trouver de quelques-unes.

8. Aussi se contentera-t-il de ressembler à l'un quelconque de ces écrivains : l'ensemble des qualités que l'on trouve dans l'ensemble des écrivains, il n'aura pas la confiance qu'il puisse les posséder à lui seul. Or il est nuisible, pour celui qui veut apprendre, de croire que personne ne peut réunir toutes les qualités. Eh bien ! personne ne tomberait dans cette opinion, si les exemples étaient pris à un seul auteur. Et la preuve que les auteurs mêmes des traités de rhétorique n'ont pas cru qu'un même écrivain pût briller dans toutes les parties de l'élocution, c'est que les exemples, ils ne les ont pas tirés d'eux-mêmes, d'un écrivain quelconque, ou, au pis-aller, de deux, mais les ont empruntés à l'ensemble des orateurs et des poètes. Ensuite, si l'on voulait démontrer que les règles de l'art sont inutiles pour s'instruire, on pourrait, comme argument, invoquer assez utilement qu'aucun écrivain n'a pu exceller dans toutes les parties de l'art. Ce qui renforce la thèse des ennemis déclarés des règles de l'art, n'est-il pas ridicule de voir l'auteur d'un traité sur cet art l'appuyer de son opinion ?

Nous avons donc montré que les exemples devraient être empruntés à un seul écrivain, en admettant qu'on dût les emprunter.

VI. Mais on ne doit pas les emprunter du tout, comme on va le comprendre.

9. Avant tout, celui qui écrit sur un art et veut donner un exemple doit montrer l'art du professeur. Suppose un marchand de pourpre ou d'un autre article qui te dise : achète-moi quelque chose ; mais je vais aller demander à un confrère un échantillon et je te le montrerai ; de même des gens qui cherchent à vendre une marchandise sont obligés d'aller en chercher ailleurs un échantillon : ils disent qu'ils disposent de monceaux de blé et n'ont pas sous la main un échantillon à montrer. Suppose Triptolème, lorsqu'il donnait aux hommes la semence, allant en emprunter à d'autres hommes. Suppose Prométhée, voulant faire part du feu aux mortels et allant faire le tour des voisins, un pot de terre à la main, pour leur demander de la braise. Il paraîtrait ridicule. Et ces rhéteurs, qui s'offrent pour enseigner à tous l'éloquence, ne se croient pas ridicules, lorsqu'ils vont chercher chez les autres ce qu'ils promettent de leur donner ? Si quelqu'un prétendait avoir découvert des sources très abondantes, profondément cachées, et qu'en en parlant, il fût précisément dévoré de soif, sans avoir de quoi l'étancher, ne serait-il pas un objet de risée ? Et ces rhéteurs, qui prétendent non seulement posséder les sources, mais être eux-mêmes les sources où doivent s'abreuver tous les esprits, ne croient pas devoir prêter au ridicule, si au milieu de ces promesses, ils sont eux-mêmes desséchés et taris. Ce n'est pas par cette méthode que Charès apprit la statuaire de Lysippe ; Lysippe ne lui montrait pas une tête de Myron, des bras de Praxitèle, une poitrine de Polyclète ; mais le disciple voyait son maître faire toutes ces parties sous ses yeux ; quant aux oeuvres des autres, il pouvait, s'il le désirait, les étudier de lui-même. Ces rhéteurs, eux, croient qu'il y a une autre méthode, meilleure, d'enseigner notre art à ceux qui veulent l'apprendre.

VII. - 10. En outre, les exemples empruntés à d'autres ne peuvent même pas être aussi bien appropriés aux règles de l'art, parce que, dans un discours réel, on ne fait que toucher légèrement chaque développement, pour éviter que l'art se laisse voir ; au contraire, dans l'enseignement, il faut donner des exemples rédigés tout exprès, pour qu'ils paraissent bien s'adapter au cadre des règles de l'art : c'est plus tard, lorsqu'il prononcera des discours, que l'orateur dissimule habituellement son art, pour éviter qu'il ne soit trop saillant et que tous le voient. Nouvelle raison qui montre bien que, pour mieux mettre en lumière les règles de l'art, il est préférable de composer les exemples dont on se sert.

Une dernière considération nous a déterminés à suivre cette méthode, c'est que les termes techniques grecs que nous avons traduits sont éloignés de notre langue usuelle. De fait, des choses qui n'étaient pas connues chez nous ne pouvaient avoir de termes pour les désigner. Ces termes traduits paraîtront nécessairement un peu durs au premier abord ; ce sera la faute du sujet, non la mienne. Le reste de cet ouvrage sera consacré à des exemples. Si nous les avions empruntés à d'autres, il en serait résulté que la partie facile du livre ne nous appartiendrait pas, tandis qu'on nous attribuerait en toute propriété la partie la plus aride. Aussi avons-nous voulu éviter aussi ce désavantage.

Pour ces motifs, tout en suivant les Grecs dans la théorie de l'art qu'ils ont créée, nous ne nous sommes pas, pour les exemples, conformés à leur méthode.

Mais il est temps de passer aux préceptes de l'élocution. Nous y distinguerons deux parties : nous exposerons d'abord les genres de style dans lesquels doit rentrer forcément le style de tout discours ; ensuite, nous montrerons les qualités qu'elle doit toujours avoir.

VIII. - 11. Il y a trois genres (nous les appelons formes) dans lesquels rentre tout discours conforme aux règles ; nous appelons le premier sublime, le second tempéré, le troisième simple. Le style sublime résulte de l'emploi d'expressions nobles dans une phrase pleine d'harmonie et d'éclat. Le style tempéré emploie des mots de condition moins relevée, mais qui n'ont rien de trop bas ni de vulgaire. Le style simple s'abaisse jusqu'au langage le plus familier d'une conversation correcte.

C'est dans le genre sublime que rentrera le discours, si l'on emploie pour chaque idée les mots, propres ou figurés, les plus éclatants que l'on pourra trouver, si l'on fait choix de pensées capables de frapper fortement l'esprit et susceptibles de se prêter à l'amplification et au pathétique, si enfin, parmi les figures de pensées ou de mots, dont nous parlerons plus loin, on emploie celles qui ont de la grandeur.

12. De ce genre de style, voici un exemple : «Qui de vous, en effet, juges, pourrait concevoir un châtiment assez sévère pour celui qui a conçu le projet de livrer sa patrie aux ennemis ? Quel forfait peut-on comparer à ce crime ? quel supplice peut-on trouver qui soit proportionné à ce forfait ? Pour punir ceux qui auraient attenté à la pudeur d'un homme libre, déshonoré une matrone, blessé ou enfin tué quelqu'un, nos ancêtres ont épuisé les plus cruels supplices ; contre cet acte, le plus épouvantable et impie, ils ne nous ont pas laissé de châtiment particulier. Et cependant, pour les autres forfaits, c'est à une seule personne ou à peu de personnes qu'un préjudice est causé par cette faute, l'acte d'un étranger ; mais pour ce crime, tous ceux qui y ont quelque part font, par ce seul dessein, peser sur l'ensemble de leurs concitoyens la menace des catastrophes les plus épouvantables. O coeurs sauvages ! ô projets cruels ! ô hommes dépourvus de tout sentiment humain ! Qu'ont-ils osé exécuter ? Que peuvent-ils concevoir ? Un projet permettant aux ennemis, après avoir détruit les tombeaux des ancêtres et renversé nos murailles, de fondre triomphants sur la cité, leur permettant, après avoir dépouillé les temples des dieux, massacré les citoyens les plus nobles ou les avoir arrachés de force à leurs demeures et emmenés en esclavage, après avoir exposé les matrones et les hommes libres à tous les excès d'un ennemi, de livrer la ville aux horreurs d'un incendie qui la dévore tout entière ! Ils ne pensent pas, ces criminels, avoir mené leurs projets à bonne fin, tant qu'ils n'ont pas vu le triste spectacle des murs sacrés de la patrie réduits en cendres. Je ne puis, juges, égaler par mes paroles l'atrocité de leur acte; mais je m'en inquiète peu, parce que vous n'avez pas besoin de moi, pour la concevoir. Car vos coeurs où brûle l'amour de la république vous suggèrent d'eux-mêmes que celui qui a voulu livrer par trahison les biens de tous doit être rejeté radicalement de la cité qu'il a voulu écraser sous l'infâme domination des ennemis les plus méprisables».

IX. - 13. C'est au genre tempéré qu'appartiendra le discours, si, comme nous l'avons dit, nous en abaissons un peu le ton, sans toutefois descendre au style le plus commun. Exemple : «A qui faisons-nous la guerre, juges, vous le voyez ? A des alliés, qui avaient coutume de combattre pour nous, et, à nos côtés, de défendre notre empire par leur courage et leurs efforts. Forcément, ils se connaissent eux-mêmes, ils connaissent leurs ressources et leurs forces ; mais le voisinage et les rapports de toute sorte qu'ils ont eus avec nous pouvaient aussi leur faire savoir et comprendre de quoi, dans tous les domaines, était capable le peuple romain. Lorsqu'ils avaient délibéré de nous faire la guerre, quelle était, je vous le demande, la considération qui leur donnait la confiance d'entreprendre de soutenir cette guerre, lorsqu'ils comprenaient que la grande majorité des alliés restait fidèle au devoir, lorsqu'ils voyaient qu'ils n'avaient à leur disposition ni soldats nombreux, ni généraux capables, ni argent dans le trésor, ni rien enfin de ce qu'il faut pour soutenir la guerre ? Même si c'était contre des voisins, pour une question de limites, qu'ils fissent la guerre, même s'ils pensaient qu'une seule bataille dût décider de la querelle, encore se présenteraient-ils au combat mieux pourvus et mieux préparés en toutes choses que leurs adversaires. Comment donc supposer que l'empire du monde, l'empire que tous les peuples civilisés, tous les rois, toutes les nations barbares ont reconnu, soit contraints, soit consentants, après que le peuple romain les avait vaincus par les armes ou la générosité, comment supposer que, par des moyens aussi minces, ils s'efforceraient d'en déplacer le siège. Quelqu'un me demandera : «Et les habitants de Frégelles, n'est-ce pas spontanément qu'ils l'ont essayé ?» Oui, mais les alliés, eux, il leur était d'autant moins facile de l'essayer qu'ils voyaient comment les Frégellans étaient sortis de la lutte. Car des peuples qui ne connaissent pas les choses par expérience, qui, sur les différentes questions ne peuvent chercher des exemples dans leur histoire, peuvent par ignorance être facilement entraînés dans l'erreur ; au contraire, ceux qui connaissent les fâcheuses expériences des autres peuvent aisément, par le sort d'autrui, régler leur politique. Aucun motif ne les poussait donc, aucun espoir ne les autorisait à prendre les armes ? Qui croirait que l'on pût jamais se laisser posséder par la folie jusqu'à s'en prendre, sans moyens, à l'empire du peuple romain ? Il faut donc qu'ils aient eu un motif d'agir. Et pourrait-il y en avoir un autre que celui que j'indique ?»

X. - 14. Du genre simple, qui descend jusqu'au langage le plus ordinaire et le plus courant, voici un spécimen : «En effet, cet homme étant venu un jour au bain, après l'avoir oint d'huile, on commença à le frotter. Puis quand il jugea bon de descendre dans sa baignoire, voici que, se jetant à la traverse, l'accusé lui dit : «Holà ! jeune homme. Tes esclaves m'ont frappé ces jours-ci. Il faut que tu m'en rendes raison». Le jeune homme, n'ayant pas l'habitude, à son âge, de se voir interpellé par un inconnu, se mit à rougir. L'autre commença à dire d'une voix plus forte les mêmes mots et d'autres encore. Le jeune homme à la fin ose à peine lui répondre : «Permets que j'examine la chose». Alors l'autre, d'un ton qui aurait pu réussir aisément à faire rougir le plus assuré, se met à crier : «Elle est si insolente et si criarde, formée, non pas même près du cadran solaire, mais derrière la scène et dans des lieux analogues». Le jeune homme est confus. Quoi de plus naturel ? Il avait encore dans l'oreille les reproches de son gouverneur et n'avait pas l'expérience de telles injures. Où aurait-il pu voir un bouffon ayant toute honte bue, pensant que sa réputation n'avait rien à perdre, et que, par suite, il pouvait tout faire sans compromettre son bon renom ?»

15. Ces exemples suffisent à faire connaître directement les différents genres de style. En effet, l'un présentait quelque chose de simple dans ce que j'appellerai la structure générale des mots, et, de même, ailleurs, dominait soit la noblesse, soit un caractère tempéré.

Mais il faut éviter, en cherchant tel ou tel style, de tomber dans les défauts tout proches et voisins. En effet, le style sublime, qu'il faut louer, est tout proche d'un style qu'il faut éviter ; ce serait lui donner son vrai nom que de l'appeler boursouflé. Car de même que la bouffissure ressemble souvent à l'embonpoint de la santé, de même c'est le style sublime que des ignorants croient souvent trouver dans un style emphatique et enflé, où l'on exprime sa pensée au moyen de néologismes ou d'archaïsmes, de métaphores maladroites et forcées, ou de mots plus élevés que ne le comporte le sujet. Exemple : «Car celui qui fait métier de vendre sa patrie par des crimes de haute trahison ne serait pas suffisamment puni s'il était précipité dans les gouffres neptuniens. Punissez donc l'accusé, qui a suscité les montagnes de la guerre et fait disparaître les plaines de la paix». La plupart de ceux qui tombent dans ce genre sont trompés par l'apparence de la noblesse et ne peuvent voir l'enflure de leur style.

XI. - 16. Ceux qui visent au style tempéré, s'ils ne peuvent y atteindre, s'écartent du but et aboutissent au genre limitrophe, que nous appelons flasque, parce qu'il n'a pas de nerfs ni d'articulations, si bien que je l'appellerai flottant au hasard, parce qu'il flotte çà et là, sans arriver à une allure assurée et virile. Voici un exemple : «Puisque nos alliés voulaient déployer contre nous l'étendard de la guerre, assurément ils auraient dû calculer à plusieurs reprises ce qu'ils pouvaient faire, si vraiment ils le faisaient spontanément, au lieu d'être secondés par une multitude d'hommes originaires d'ici, pleins de mauvaises intentions et d'audace. On a coutume en effet de réfléchir longuement, lorsqu'on veut s'engager dans de grandes entreprises». Un langage de cette sorte ne peut fixer l'attention de l'auditeur ; car il est diffus et n'arrive pas à enfermer une idée d'ensemble en des expressions définitives.

Ceux qui ne peuvent réussir à observer, dans le choix des mots, cette élégante simplicité dont j'ai parlé plus haut tombent dans un style sec et décharné, qu'on pourrait assez justement appeler chétif. En voici un exemple : «Car, aux bains, l'accusé s'approcha de mon client ; puis il lui dit : «Ton esclave que voici m'a frappé». Puis mon client lui répond : «J'examinerai». Puis le premier fit du tapage et cria de plus en plus fort en présence de nombreuses personnes». Ce style est vraiment sans force ni distinction, car il n'a pas ce qui distingue le style simple, une phrase formée de mots élégants et corrects.

Tous les genres de style, sublime, tempéré et simple, prennent une allure brillante par l'emploi des figures de rhétorique, dont nous parlerons plus loin ; employées en petit nombre, elles relèvent le style, comme feraient des couleurs ; trop prodiguées, elles l'obscurcissent. De toute façon, il faut, en parlant, varier le genre du style, qu'après le sublime vienne le tempéré, après le tempéré le simple puis varier encore et toujours, car ainsi la variété préviendra facilement la satiété.

XII. - 17. Nous avons indiqué dans quels genres de style devait rentrer l'élocution ; voyons maintenant les qualités générales qu'elle doit réunir pour être approuvée de tout point. Celle qui convient le mieux à l'art oratoire doit réunir trois mérites : choix judicieux, habile agencement, allure brillante.

Grâce au choix judicieux, toutes les idées semblent exprimées sans incorrection ni obscurité. On y distingue deux parties : latinité et clarté. La latinité s'attache à une langue pure et exempte de tout défaut. Ces défauts de la langue, qui peuvent l'empêcher d'être du latin correct, sont le solécisme et le barbarisme. Il y a solécisme, lorsque, dans un groupe de mots, l'un d'eux, qui dépend d'un autre, ne s'accorde pas régulièrement avec celui dont il dépend. Il y a barbarisme quand on emploie un mot sous une forme incorrecte. Comment éviter ces fautes, nous le dirons clairement dans notre traité de grammaire. La clarté rend le style parfaitement lumineux. On y arrive par deux moyens : emploi de mots courants et de termes propres. Les mots courants sont ceux dont on se sert habituellement dans le langage; les termes propres sont ceux qui s'appliquent ou peuvent s'appliquer à l'objet dont nous parlons.

18. L'agencement consiste en un arrangement de mots qui donne un égal poli à toutes les parties de la phrase. Pour l'assurer, on évitera les trop nombreuses rencontres de voyelles, qui forment dans le discours des hiatus excessifs, comme : bacae aeneae amoenissime impendebant et le retour trop fréquent de la même lettre. Ce défaut sera illustré par l'exemple du vers suivant (car ici, puisqu'il s'agit de défauts, rien n'empêche d'emprunter les exemples à d'autres) :

O Tite, tute, Tati, tibi tanta, tyranne, tulisti
et de cet autre vers du même poète :

quoiquam quicquam, quemque quisque conveniat, neget.
Eviter aussi le retour trop fréquent du même mot, comme dans cette phrase : nam cujus rationis ratio non exstet, ei rationi ratio non est fidem habere. De même nous n'emploierons pas à la file, comme dans l'exemple suivant, des mots à désinence casuelle semblable :

Flentes, plorantes, lacrimantes, obtestantes
Nous éviterons également les hyperbates, à moins qu'elles ne flattent l'oreille, comme nous le dirons plus tard : ce défaut se rencontre continuellement chez Caelius Antipater, par exemple : In priore libro has res ad te scriptas, Luci, misimus, Aeli. De même il faut s'interdire les longues périodes, qui fatiguent et l'oreille de l'auditeur et la respiration de l'orateur. Tels sont les défauts à éviter dans l'agencement ; il nous reste à terminer par l'allure brillante [du style].

XIII. - L'allure brillante communique de l'éclat à la phrase, grâce à la variété qui la relève. On y distingue ce qui sert à donner de l'éclat aux mots et aux pensées. On donne de l'éclat aux mots par un fini particulier qui porte sur les mots eux-mêmes. L'éclat porte sur la pensée lorsque ce ne sont pas 1es mots, mais les idées mêmes qui ont ce que j'appelle cette allure brillante.

19. L'anaphore consiste, pour des idées analogues ou différentes, à employer le même mot en tête de plusieurs propositions qui se suivent ; par exemple : «C'est à vous qu'il faut attribuer cette action, à vous qu'il en faut rendre grâce, à vous que votre conduite rapportera de l'honneur». Ou encore : «Scipion a renversé Numance, Scipion a détruit Carthage, Scipion a procuré la paix, Scipion a sauvé la cité». Ou encore : «Toi paraître au forum ! toi, voir la lumière ! toi, te présenter devant ces hommes ! Tu oses parler ? tu oses leur adresser une demande ? tu oses demander grâce ? Que peux-tu dire pour ta défense ? Qu'oses-tu réclamer ? Que penses-tu qu'il faille t'accorder ? N'as-tu pas violé ton serment ? N'as-tu pas trahi tes amis ? N'as-tu pas porté les mains sur ton père ? Ne t'es-tu pas enfin plongé dans les turpitudes de tout genre ?» Cet ornement a beaucoup de charme, et aussi, au plus haut point, de noblesse et d'énergie. Il faut donc, semble-t-il, l'employer pour donner au style de l'éclat et de l'ampleur.

La conversion est la figure par laquelle nous reprenons le même mot, non plus au commencement, comme dans le cas précédent, mais à la fin de membres de phrase consécutifs. Exemple : «Les Carthaginois, c'est la justice du peuple romain qui les a vaincus, ses armes qui les ont vaincus, sa générosité qui les a vaincus». Ou encore : «Depuis que de notre cité la concorde a disparu, la liberté aussi a disparu, la bonne foi a disparu, l'amitié a disparu, la république a disparu». Ou encore : «C. Laelius, c'est un homme nouveau qu'il était, un homme de talent qu'il était, un homme savant qu'il était, un ami des gens de bien et des tendances au bien qu'il était ; donc, dans la cité, c'est le premier qu'il était». Ou encore : «C'est ton acquittement que tu demandes ? Ce faisant, c'est leur parjure que tu demandes, l'indifférence à leur réputation que tu demandes, le sacrifice des lois romaines à ton caprice que tu demandes».

XIV. - 20. L'embrassement (complexio) unit (complectitur) les deux ornements : nous employons donc à la fois l'anaphore et la conversion, dont nous venons de parler ; nous reprenons plusieurs fois le même mot en anaphore et nous le ramenons plusieurs fois à la fin de membres de phrase successifs. Exemple : «Quels sont ceux qui ont rompu souvent les traités ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont conduit la guerre si cruellement ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui ont dévasté l'Italie ? Les Carthaginois. Quels sont ceux qui veulent qu'on leur pardonne ? Les Carthaginois. Voyez donc s'ils le méritent». Autre exemple : «Celui que le sénat a condamné, que le peuple romain a condamné, que l'opinion générale a condamné, vous iriez l'absoudre par vos suffrages ?»

La répétition fait que le même mot peut être employé souvent d'affilée sans blesser le goût, et même en ajoutant à l'élégance de la phrase. Exemple : «Celui qui, dans la vie, ne voit rien de plus agréable que la vie, ne peut mener une vie vertueuse». Autre exemple : «Tu appelles homme un être qui, s'il avait été un homme, n'aurait jamais attenté si cruellement à la vie d'un homme. Il a donc voulu se venger de son adversaire, au point d'apparaître comme son propre adversaire ?» Autre exemple : «Laisse les richesses au riche ; toi, préfère la vertu aux richesses ; car, si tu veux comparer les richesses à la vertu, les richesses te paraîtront à peine dignes d'être les servantes de la vertu».

21. Dans le même genre d'ornements rentre celui qui consiste à employer le même mot, tantôt avec un rôle, tantôt avec un autre. Exemple : Cur eam rem tam studiose curas, quae tibi multas dabit curas ? Autre exemple : Nam amari jucundum, si curetur ne quid insit amari. Autre exemple : Veniam ad vos, si mihi senatus dat veniam.

Dans les quatre sortes de figures que nous avons exposées jusqu'ici, ce n'est pas le manque de mots qui fait reprendre plusieurs fois le même mot ; mais il en résulte un plaisir que les oreilles sentent mieux que les mots ne sauraient l'expliquer.

XV. - L'antithèse consiste à faire la phrase en opposant deux idées contraires. Exemple : «La flatterie a des commencements agréables, mais elle conduit à un dénouement très amer». Autre exemple : «Tu te montres clément pour tes amis, implacable pour tes ennemis». Autre exemple : «Quand tout est calme, tu t'agites ; quand tout s'agite, tu es calme. Pour une chose qui devrait te laisser froid, tu es feu et flamme ; pour une chose qui réclame tout ton feu, tu es froid. Quand il faudrait te taire, tu cries ; quand il est convenable de parler, tu gardes le silence. Tu es là : tu veux aller ailleurs ; tu es ailleurs : tu brûles de revenir. En temps de paix, tu ne cesses de demander la guerre ; en temps de guerre, tu regrettes la paix. Dans l'assemblée du peuple, tu parles du courage militaire ; au combat ta lâcheté te rend insupportable le son de la trompette». Si nous nous servons de cette figure pour relever notre style, il pourra avoir de la force et de l'éclat.

22. L'exclamation exprime la douleur ou l'indignation par une apostrophe à un homme, à une ville, à un lieu, à une chose quelconque. Exemple : «C'est à toi maintenant que je m'adresse, Scipion l'Africain, toi, dont le nom, même après ta mort, fait l'éclat et la gloire de la cité. Tes plus illustres petits-fils ont abreuvé de leur sang la cruauté de leurs adversaires». Autre exemple : «O perfide Frégelles, avec quelle facilité ton crime t'a perdue ! Cette ville, dont l'éclat, hier encore, illustrait l'Italie, conserve à peine aujourd'hui les restes de ses fondations». Autre exemple : «Ennemis des gens de bien, vous avez voulu ravir les biens, la vie des citoyens les plus vertueux ; est-ce l'iniquité des jugements qui vous a inspiré une telle confiance dans vos accusations calomnieuses ?» Si nous employons ce genre d'exclamations à propos, rarement, et quand la grandeur du sujet semble le réclamer, nous ferons naître dans l'âme de l'auditeur toute l'indignation que nous voudrons.

L'interrogation n'a pas toujours de la force ni de l'élégance ; c'est toutefois le cas de celle qui, après l'énumération de tout ce qui parle contre la cause des adversaires, renforce ce qui vient d'être dit. Exemple : «Quand tu faisais, disais, réglais tout cela, éloignais-tu et détachais-tu de la république les âmes des alliés ? oui ou non ? et celui qui empêchait ces manoeuvres et ne leur permettait pas de produire leur effet, fallait-il le récompenser ou non ?»

XVI. - 23. La question raisonnée est la figure où nous nous interrogeons nous-mêmes sur la raison de ce que nous disons, et où nous nous demandons à nous-mêmes coup sur coup l'explication de nos affirmations. En voici un exemple : «Nos ancêtres, lorsqu'ils condamnaient une femme pour un crime, la croyaient convaincue de beaucoup de fautes par ce seul jugement. Comment ? Parce que celle qu'ils avaient, par jugement, déclarée impudique, ils pensaient l'avoir en même temps condamnée pour empoisonnement. Pourquoi donc ? Parce que la femme qui a plié son corps à la passion la plus éhontée doit nécessairement craindre beaucoup de personnes. Quelles personnes ? Son mari, son père et sa mère, tous ceux aussi sur lesquels elle voit que retombera l'infamie de son déshonneur. Et alors ? Ceux qu'elle craint à ce point, il est nécessaire que, par tous les moyens, elle songe à les empoisonner... Pourquoi est-ce nécessaire ? Parce qu'aucun motif honnête ne peut retenir la femme, dans l'âme de laquelle la grandeur de sa faute verse la crainte, l'excès de sa passion, l'audace, la nature de la femme, le manque de pondération. Et alors ? celle qu'ils condamnaient pour empoisonnement, que pensaient-ils d'elle ? Qu'elle était nécessairement impudique également. Pourquoi ? Parce que nul motif, plus qu'un honteux amour et une passion excessive, n'a pu la pousser à ce crime ; d'autre part, lorsque l'âme d'une femme était corrompue, ils n'ont pas cru que son corps fût chaste. Et pour les hommes ? N'observaient-ils pas la même règle ? Nullement. Pourquoi donc ? Parce que les hommes sont poussés à un seul crime par telle ou telle passion, chez les femmes, tous les crimes ont pour cause une seule passion».

Autre exemple : «Nos ancêtres ont sagement agi en n'étant jamais la vie à un roi fait prisonnier durant une guerre. Pourquoi donc ? Parce qu'il aurait été injuste d'user d'un avantage donné par la fortune pour envoyer au supplice des hommes que naguère cette même fortune avait placés à un rang si élevé. Mais n'a-t-il pas conduit une armée contre nous ? Je ne m'en souviens plus. Pourquoi donc ? Parce qu'il est digne d'un homme de guerre de regarder comme ennemis ceux qui lui disputent la victoire, mais, lorsqu'ils sont vaincus, de les considérer comme des hommes, afin que le courage puisse rendre la guerre moins cruelle et la paix plus humaine. Mais, s'il avait été vainqueur, il n'aurait pas agi de même ? Non, assurément, il n'aurait pas été aussi sage. Pourquoi donc l'épargner ? C'est que j'ai pour habitude de mépriser, non d'imiter un tel manque de raison».

24. Cet ornement convient tout particulièrement au style familier et soutient l'attention de l'auditeur à la fois par l'agrément de ce style et par l'attente des raisons données.

XVII. La sentence est une maxime tirée de la pratique de la vie : elle indique sous une forme concise ce qui se passe ou ce qui devrait se passer dans l'existence. Exemple : «Il est difficile de commencer à respecter la vertu, quand on a toujours été favorisé du sort». Autre exemple : «Celui-là doit être regardé comme libre, qui n'est l'esclave d'aucune honteuse passion». Autre exemple : «Pauvres également, celui qui n'a pas assez et celui qui n'a jamais assez». Autre exemple : «Il faut choisir la meilleure règle générale de conduite ; l'habitude la rendra agréable».

Ces sentences, complètes par elles-mêmes, ne doivent pas être rejetées, parce que, si elles n'ont pas besoin de preuves, la brièveté de l'expression y a beaucoup de charme. Mais il faut admettre aussi un autre genre de sentences, celui que l'on appuie en y ajoutant une preuve. Exemple : «Toutes les règles qui permettent de bien vivre doivent reposer sur la vertu, parce que la vertu seule ne dépend que d'elle-même : en dehors d'elle, tout est soumis à la volonté de la fortune». Autre exemple : «Ceux qui n'ont recherché l'amitié d'un homme que pour ses biens de fortune disparaissent tous avec sa fortune, dès qu'elle s'est évanouie. Car la cause qui avait noué leur commerce ne subsistant plus, il ne reste rien qui puisse maintenir cette amitié».

Il y a aussi des sentences qui sont présentées sous les deux formes. Sans preuves, exemple : «C'est une erreur que de se croire, dans la prospérité, à l'abri de toutes les attaques de la fortune. C'est penser sagement que de redouter les revers au milieu même des succès».

25. Avec preuves, exemple : «C'est une erreur de croire qu'il faut pardonner les fautes de la jeunesse ; cet âge, en effet, n'est pas un obstacle aux sains penchants. Au contraire, c'est agir sagement que de punir les jeunes gens avec une particulière sévérité, afin de les amener, dans l'âge qui s'y prête le mieux, à acquérir les vertus qui peuvent assurer le bonheur de leur vie entière».

Ces sentences, il faut être réservé dans leur emploi, pour éviter de sembler des moralistes et non des orateurs. Ainsi employées, elles contribuent puissamment à donner de l'éclat au style. Il est nécessaire en effet que l'auditeur les approuve tacitement, puisqu'il voit s'appliquer à la cause un fait incontestable, appuyé sur la pratique de la vie.

XVIII. - On appelle contraire la figure qui, étant donné deux choses opposées, emploie l'une à prouver l'autre brièvement et facilement. Exemple : «Celui qui s'est toujours désintéressé de ses propres intérêts, comment espérer qu'il s'intéressera aux affaires d'autrui ?» Autre exemple : «Celui que tu as connu ami perfide, comment penser qu'il pourra être ennemi loyal ? Celui qui, simple particulier, a montré un orgueil intolérable, comment espérer que, au pouvoir, il sera facile à vivre et capable de se connaître ? Et celui qui, dans la conversation ordinaire et le cercle de ses amis, n'a jamais dit la vérité, comment croire que, devant l'assemblée du peuple, il se gardera du mensonge ?» Autre exemple : «Ceux que nous avons précipités des collines, allons-nous craindre de les rencontrer en rase campagne ? Plus nombreux que nous, ils n'ont pu nous résister, malgré notre petit nombre ; maintenant que nous sommes plus nombreux, allons-nous craindre qu'ils ne l'emportent sur nous ?»

26. Ce moyen d'orner le style doit être complet en peu de mots et ces mots doivent bien se suivre ; il est agréable à entendre, en raison de sa forme courte et pleine ; en outre, appuyant sur le contraire, il prouve avec force ce que l'orateur a besoin d'établir, et, de ce qui n'est pas douteux, tire ce qui est douteux, si bien que la réfutation est impossible ou n'est possible qu'avec beaucoup de difficultés.

XIX. - On appelle membre de phrase un groupe de quelques mots formant un tout complet, mais n'exprimant pas une pensée entière, groupe qui est complété par un autre membre de phrase. Exemple : «D'une part tu rendais service à ton ennemi». Voilà ce que nous appelons un membre ; il faut qu'il soit complété par un second : «D'autre part, tu portais préjudice à ton ami». Cet ornement du style peut se composer de deux membres seulement ; mais il est plus élégant et plus parfait, lorsqu'il se compose de trois. Exemple : «Tu rendais service à ton ennemi, tu portais préjudice à ton ami, tu ne veillais pas à tes intérêts». De même : «Tu n'as ni veillé aux intérêts de l'Etat, ni servi tes amis, ni résisté à tes ennemis».

On appelle incise chacun des mots séparés par un intervalle dans une phrase coupée. Exemple : «Ton énergie, ta voix, ton expression ont effrayé tes adversaires». Autre exemple : «C'est par l'intrigue, les injures, ton influence, ta perfidie, que tu t'es débarrassé de tes ennemis». Entre cette figure et la précédente voici la différence de force : l'effet de la première est plus lent et moins fréquent, l'effet de la deuxième plus pressé et plus rapide. Aussi dans la première il semble que le bras s'avance et que la main se lance pour amener la pointe de l'épée au corps de l'ennemi, et, dans la deuxième, que le corps soit blessé par des coups pressés et rapides.

27. La période est constituée par un groupe de mots bien suivis exprimant une pensée complète. Nous nous en servirons dans trois cas : dans les sentences, dans les contraires, dans les conclusions. Dans les sentences, exemple : «La fortune ne peut beaucoup nuire à celui qui a compté sur la vertu plus fermement que sur le hasard». Dans les contraires, exemple : «Car si un homme n'a pas fondé grande espérance sur le hasard, comment le hasard pourrait-il lui nuire beaucoup ?» Dans une conclusion, exemple : «Car si la fortune a beaucoup de prise sur ceux qui ont fondé tous leurs plans sur le hasard, il ne faut pas tout abandonner à la fortune, pour éviter qu'elle exerce sur nous un pouvoir trop absolu». Dans ces trois cas la force de la période dépend de l'abondance des mots, au point que le talent de l'orateur paraît manquer d'énergie, si la sentence, le contraire et la conclusion ne sont pas présentés au moyen de mots abondants ; dans d'autres cas également il n'est pas inutile, mais il n'est pas indispensable d'exprimer certaines idées au moyen de ces périodes.

XX. - Il y a balancement, quand les membres de phrase dont nous avons parlé plus haut se composent à peu près du même nombre de syllabes. On y arrivera, non pas en comptant les syllabes, ce qui serait puéril ; mais l'usage et l'exercice nous donneront une telle facilité que, par une espèce de sentiment instinctif, en regard d'un premier membre nous pourrons placer un second membre de longueur égale. Exemple : «Le père recevait la mort dans les combats, le fils préparait les noces dans sa maison». Autre exemple : «L'un, la fortune lui a donné la félicité ; l'autre, ses efforts lui ont assuré ses qualités». Dans cette figure, il peut souvent arriver que le nombre des syllabes ne soit pas égal et cependant le paraisse : tel est le cas si l'un des deux membres n'est plus court que de une ou deux syllabes, ou si, l'une des deux comptant plus de syllabes, dans l'autre une ou plusieurs sont de quantité plus longue ou de sonorité plus ample, de telle sorte que la quantité ou la sonorité de ce membre compense le plus grand nombre de syllabes de l'autre.

28. L'ornement du style est dit à désinences casuelles semblables, lorsque, dans une même période, on emploie deux ou plusieurs mots de même cas et de désinence semblable. Exemple : Hominem laudem egentem virtutis, abundantem felicitatis ? Autre exemple : Huic omnis in pecunia spes est, a sapientia est animus remotus ; diligentia comparat divitias, neglegentia corrumpit animum, et tamen, cum ita vivit, neminem prae se ducit hominem.

Il y a chute semblable, lorsque, abstraction faite des cas, la terminaison des mots est la même. Exemple : Turpiter audes facere, nequiter studes dicere, vivis insidiose, delinquis studiose, loqueris odiose. Autre exemple : Audaciter territas, humiliter placas.

Ces deux ornements du style, fondés sur la similitude, l'une de la terminaison, l'autre de la désinence casuelle, offrent entre elles une extrême analogie : c'est pourquoi ceux qui savent bien s'en servir les emploient généralement ensemble dans les mêmes phrases. Voici comment il faut les disposer : Perditissima ratio est amorem petere, pudorem fugere, diligere formam, neglegere famam.

XXI. - 29. II y a paronomase, quand d'un mot ou d'un nom on en rapproche un autre qui en diffère par la quantité ou les lettres, de telle façon que deux mots semblables expriment des choses différentes. Cette figure revêt des formes nombreuses et variées. Tantôt une lettre est abrégée, puis contractée. Exemple : Hic, qui se magnifice jactat atque ostentat, venit ante quam Romam venit. Tantôt c'est le contraire : Hic, quos homines alea vincit, eos ferro statim vincit. La même lettre peut devenir longue. Exemple : Hinc avium dulcedo ducit ad avium, ou brève : Hic, tametsi videtur esse honoris cupidus, tantum tamen curiam diligit, quantum Curiam. On ajoute des lettres. Exemple : Hic sibi posset temperare, nisi amori mallet obtemperare. Quelquefois on en retranche : Si lenones aitasset tamquam leones, vitae tradidisset se. On en transpose : Videte, judices, utrum homini navo an vano credere malitis. On les change. Exemple : Dilegere oportet, quem velis diligere.

Telles sont les paronomases qui résultent d'un changement restreint de lettres, d'un allongement, d'une permutation ou de quelque modification de ce genre.

XXII. 30. Mais il y en a d'autres, où les mots n'offrent pas une ressemblance aussi grande et pourtant ne sont pas dissemblables. De ces cas, voici un exemple : Quid veniam, qui sim, quare veniam, quem insimulem, cui prosim, quae postulem, brevi cognoscetis. Car il y a ici entre certains mots une certaine ressemblance, moins complète que dans les exemples précédents, mais à laquelle on doit cependant recourir quelquefois. Voici un autre cas : Demus operam. Quirites, ne omnino patres conscripti circumscripti putentur. Dans cette dernière paronomase, les mots ont une ressemblance plus étroite que dans la précédente, mais moins frappante que dans les premières, parce qu'il n'y a pas seulement de lettres ajoutées, il y en a aussi de changées.

Il y en a une troisième forme, provenant d'un changement de cas dans un ou plusieurs noms.

31. Dans un nom, exemple : Alexander Macedo summo labore animum ad virtutem a pueritia confirmavit. Alexandri virtutes per orbem terrae cum laude et gloria vulgatae sunt. Alexandrum omnes maxime metuerunt, idem plurimum dilexerunt. Alexandro si vita data longior esset, trans Oceanum Macedonum transvolassent sarisae. C'est ici le même nom qui passe par différents cas. Plusieurs noms, en changeant de cas, produiront une paronomase dont voici un exemple : Tiberium Gracchum rem publicam administrantem prohibuit indigna nex diutius in eo commorari. Gaio Graccho similis occisio est oblata, quae virum reipublicae amantissimum subito de sinu civitatis eripuit. Saturninum fade captura malorum perfidia per scelus vita privavit. Tuus, o Druse, sanguis domesticos parietes et vultum parentis aspersit. Sulpicio, cui paulo ante omnia concedebant, cum brevi spatio non modo vivere, sed etiam sepelirii prohibuerunt.

32. Ces trois derniers genres d'ornement, fondés l'un sur des désinences casuelles semblables, l'autre sur des terminaisons semblables, la troisième sur des ressemblances de mots, doivent être employés très rarement lorsque nous plaidons une cause véritable, parce qu'ils semblent ne pouvoir être trouvés qu'en faisant un effort et en se donnant de la peine.

XXIII. Et de semblables recherches semblent mieux faites pour l'agrément que pour la vérité. Aussi le crédit, le sérieux et la gravité de l'orateur sont-ils affaiblis par un usage fréquent de ces ornements. Et non seulement l'autorité de la parole est détruite, mais l'auditeur est choqué par ce style, où l'on trouve esprit et grâce, non pas noblesse et beauté. Aussi les choses grandes et belles peuvent-elles plaire longtemps ; mais celles qui sont spirituelles et ingénieuses fatiguent bientôt l'oreille, le plus délicat de nos sens. Si donc nous employons ces figures à des intervalles trop rapprochés, nous semblerons nous plaire à des puérilités de style ; par contre, si nous nous en servons rarement et que nous les répandions avec variété dans toute la cause, nous y jetterons l'éclat de points lumineux semés avec agrément.

33. La subjection consiste à interroger nos adversaires ou à nous demander à nous-mêmes ce qui peut être dit par eux ou contre nous ; puis nous ajoutons aussitôt (subjicimus) ce qu'il faut dire ou non, ce qui peut être utile ou contraire à notre cause.

Exemple : «dans ces conditions, je demande comment l'accusé a tant d'argent. Un patrimoine considérable lui a-t-il été laissé ? Mais les biens de son père ont été vendus. Lui est-il survenu quelque héritage ? On ne peut le dire ; il y a plus : tous ses parents l'ont déshérité. A-t-il tiré quelque argent d'un procès civil ou criminel ? Non seulement ce n'est pas le cas, mais il a été lui-même condamné à payer une forte somme par suite d'engagements antérieurs. Si donc, comme vous le voyez tous, il ne s'est enrichi par aucun de ces moyens, ou bien il a une mine d'or chez lui, ou il a acquis de l'argent par des moyens illicites».

XXIV. - Autre exemple : «Souvent, juges, j'ai remarqué que bien des accusés cherchent leur appui dans quelque motif honnête, que leurs ennemis mêmes ne sauraient repousser. Mon adversaire ne peut en invoquer de semblable. Trouvera-t-il une sauvegarde dans la vertu de son père ? Mais vous, juges assermentés, vous l'avez condamné à mort. Se retournera-t-il vers sa propre vie ? Quelle vie et de quelle honnêteté ? Car la vie qu'il a menée ici, sous nos yeux, vous la connaissez tous. Du moins énumérera-t-il ses parents, en faveur desquels vous pourriez vous laisser toucher ? Il n'en a pas. Mettra-t-il en avant ses amis ? Mais il n'est personne qui ne dût rougir d'être appelé son ami».

Autre exemple : «Ton ennemi que tu jugeais coupable, tu l'as sans doute traduit en justice ? Non, car tu l'as tué sans qu'il fût condamné. As-tu redouté les lois qui défendent d'agir ainsi ? Mais tu n'as même pas songé qu'il en existât. Lorsqu'il te rappelait votre ancienne amitié, t'es-tu laissé toucher ? Non, car tu l'as tué tout de même, et avec plus d'empressement encore. Et lorsque ses enfants se traînaient à tes pieds, as-tu été ému de pitié ? Non, tu as même eu l'extrême cruauté de les empêcher de donner la sépulture à leur père».

34. Il y a beaucoup de force et de poids dans cet ornement, parce qu'après avoir demandé ce qu'il fallait faire, on ajoute immédiatement que cela n'a pas été fait. Aussi arrive-t-il très facilement qu'on amplifie ainsi l'indignité de l'action.

Par une autre forme de la même figure, c'est à nous-mêmes que nous suggérons des questions : «Que me fallait-il faire, enveloppé par un si grand nombre de Gaulois ? Combattre ? Mais, en admettant que nous nous fussions alors portés en avant avec une faible poignée d'hommes, le terrain même nous était très défavorable. Rester dans mon camp ? Mais nous n'avions ni secours à attendre, ni moyen de prolonger notre vie. Abandonner le camp ? Nous étions bloqués. Sacrifier la vie des soldats ? Mais je pensais que s'ils m'avaient été confiés, c'était à la condition de les conserver, autant que je le pouvais, à leur patrie et à leurs parents. Repousser les conditions des ennemis ? Mais il vaut mieux sauver les hommes que les bagages».

On accumule ainsi les suggestions, afin que leur ensemble montre bien qu'il n'y avait pas de meilleur parti à prendre que celui qui a été adopté.

XXV. - Il y a marche par gradins lorsqu'on ne passe pas au mot suivant avant de s'être bien appuyé sur les précédents. Exemple : «Quel espoir de liberté reste-t-il, si ces hommes se permettent tout ce qui leur plaît, peuvent réaliser tout ce qu'ils se croient permis, osent tout ce qu'ils peuvent réaliser, font tout ce qu'ils osent et ne vous voient pas désapprouver ce qu'ils osent ?» Autre exemple : «Il n'est pas vrai que j'aie conçu ce projet et ne l'aie pas conseillé, ni que je l'aie conseillé et n'aie pas donné l'exemple de me mettre à l'exécuter, ni que j'aie donné l'exemple de l'exécuter et n'aie pas poussé l'exécution jusqu'au bout, ni que j'aie poussé l'exécution jusqu'au bout sans approuver le fait». Autre exemple : «L'Africain dut son mérite à son activité, sa gloire à son mérite, ses rivaux à sa gloire». Autre exemple : «L'empire de la Grèce appartint aux Athéniens. Les Athéniens furent soumis par les Spartiates, les Spartiates défaits par les Thébains, les Thébains vaincus par les Macédoniens, qui, à l'empire de la Grèce, ajoutèrent bientôt l'Asie que soumirent leurs armes».

35. Il y a de l'élégance dans la répétition constante du mot précédent, répétition qui caractérise cet ornement du style.

La définition embrasse d'une façon brève et complète les qualités spécifiques d'une chose. Exemple : «La majesté de la république, c'est ce qui fait la dignité et la grandeur de l'Etat». Autre exemple : «J'entends par injures un coup frappant le corps, un outrage blessant l'oreille, une honte quelconque, portant atteinte à la vie de quelqu'un». Autre exemple : «Ton acte est de l'économie, non de l'avidité ; car l'économie consiste à veiller soigneusement sur son propre bien, l'avidité à désirer injustement le bien d'autrui». Autre exemple : «Tu as montré non du courage, mais de la témérité ; car le courage consiste à mépriser fatigues et périls en recherchant un résultat utile et en escomptant certains avantages, la témérité consiste, en bravant les douleurs sans raison, à affronter le péril à la façon d'un gladiateur». Ce qui fait l'avantage que l'on reconnaît à cet ornement, c'est qu'il énonce complètement le caractère spécifique de chaque chose avec une telle clarté et l'expose avec une telle brièveté, qu'il semble inutile d'employer plus de paroles et qu'on juge impossible d'en employer moins.

XXVI. - On appelle transition la figure qui rappelle brièvement ce qui a été dit, et, brièvement encore, expose ce qui va venir. Exemple : «Comment il vient de se conduire envers sa patrie, vous le savez ; considérez maintenant ce qu'il a été envers ses parents». Autre exemple : «Vous connaissez les bienfaits dont j'ai comblé l'accusé ; apprenez maintenant la reconnaissance qu'il m'a témoignée». Cet ornement n'est pas sans valeur sous un double rapport : il rappelle à l'auditeur ce qu'on a dit et le prépare à ce qui va venir.

36. La correction revient sur le mot employé et le remplace par un autre qui semble mieux approprié. Exemple : «Si l'accusé en avait prié ses hôtes, ou plutôt s'il leur avait fait seulement un signe, son projet aurait pu facilement se réaliser». Autre exemple : «Quand les accusés furent vainqueurs ou plutôt qu'ils furent vaincus, car comment appeler victoire un événement qui a été plus funeste qu'avantageux pour les vainqueurs ?» Autre exemple : «O compagne du mérite, jalousie, qui suis généralement les gens de bien et plutôt qui les persécutes». Cette figure fait impression sur l'esprit de l'auditeur. En effet, la chose exprimée en termes ordinaires semble seulement indiquée ; la correction de l'orateur lui-même la fait aller mieux au but. Ne serait-il pas préférable, dira-t-on, d'employer d'emblée, surtout quand on écrit, le mot le meilleur et le mieux choisi ? Non, cela ne vaut pas toujours mieux, si le changement de mot doit prouver que la pensée est telle que, rendue par le mot ordinaire, elle semble faire moins d'impression, et qu'avec le secours d'un mot mieux choisi, elle prend plus de relief. Si l'on était arrivé tout de suite à ce mot, on n'aurait remarqué ni l'idée ni le mot.

XXVII. - 37. Par la prétérition nous disons laisser de côté, ignorer ou ne vouloir pas dire ce que nous disons précisément. Exemple : «Ton enfance, que tu as prostituée à tous, j'en parlerais, si je croyais le moment venu. Mais je me tais à dessein. Je laisse également de côté que les tribuns t'ont présenté comme ayant manqué à ton service militaire, puis que tu as été obligé de faire réparation pour injures à L. Labeo. Tout cela, selon moi, n'a aucun rapport à la question ; je n'en parle pas et reviens à ce qui fait le fond du procès». Autre exemple : «Je ne dis pas que tu as reçu de l'argent des alliés ; je ne m'occupe pas des pillages auxquels tu t'es livré sur les cités, sur les royaumes, sur les maisons de tous les particuliers ; je laisse de côté tous tes vols, tous tes brigandages». Cet ornement est utile s'il s'agit d'une chose qu'il importe de ne pas exposer crûment, parce qu'il est utile de l'indiquer par prétérition, qu'elle est longue ou abjecte, qu'elle serait difficile à raconter clairement, ou qu'elle peut être facilement réfutée, de telle sorte qu'il est plus utile de faire naître le soupçon par la prétérition, que d'aller droit au but par un discours qui serait rétorqué.

Il y a disjonction, lorsque chacune des idées que nous exprimons, qu'elles soient deux ou davantage, est exprimée par un verbe spécial placé à la fin du membre de phrase. Exemple : Populus Romanus Numantiam delevit, Kartaginem sustulit, Corinthum disjecit, Fregellas evertit. Nihil Numantinis vires corporis auxiliatae sunt, nihil Kartaginiensibus scientia rei militaris adjumento fuit, nihil Corinthis erudita calliditas praesidi tulit, nihil Fregellanis morum et sermonis societas opitulata est. Autre exemple : Formae dignitas aut morbo deflorescit aut velustate exstinguitur. On voit que, dans cet exemple, les deux choses, et, dans le premier toutes, sont exprimées par un verbe spécial en fin de phrase.

38. La conjonction consiste à placer au milieu de la phrase le verbe qui se rapporte à la première partie comme à la suivante : «La beauté physique se flétrit par la maladie ou avec l'âge».

L'adjonction consiste à mettre le verbe qui résume l'idée, non pas au milieu de la phrase, mais en tête ou à la fin. En tête : «On voit se flétrir la beauté physique par la maladie ou avec l'âge». A la fin : «C'est par la maladie ou avec l'âge que la beauté physique se flétrit».

La disjonction est employée pour l'agrément ; il faut donc en user modérément, afin d'éviter la sobriété ; la conjonction pour la brièveté, aussi faut-il l'employer plus souvent.

XXVIII. - Le redoublement est la répétition d'un ou de plusieurs mots, soit pour amplifier, soit pour émouvoir. Exemple : «Des guerres, C. Gracchus, des guerres domestiques et intestines, voilà ce que tu soulèves». Autre exemple : «Tu n'as pas été ému, lorsque ta mère embrassait tes genoux ; tu n'as pas été ému ?» Autre exemple : «Et maintenant tu oses t'offrir aux regards de tes concitoyens, traître à la patrie ? Traître, dis-je, à la patrie, tu oses t'offrir aux regards de tes concitoyens ?» La vive impression, produite sur l'auditeur par la répétition, porte une blessure plus profonde à l'adversaire ; c'est comme si un trait frappait à plusieurs reprises la même partie du corps.

L'interprétation ne redouble pas le mot en le répétant, mais remplace par un autre de même sens celui qui avait été employé. Exemple : «C'est la république que tu as renversée de fond en comble, l'Etat que tu as abattu complètement». Autre exemple : «Tu as indignement frappé ton père ; tu as porté sur l'auteur de tes jours une main criminelle». L'âme de l'auditeur est nécessairement émue lorsque l'impression forte produite par la première expression est renouvelée par l'emploi d'un synonyme explicatif.

39. Il y a commutation lorsque deux pensées contradictoires produisent, par un renversement dans l'ordre des mots, l'impression que la seconde est déduite de la première, quoiqu'elle la contredise. Exemple : «Il faut manger pour vivre, non pas vivre pour manger». Autre exemple : «Je ne fais pas de vers, parce que je ne peux pas en faire comme je veux, et que je ne veux pas en faire comme je peux». Autre exemple : «Ce qu'on peut dire de lui, on ne le dit pas ; ce qu'on dit de lui ne peut se dire». Autre exemple : «Le poème doit être une peinture parlante, et une peinture un poème muet». Autre exemple : «Si l'on est sot, c'est une raison pour se taire ; mais si l'on se tait, ce n'est pas une raison pour qu'on soit sot». On ne saurait dire combien il y a d'agrément dans ce rapprochement de pensées contraires, où les mots aussi se trouvent transposés. Nous avons donné plusieurs exemples de cet ornement du style, parce qu'il est difficile à trouver ; nous avons donc voulu qu'il fût très clair, afin que, bien compris, il puisse être trouvé plus facilement dans un discours.

XXIX. - La concession consiste à déclarer, dans notre discours, nous en remettre pour toute l'affaire à la volonté d'un autre et à nous reposer sur elle. «Puisque tout m'a été enlevé, et qu'il me reste seulement mon âme et mon corps, ces biens mêmes, les seuls qui me restent de beaucoup d'autres, je les remets à vous et en votre pouvoir. Vous pouvez user et abuser de moi tout comme il vous plaira ; c'est impunément que vous prononcerez sur moi n'importe quelle décision ; dites, au moindre signe, j'obéirai». Ce genre doit être employé aussi dans d'autres cas, mais il est tout particulièrement propre à provoquer la pitié.

40. Il y a hésitation quand l'orateur semble se demander, entre deux ou plusieurs mots, celui qu'il doit employer. Exemple : «A cette époque la république a subi un grand préjudice du fait des consuls, faut-il dire par leur sottise, par leur perversité, ou par l'un et par l'autre ?» Autre exemple : «Tu as osé tenir ce langage, ô de tous les mortels... Mais quel nom convenable à ton caractère dois-je te donner ?»

L'élimination passe en revue les différents partis possibles dans un cas donné et les élimine tous, sauf un, sur lequel nous insistons. Exemple : «Puisqu'il est constant que le bien-fonds que tu revendiques m'a appartenu, il faut que tu prouves que tu en as pris possession lorsqu'il était abandonné, qu'il est devenu ta propriété par droit de prescription, que tu l'as acheté ou qu'il t'est venu par héritage. Tu n'as pu en prendre possession lorsqu'il était abandonné, puisque j'étais présent. Même maintenant, la prescription ne saurait t'être acquise. On n'apporte aucune preuve d'un achat. Tant que je suis vivant, ma fortune n'a pu te venir par héritage ; reste que tu m'aies chassé de mon bien par violence».

41. Cet ornement de style rendra de grands secours dans les argumentations conjecturales. Mais il n'en est pas de celui-ci comme de la plupart des autres ; nous ne pouvons pas nous en servir comme nous voulons ; car, généralement, nous ne pourrons l'employer que si la nature même du sujet en autorise l'usage.

XXX. - Il y a asyndète, lorsque les particules de liaison sont supprimées et que les membres de phrase sont séparés. Exemple : «Suis la volonté de ton père ; obéis à tes parents ; écoute tes amis ; soumets-toi aux lois». Autre exemple : «Présente une défense complète ; ne refuse aucun moyen ; mets tes esclaves à la question ; applique-toi à découvrir la vérité». Cette figure a de la vivacité, beaucoup de force, et se prête bien à la concision.

Il y a réticence quand, après avoir dit certaines paroles qui demanderaient à être complétées, on laisse à l'état d'ébauche ce que l'on a commencé de dire. Par exemple : «Ma lutte avec toi n'est pas égale, parce que, en ce qui me concerne, le peuple romain a... je ne veux pas le dire, pour ne pas sembler arrogant ; toi, il t'a souvent jugé digne d'être flétri». Autre exemple : «Tu oses parler ainsi, toi qui, dernièrement, dans une maison étrangère, as... je n'oserais préciser, car, en employant les mots qui conviennent à ta conduite, je crains de tenir un langage qui ne semble pas convenir à mon caractère». Dans ce cas un soupçon inexprimé acquiert beaucoup plus de force qu'une explication détaillée.

Le résumé est une brève argumentation, qui, de ce qui a été dit ou fait auparavant, déduit les conséquences nécessaires : «Puisque l'oracle avait prédit aux Grecs qu'ils ne pourraient prendre Troie sans les flèches de Philoctète, lesquelles n'ont servi qu'à frapper Alexandre, c'est donc que la mort de celui-ci devait entraîner la prise de Troie».

XXXI. - 42. Restent encore dix ornements de mots, que nous n'avons pas dispersés, mais que nous avons séparés des autres, pour cette raison qu'ils rentrent tous dans une même catégorie. Car ils offrent ce caractère commun, que le langage s'y écarte de la signification ordinaire des mots et leur donne un autre emploi, d'une manière d'ailleurs assez élégante.

Le premier est la création d'un nom nouveau ; elle nous invite, lorsqu'une chose n'a pas de nom ou que son nom ne lui convient pas, à la désigner nous-mêmes par un nom qui lui convienne et qui soit imitatif ou expressif ; imitatif, quand nos ancêtres, par exemple, ont dit rudere, mugire, murmurari, sibilare ; expressif, comme dans la phrase suivante : «Lorsque ce rebelle attaqua violemment la république, l'effet essentiel fut l'éclatement de la cité». On doit rarement se servir de cette figure, pour éviter d'indisposer par l'emploi trop fréquent de néologismes ; mais si l'on s'en sert à propos et rarement, cette nouveauté, loin d'être fatigante, devient un ornement pour le style.

Dans l'équivalence, on emploie une sorte de surnom qui ne s'applique pas exactement à un objet et l'on s'en sert pour faire deviner ce qui ne peut être désigné par son nom. Ainsi, parlant des Gracques, un orateur dirait : «Mais les petits-fils de l'Africain ne se conduisirent pas de la sorte». Ou bien, il dirait de son adversaire : «Voyez maintenant, juges, comment ce Plagioxiphus m'a traité». De cette façon, nous pourrons, non sans élégance, soit dans l'éloge, soit dans l'attaque, et qu'il s'agisse du corps, de l'esprit ou d'objets extérieurs, employer, comme un surnom, ce par quoi nous remplaçons le nom.

XXXII. - 43. La métonymie est un ornement qui, d'objets voisins et analogues, tire une expression qui suggère l'idée d'un objet qui n'est pas appelé par son nom, comme si quelqu'un, parlant de Tarpeius, l'appelait Capitolin. Elle revêt les formes suivantes : [pour désigner une chose trouvée], elle emploie le nom de la personne qui l'a trouvée, disant, par exemple, Bacchus pour le vin, Cérès pour le blé ; [pour désigner une personne qui a trouvé une chose], le nom de la chose qu'il a trouvée, disant, par exemple, le vin pour Bacchus et le blé pour Cérès. Pour évoquer le possesseur, elle parle de l'objet possédé, disant, par exemple, pour nommer les Macédoniens : «Les sarisses n'allèrent pas si vite à s'emparer de la Grèce», ou, pour faire entendre les Gaulois : «La javeline gauloise ne fut pas si facilement chassée d'Italie». Elle prend la cause pour l'effet, quand, voulant montrer qu'un homme a tenu telle conduite pendant la guerre, elle dit : «Mars t'a contraint à agir ainsi de nécessité», ou l'effet pour la cause, quand nous nommons un art oisif, parce qu'il rend les gens oisifs, ou que nous parlons d'un froid paresseux, parce qu'il rend paresseux. Quand elle prend le contenant pour le contenu, elle s'exprimera ainsi : «L'Italie ne peut être vaincue à la guerre, ni la Grèce pour la culture», car ici l'Italie et la Grèce sont prises pour ce qu'elles contiennent. Elle prend le contenu pour le contenant, disant, par exemple, l'or, l'argent, l'ivoire, pour désigner les richesses. Tous ces genres de métonymie, il est plus difficile de les distinguer pour les enseigner, que de les trouver quand on les cherche ; car l'usage de ces métonymies est continuel, non seulement chez les poètes et les orateurs, mais même dans la langue de tous les jours.

La périphrase est un tour employé pour exprimer une chose simple par une circonlocution. Exemple : «L'habileté de Scipion a brisé la puissance carthaginoise», car ici, si l'on ne se proposait de rendre le tour plus brillant, on aurait pu dire tout simplement Scipion et Carthage.

44. L'hyperbate change l'ordre des mots, en les renversant ou en les transposant. En les renversant, exemple : Hoc vobis deos immortales arbitror dedisse virtute pro vestra. En les transposant, exemple : Instabilis in istum plurimum fortuna valuit. Omnes invidiose eripuit bene vivendi casus facultates. De telles transpositions, si elles ne rendent pas le sens obscur, seront très utiles pour les périodes, dont j'ai parlé plus haut, car il faut que la construction des mots s'y rapproche en quelque sorte du nombre des vers, pour que, par la plénitude et le tour, elles puissent réaliser un tout achevé.

XXXIII. - L'hyperbole est un tour qui exagère la vérité, soit pour amplifier, soit pour rabaisser. Elle a deux aspects : direct ou par comparaison. Direct : «Si nous maintenons la concorde dans l'Etat, l'étendue de notre empire se mesurera sur le lever et le coucher du soleil». Par comparaison, l'hyperbole établit un rapport soit d'égalité, soit de supériorité. D'égalité : «Son corps était blanc comme la neige, son regard ardent comme le feu». De supériorité : «De sa bouche coulait un langage plus doux que le miel». Dans le même genre : «Tel était l'éclat de ses armes, qu'il éclipsait la splendeur du soleil».

La synecdoche consiste à signifier le tout par une petite partie ou la partie par le tout. Voici un exemple du tout suggéré par la partie : «Ces flûtes nuptiales ne te rappelaient-elles pas son mariage ?» Ici toute la cérémonie religieuse du mariage est suggérée par un seul de ses aspects, les flûtes. La partie suggérée par le tout, dans le cas, par exemple, où s'adressant à quelqu'un qui étale des vêtements ou des parures somptueuses, on dirait : «Tu m'étales des richesses et tu te vantes d'opulentes ressources».

45. Le singulier fait entendre le pluriel dans un exemple comme le suivant : «Au secours du Carthaginois vinrent et l'Espagnol, et le farouche Transalpin. En Italie même, plus d'un homme vêtu de la toge eut les mêmes sentiments». Le pluriel fera entendre le singulier dans l'exemple suivant : «Une affreuse calamité remplissait les coeurs de chagrin ; aussi du fond des poumons la crainte faisait-elle sortir un souffle oppressé». Dans les premiers exemples, on fait entendre plusieurs Espagnols, plusieurs Gaulois, plusieurs citoyens ; dans le dernier, on désigne un seul coeur et un seul poumon. Dans le premier cas, on aura employé le singulier pour l'élégance, dans l'autre le pluriel pour l'énergie.

La catachrèse (abusio), par un abus, substitue (abutitur) au mot propre et précis un mot de sens voisin et approchant. Par exemple : «Les forces de l'homme sont brèves», ou «une petite stature», ou «la vue large d'un homme», ou «un grand discours», ou «user d'un court langage». Car ici, il est facile de voir que des mots voisins, exprimant des choses différentes, ont été empruntés par un abus.

XXXIV. - Il y a métaphore (translatio), lorsqu'on prend un mot qui s'applique à une certaine chose et qu'on le transporte (transferre) à une autre chose, parce que la comparaison semble autoriser ce transport. On s'en sert pour mettre la chose sous les yeux : «Cette guerre intérieure réveilla l'Italie par une terreur subite» ; par brièveté : «L'arrivée inattendue de l'armée éteignit brusquement le feu de la cité» ; pour éviter une obscénité : «Celui dont la mère se plaît chaque jour à contracter un nouveau mariage» ; pour amplifier : «Il n'est pas de tristesse, pas d'infortune qui ait pu apaiser les inimitiés de ce barbare et son horrible cruauté» ; pour affaiblir : «Il prétend avoir été d'un grand secours, parce que, dans des circonstances très difficiles, il nous a envoyé un très léger souffle favorable» ; pour l'élégance : «Un jour les saines méthodes politiques, desséchées par la perversité des coupables, reverdiront grâce aux vertus des gens de bien». On recommande de la réserve dans l'emploi de la métaphore ; il doit y avoir un rapport expliquant le passage à une chose analogue, pour qu'on ne semble pas s'être précipité sans choix, témérairement et précipitamment sur un terme de comparaison dissemblable.

46. La permutation consiste à donner au fond un sens différent de la forme. Elle revêt trois aspects : comparaison, argument, opposition. Elle procède par comparaison, lorsqu'elle accumule des métaphores dont l'origine est la même : «Si les chiens font l'office de loups, à quelle garde confierons-nous les troupeaux ?» Elle se présente sous la forme d'un argument, lorsque, d'une personne, d'un lieu ou d'une chose, on tire une comparaison pour amplifier ou pour affaiblir, comme si l'on appelait Drusus un Gracchus et un Numitor suranné. Elle est tirée d'une opposition, dans le cas où, par exemple, on appellerait, par ironie, économe et sage un prodigue et un débauché. Dans le dernier cas, tiré d'une opposition, et dans le premier, fondé sur une comparaison, nous pourrons de la métaphore tirer un argument. Exemple pour la comparaison : «Que dit ce roi, notre Agamemnon, ou plutôt, étant donné sa cruauté, notre Atrée ?» Pour l'opposition, par exemple, nous appellerions «Enée» un homme impie qui aura frappé son père, «Hippolyte» un libertin et un débauché.

Voilà à peu près ce que nous jugeons utile de dire sur les ornements que fournissent les mots ; maintenant la suite même des idées nous conduit aux ornements que fournissent les pensées.

XXXV. - 47. La distribution est une figure qui envisage une question déterminée en considérant successivement plusieurs choses ou plusieurs personnes. Exemple : «Ceux d'entre vous, juges, qui ont de l'affection pour le sénat doivent détester cet homme ; en effet, il s'est toujours montré l'ennemi le plus impudent du sénat. Ceux qui veulent que l'ordre équestre brille dans la cité d'un vif éclat, doivent désirer que ce criminel soit livré aux châtiments les plus sévères, pour que sa turpitude personnelle ne soit pas une tache et un déshonneur pour un ordre très respectable. Vous qui avez un père et une mère, montrez, par le châtiment de l'accusé, que vous haïssez les hommes sans coeur. Vous qui avez des enfants, montrez par un exemple quelles sont, dans notre cité, les punitions réservées à un homme tel que lui». Autre exemple : «Le sénat a pour rôle de prêter à la république l'appui de ses conseils ; les magistrats de seconder par leur aide et leur activité la volonté du sénat ; le peuple de choisir et de soutenir par ses votes les décisions les meilleures et les citoyens les plus dignes». Autre exemple : «L'accusateur a pour rôle d'apporter les accusations ; le défenseur, de les réduire à néant et de les écarter ; le témoin de dire ce qu'il sait ou ce qu'il a entendu ; le président de maintenir chacun d'eux dans son rôle. Donc, L. Cassius, si tu laisses un témoin, allant au delà de ce qu'il sait ou de ce qu'il a entendu, argumenter et faire des conjectures, tu confonds les droits de l'accusateur et ceux du témoin, tu encourages la passion d'un témoin malhonnête, tu forces l'accusé à se défendre deux fois». Cet ornement du discours est fécond, car il comprend beaucoup en peu de mots, et, attribuant à chacun son rôle, il distingue divers points de vue.

XXXVI. - 48. Le franc-parler est une figure, où, parlant devant des hommes que nous devons respecter ou craindre, nous usons cependant de notre droit pour reprocher à eux ou à ceux qui leur sont chers une faute que nous nous croyons autorisés à relever.

Exemple : «Vous êtes surpris, citoyens, que vos intérêts soient abandonnés par tout le monde, que personne n'embrasse votre cause, que personne ne se déclare votre défenseur ? Ne vous en prenez qu'à vous-mêmes ; cessez d'en être surpris. Comment, en effet, tout le monde ne s'écarterait-il pas d'une telle situation, ne l'éviterait-il pas ? Rappelez-vous ceux que vous avez eus pour défenseurs ; replacez-vous leur dévouement devant vos yeux ; ensuite considérez ce qui est advenu d'eux. Alors, vous reconnaîtrez, pour vous parler sans détour, que votre insouciance, ou, si vous voulez, votre lâcheté les a laissé massacrer sous vos yeux, tandis que leurs ennemis sont arrivés, par vos suffrages, au faîte des honneurs».

Autre exemple : «Car enfin, juges, quel motif avez-vous eu pour hésiter dans votre sentence ou pour renvoyer l'affaire de ce criminel ? Les chefs d'accusation n'étaient-ils pas patents ? n'étaient-ils pas tous prouvés par des témoignages ? les réponses, au contraire, n'ont-elles pas été faibles et puériles ? En condamnant le coupable dès la première audience, avez-vous craint de passer pour cruels ? En voulant échapper à un reproche qu'on aurait été bien loin de vous faire, vous avez encouru celui de passer pour faibles et lâches. Les plus terribles malheurs publics et privés ont fondu sur vous, de plus grands encore semblent vous menacer, et vous restez là à bâiller. Le jour, vous attendez la nuit, la nuit le jour. Chaque jour on vous annonce quelque nouvelle fâcheuse et cruelle, et, en attendant, l'auteur de tous ces maux, vous temporisez avec lui ; vous le nourrissez pour la perte de la république, vous le retenez dans la cité, tant que vous le pouvez ?»

XXXVII. - 49. Si le franc-parler, sous cette forme, paraît trop brutal, il y a plusieurs moyens de l'atténuer ; en effet, on peut, aussitôt après, ajouter des paroles telles que : «C'est ici votre vertu que je cherche, votre sagesse que je redemande, votre ancienne ligne de conduite que je réclame». Ainsi les impressions provoquées par le franc-parler sont calmées par la louange ; l'une prévient la colère et le mécontentement, l'autre détourne de la faute. Cette précaution, utile dans le commerce de l'amitié, ne l'est pas moins dans le discours, si elle est placée à propos ; elle est particulièrement efficace pour empêcher nos auditeurs de commettre une faute, et pour nous présenter, nous qui prononçons le discours, comme des amis des auditeurs mêmes et de la vérité.

Il y a dans les discours un autre genre de licence qui suppose plus de finesse ; nous reprendrons nos auditeurs de la manière dont eux-mêmes désirent être repris, ou bien, paraissant nous demander avec crainte comment ils recevront ce que nous savons que tous écouteront avec plaisir, nous nous déciderons tout de même à le dire, poussés par l'amour de la vérité. Nous donnerons des exemples de ces deux variétés. Premier cas : «Vous êtes, citoyens, de caractère trop simple et trop facile ; vous avez trop de confiance en tout le monde. Vous croyez que chacun s'efforce de tenir ses promesses. Vous vous trompez, et, depuis longtemps, vous êtes abusés par de fausses espérances ; c'est que, dans votre folie, alors qu'une chose était en votre pouvoir, vous avez mieux aimé la demander à d'autres que de la prendre directement». Exemple du deuxième cas de licence : «Avec cet homme, juges, j'étais uni par des liens d'amitié ; mais cette amitié... quoique je me demande comment vous accueillerez cette déclaration, je dois la faire... cette amitié, c'est vous qui m'en avez privé. Pourquoi ? parce que, jaloux de mériter votre approbation, j'ai mieux aimé avoir comme adversaire que comme ami l'homme qui vous attaquait».

50. L'ornement, appelé franc-parler, peut donc être traité de deux manières, comme nous l'avons montré, ou par la véhémence, qu'atténueront des compliments, si elle est exagérée, ou par ce détour, dont nous avons parlé ensuite, et qui n'a pas besoin d'atténuation, parce que, sous les apparences du franc-parler, il trouve tout naturellement le chemin de l'âme des auditeurs.

XXXVIII. Il y a litote (deminutio), lorsque, disant qu'il y a en nous ou en ceux que nous défendons quelque avantage dû à la nature, au hasard ou à l'application, nous le diminuons (deminuitur) et l'atténuons par le langage, pour éviter l'effet de présomptueuse ostentation. Exemple : «En effet, j'ai le droit de le dire, juges ; je me suis efforcé, par mon travail et mon application, de ne pas être le moins instruit dans l'art militaire». Dire ici : «le plus instruit», aurait été l'expression de la vérité, mais aurait semblé de la présomption. De cette manière, on en a dit juste assez pour éviter la jalousie et mériter l'éloge. De même : «Est-ce l'avarice ou le besoin qui l'a porté au crime ? L'avarice ? Mais il a prodigué ses largesses à ses amis, et c'est là un signe de libéralité, qualité opposée à l'avarice. Le besoin ? Or son père (je ne veux rien exagérer) lui a laissé des biens qui ne sont pas des plus petits». Ici encore on a évité de dire «grands» ou «très grands». Telle est la précaution que nous devrons prendre lorsque nous aurons à mettre en avant un avantage particulier de nous-mêmes et de ceux que nous défendrons. Car l'attitude contraire provoque la jalousie dans la vie et l'antipathie dans un discours, si l'on n'y met pas assez de discrétion. Aussi, de même que, dans la vie, la circonspection permet d'éviter la jalousie, de même, dans un discours, la mesure permet d'éviter l'antipathie.

XXXIX. - 51. On appelle tableau un exposé qui présente les circonstances d'une manière claire, lumineuse et frappante. Exemple : «Si vos sentences, juges, rendent l'accusé à la liberté, aussitôt, comme un lion échappé de sa cage, ou la plus cruelle des bêtes féroces ayant brisé ses chaînes, il courra en tous sens sur le forum, aiguisant ses dents pour s'attaquer à la situation de tous les citoyens, se jetant sans cesse sur tous, amis et ennemis, gens connus de lui ou non, ravissant la réputation des uns, attaquant la vie des autres, mettant en pièces la maison et la famille entière de certains, ébranlant l'Etat jusqu'en ses fondations. Aussi, juges, rejetez-le du nombre des citoyens ; délivrez-nous de la terreur qu'il nous inspire ; vous-mêmes veillez à vos propres intérêts. Car, si vous le relâchez sans punition, c'est contre vous-mêmes, croyez-moi, juges, que vous lâcherez cette bête féroce et dévorante».

Autre exemple : «Oui, juges, si vous portez contre mon client une sentence sévère, vous allez, par un seul jugement, ôter la vie à un grand nombre de personnes. Un père accablé d'années, qui fondait sur la jeunesse de ce fils tout l'espoir de sa vieillesse, n'aura plus de motif pour désirer continuer à vivre; ses enfants en bas âge, privés de l'appui de leur père, seront exposés aux outrages et aux dédains des ennemis de leur père ; toute une maison tombera accablée par le poids de ce malheur immérité. Cependant leurs ennemis, dès qu'ils auront obtenu la palme sanglante de cette victoire si cruelle, insulteront à leur misère, et leur arrogance se traduira à la fois par des actes et par des paroles».

Autre exemple : «Car personne de vous, citoyens, n'ignore les malheurs que subit ordinairement une ville prise d'assaut. Ceux qui ont porté les armes contre le vainqueur, sont aussitôt très cruellement égorgés ; ceux qui, en raison de leur âge et de leurs forces, peuvent supporter le travail, sont traînés en esclavage ; ceux qui ne le peuvent pas sont mis à mort ; on voit en un seul moment l'ennemi embraser les maisons et séparer ceux que la nature ou le libre choix avaient unis par des liens de parenté ou d'amitié ; parmi les enfants, les uns sont arrachés des bras de leurs parents, d'autres égorgés sur leur sein, d'autres déshonorés devant eux. Il n'est personne, juges, dont les paroles puissent reproduire ce tableau, ou dont le discours puisse traduire des malheurs si terribles». Cet ornement est propre à faire naître l'indignation ou la pitié, lorsque toutes les conséquences nécessaires d'un fait sont résumées en un style clair.

XL. - 52. Le dilemme, séparant les deux éléments d'une question, répond à tous les deux d'un manière décisive. Exemple : «Pourquoi t'adresser maintenant des reproches ? Si tu es homme de bien, tu ne les a pas mérités ; si tu es un méchant, tu n'en es pas troublé». Autre exemple : «A quoi bon faire aujourd'hui l'éloge de mes services ? Si vous vous en souvenez, je vous importunerai ; si vous les avez oubliés, comme mes actions n'ont eu aucun pouvoir, quel effet pourraient avoir mes paroles ?» Autre exemple : «Deux motifs peuvent pousser des hommes à des gains illégitimes, la pauvreté et l'avarice. Nous t'avons vu avide dans ton partage avec ton frère ; maintenant nous te voyons pauvre et indigent. Comment donc peux-tu montrer que tu n'avais pas de motifs de commettre cette faute ?» Entre cette division et celle qui forme la troisième des parties d'un discours, et dont nous avons parlé au livre I, tout de suite après la narration, voilà la différence : l'une divise en énumérant ou exposant les points, dont la discussion doit remplir tout le discours ; l'autre débrouille immédiatement la question, et, donnant brièvement des réponses aux deux ou trois alternatives, elle orne le discours.

L'accumulation réunit en un seul faisceau des arguments épars dans toute la cause, et cela pour donner à la cause plus de poids, de force convaincante ou accusatrice. Exemple : «De quel vice enfin l'accusé est-il exempt ? Par quel motif le renvoyer absous de cette poursuite ? Il a trahi son propre honneur et porté atteinte à celui des autres ; il est passionné, intempérant, insolent, plein de superbe, sans affection pour ses parents, sans gratitude pour ses amis, sans affabilité pour ses proches, rebelle envers ses supérieurs, dédaigneux pour ses égaux et ses pairs, cruel pour ses inférieurs, bref insupportable pour tous».

53. Du même genre est une autre accumulation, très utile dans les causes conjecturales ; grâce à elle des soupçons qui, exposés isolément, étaient légers et faibles, semblent, lorsqu'ils sont groupés en un faisceau, rendre le fait évident, et non plus douteux. Exemple : «Veuillez, juges, veuillez ne pas considérer isolément les indices que j'ai exposés ; mais rapprochez-les tous et formez-en un faisceau. XLI. S'il est vrai que l'accusé avait intérêt à la mort de la victime, que sa vie est très honteuse, son âme très avide, son patrimoine très entamé ; s'il est vrai que le crime n'a pu profiter qu'à l'accusé, qu'aucun autre n'a eu plus d'occasions favorables, et que lui-même n'aurait pu choisir des circonstances plus favorables ; s'il est vrai qu'il n'a rien oublié de ce qui était nécessaire pour le crime et qu'il n'a rien fait qui ne fût nécessaire, s'il est vrai qu'il a cherché le lieu le plus propice, les circonstances les plus favorables pour l'agression, le moment le plus opportun pour la rencontre, que, pour exécuter son dessein, il a pris le temps le plus long, non sans les espérances les mieux fondées de ne pas être découvert ; s'il est vrai que, avant l'assassinat, l'accusé a été vu seul sur le lieu de l'assassinat, que, peu après, à l'instant même du meurtre, on a entendu la voix de celui que l'on assassinait, que, dans la suite, après l'assassinat, l'accusé est rentré chez lui bien avant dans la nuit, et que, le lendemain, il a hésité et s'est contredit au sujet de cet assassinat ; s'il est vrai que tous ces faits sont prouvés, soit par des témoignages, soit par des aveux dignes de foi arrachés à la torture et par la rumeur publique, qui, appuyée sur ces preuves, doit être l'expression de la vérité, il vous appartient, juges, en rapprochant tous ces indices, d'arriver sur ce crime à la certitude, non à des soupçons. Car un ou deux de ces indices pourraient, par suite du hasard, faire tomber les soupçons sur l'accusé ; mais que tous, du premier au dernier, concordent, c'est nécessairement la preuve du crime; ce ne saurait être l'effet du hasard». Cet ornement a de la force ; dans un état de cause conjectural, il est presque toujours nécessaire ; dans les autres genres de causes, et, en général, dans tout discours, il faut s'en servir quelquefois.

XLII. - 54. L'expolition consiste à s'arrêter sur la même idée, tout en paraissant exprimer des idées différentes. Elle présente deux aspects, suivant que nous répétons la même chose ou que nous parlons sur la même chose.

Nous répétons la même chose non pas de la même façon (car ce serait fatiguer l'auditeur et non polir le discours), mais avec des changements. Ces changements sont de trois sortes, dans les mots, dans le débit, dans le tour.

Les changements sont dans les mots, lorsque, après avoir exprimé une idée une fois, nous la répétons une ou plusieurs fois en des termes équivalents. Exemple : «Il n'est point de péril auquel le sage estime qu'il doive se soustraire lorsqu'il s'agit du salut de la patrie. Lorsqu'il s'agira d'assurer à tout jamais le salut de l'Etat, l'homme doué de sentiments sages ne pensera pas à éviter les dangers de mort pour la fortune de l'Etat, et il sera toujours guidé par l'ardente résolution de mettre pour sa patrie sa vie en péril, si grand que soit celui-ci».

C'est dans le débit que consistera le changement, si, employant tantôt le ton de la conversation, tantôt le ton véhément, tantôt une autre variété de voix et de gestes, et répétant la même idée avec des mots différents, nous changeons aussi le débit d'une façon assez marquée. Ici il n'est pas très facile de tracer des règles, mais la chose est très claire : aussi n'a-t-elle pas besoin d'exemple.

55. La troisième espèce de changement, qui consiste dans le tour, se présente lorsque l'on donne à la pensée la forme du dialogisme ou du mouvement oratoire.

XLIII. - Le dialogisme, dont nous parlerons tout à l'heure en sa place avec plus de détails, et qu'il suffira maintenant, pour notre objet, de faire connaître en peu de mots, consiste à introduire un personnage tenant un langage en rapport avec son caractère. Pour me faire mieux comprendre, je ne m'écarterai pas de la pensée exprimée plus haut : «Le sage pensera que, pour la république, il doit affronter tous les périls. Il se dit souvent : ce n'est pas pour moi seul que je suis né, mais aussi et même beaucoup plus pour ma patrie ; ma vie, que le destin réclamera, donnons-la plutôt pour le salut de ma patrie. C'est elle qui m'a nourri, elle m'a amené jusqu'à cet âge avec sûreté, avec honneur ; elle a garanti mes intérêts par des lois sages, des moeurs excellentes, des institutions très nobles. Comment pouvoir donner jamais assez pour celle dont j'ai reçu ces bienfaits ? C'est parce que le sage se tiendra souvent ce langage en lui-même, que, dans les dangers de la république, il n'en fuira lui-même aucun».

On change également l'idée par le tour, si on lui donne le mouvement oratoire, lorsque nous semblons parler sous l'empire de l'émotion et que nous émouvons l'âme des auditeurs. Exemple : «Quel est le citoyen occupé de pensées assez mesquines, à l'âme assez rétrécie par l'envie, pour ne pas combler d'éloges cet homme et ne pas le considérer comme très sage, lui qui, pour le salut de la patrie, pour la conservation des citoyens, pour la fortune publique, affronte courageusement les périls les plus grands et les plus terribles, et s'y expose volontiers ? 56. Quant à moi, je désire louer congrûment un tel homme, plutôt que je ne puis y réussir, et je suis sûr que vous êtes tous dans les mêmes sentiments».

Donc la même idée peut, dans un discours, être modifiée de trois façons, par les mots, le débit, le tour ; il y a deux façons de la modifier par le tour : dialogisme et mouvements oratoires.

Au contraire, quand on parle sur la même chose, on a un très grand nombre de moyens de varier le discours. Après avoir exposé simplement notre idée, nous pourrons l'appuyer de sa preuve, puis l'exprimer sous une nouvelle forme, sans preuves ou avec preuves, ensuite procéder par contraire (nous avons parlé de tout cela dans les figures des mots), puis donner une similitude et un exemple (points que nous traiterons plus longuement à leur place), XLIV. puis tirer la conclusion, sur laquelle nous avons donné, au livre II, les détails nécessaires, lorsque nous avons fait voir comment il convenait de conclure les argumentations ; dans le présent livre, nous avons montré en quoi consistait la figure de mots, nommée conclusion. Donc une telle expolition pourra être particulièrement brillante, puisqu'elle comprendra de nombreux ornements portant sur les mots et les pensées.

Voici un exemple de développement en sept parties. Je m'en tiendrai à l'idée exprimée dans les exemples antérieurs ; tu pourras voir ainsi avec quelle facilité, grâce aux préceptes de la rhétorique, une idée simple est développée de multiple manière.

57. «Le sage, lorsqu'il s'agit de la république, ne reculera devant aucun danger, parce que, souvent, celui qui n'avait pas voulu périr pour la république, se voit obligé de périr avec elle ; d'autre part, puisque c'est de la patrie que nous tenons tous nos biens, aucun mal ne doit nous effrayer quand il s'agit de la patrie.

C'est donc une folie que de fuir le péril qu'il faut affronter pour la patrie ; car on ne peut échapper aux maux et l'on encourt le reproche d'ingratitude envers l'Etat.

Au contraire, ceux qui, à leur propre péril, défendent leur patrie en péril, doivent être tenus pour sages, car ils lui rendent l'hommage qu'ils lui doivent et ils aiment mieux mourir pour beaucoup de leurs concitoyens que de mourir avec eux. En effet il serait souverainement injuste, ayant reçu la vie de la nature et l'ayant conservée grâce à l'Etat, de la rendre à la nature lorsqu'elle l'exige, et de ne pas l'offrir à la patrie, lorsqu'elle la demande ; pouvant mourir pour la patrie avec la plus grande distinction et avec gloire, de préférer vivre dans le déshonneur et la lâcheté ; prêt à affronter les périls pour ses amis, pour son père et sa mère et ses autres parents, de ne pas vouloir s'exposer au danger pour la république, qui résume tous ces noms et comprend en outre le nom sacré de patrie.

Si l'on doit mépriser le marin qui, dans une traversée, n'aime pas mieux sauver son navire que lui-même, il ne faut pas moins blâmer celui qui, dans les périls de la république, songe à son salut plus qu'au salut commun. En effet, quand le navire est brisé, une partie des passagers parvient à s'échapper ; du naufrage de la patrie personne ne peut se sauver.

C'est ce que Décius semble avoir bien compris, lui qui, dit-on, se dévoua, et, pour sauver les légions, se précipita au milieu des ennemis. Sa vie fut sacrifiée, mais non pas perdue. Au prix d'un bien très mince, il en racheta un précieux, au prix d'un bien très petit un très grand. Il donna son existence et reçut en échange sa patrie ; il donna sa vie et gagna la gloire, dont l'éminente renommée brille tous les jours davantage.

Donc, si, pour la république, il convient d'affronter le péril, comme la raison le démontre et les exemples le prouvent, il faut regarder comme sages ceux qui, pour le salut de la patrie, ne reculent devant aucun danger».

58. Telles sont donc les différentes espèces de l'expolition : nous avons été amenés à en parler longuement : c'est que, d'abord, quand nous plaidons une cause, elle donne au discours de la force et de l'éclat, surtout c'est elle qui peut nous perfectionner dans l'élocution.

XLV. - La commoration s'arrête longtemps sur le point essentiel de la cause et y revient souvent. L'emploi de cette figure se recommande particulièrement et il caractérise particulièrement le bon orateur. En effet, on ne donne pas à l'auditeur le pouvoir de détourner son esprit de ce point essentiel. A l'appui de ce que j'avance, je n'ai pu fournir d'exemple suffisamment topique, parce que ce point n'est pas isolé de l'ensemble de la cause. comme le serait un membre ; il faut y voir le sang répandu dans tout le corps du discours.

L'antithèse rapproche des contraires. Elle figure, soit dans les ornements que fournissent les mots, comme nous l'avons indiqué plus haut (Exemple : tu te montres clément pour tes ennemis, inexorable pour tes amis), soit dans ceux que fournissent les pensées. Exemple : «Vous, vous déplorez ses infortunes ; ce misérable se réjouit des malheurs de la république. Vous, vous défiez de vos moyens ; il n'en a que plus de confiance dans les siens, ce misérable». Entre ces deux genres d'antithèse, voici la différence : le premier consiste dans une rapide opposition des mots, dans le second, il faut rapprocher des idées opposées que l'on compare entre elles.

59. La comparaison est un procédé qui applique à une chose un trait comparable emprunté à une chose différente. Elle s'emploie pour orner, pour prouver, pour rendre le discours plus clair ou plus frappant. Et de même qu'elle s'emploie pour quatre motifs, elle se présente sous quatre aspects : contraire, négation, brève similitude, rapprochement détaillé. Aux divers motifs d'employer la comparaison, nous appliquerons les différentes manières de la présenter.

XLVI. - Pour orner, on emploie le contraire. Exemple : «Non, à dire vrai, il n'en est pas comme dans la carrière, où celui qui reçoit le flambeau ardent est plus agile dans la course par relais, que celui dont il le reçoit ; le nouveau général, qui reçoit l'armée, n'est pas supérieur à celui qui se retire ; car c'est le coureur fatigué qui remet le flambeau à un coureur tout frais ; ici c'est un général expérimenté qui remet son armée à un général sans expérience». La même idée, sans avoir recours à une comparaison, aurait pu être exprimée d'une façon assez simple, assez claire et assez plausible, sous la forme suivante : «Moins bons sont ordinairement, dit-on, les généraux, que ceux dont ils reçoivent l'armée». Mais c'est pour orner qu'on a eu recours à une comparaison ; afin de communiquer à la phrase une certaine beauté de plus on a employé le contraire. Car la comparaison se présente sous la forme du contraire, quand, à la chose que nous prétendons exacte, nous soutenons que telle autre ne peut être comparée, comme dans l'exemple ci-dessous, tiré des coureurs.

Emploi de la similitude par négation, destiné à prouver. Exemple : «Non, un cheval indompté, malgré toutes ses qualités naturelles, ne peut rendre les services qu'on attend d'un cheval ; pas davantage un homme sans culture, si bien doué soit-il, ne peut s'élever à la vérité». L'idée est ainsi rendue plus plausible ; car il est plus vraisemblable que la vérité ne peut s'acquérir sans culture, puisqu'il est vrai que même un cheval ne peut être utile s'il est indompté. Donc la comparaison a pour but de prouver ; elle a la forme d'une négation, comme le montre clairement le premier mot de la comparaison.

XLVII. - 60. On emploiera aussi la comparaison pour plus de clarté ; c'est la brève similitude, comme suit : «Dans le commerce de l'amitié, comme dans une course, il ne faut pas faire les seuls exercices nécessaires pour arriver au but ; mais il faut entraîner son zèle et ses forces pour réussir facilement à courir au delà du but». Car cette comparaison se propose de faire comprendre plus clairement l'erreur de ceux qui blâmeraient, par exemple, qu'après la mort d'un ami, l'on prît soin de ses enfants. Elle montre, en effet, qu'un coureur doit être assez rapide pour dépasser le but et un ami assez attaché pour que le zèle de son amitié s'étende au delà de ce qu'un ami pourrait sentir. C'est une comparaison sous forme de brève similitude. En effet, un des termes n'est pas, comme dans d'autres cas, séparé de l'autre ; mais les deux termes énoncés sont étroitement confondus.

Lorsque l'on emploie la comparaison pour traiter la question d'une manière plus frappante, on lui donne la forme d'un parallèle détaillé. «Supposons un joueur de cithare ; il s'avance magnifiquement vêtu, couvert d'un grand manteau doré, portant une chlamyde de pourpre brodée de diverses couleurs, et une couronne d'or que rehausse l'éclat de grandes pierres précieuses ; il tient une cithare couverte d'ornements d'or et enrichie d'ivoire ; en outre, sa beauté personnelle, son aspect, sa taille ajoutent à son extérieur imposant ; après avoir, par tous ces avantages, fait concevoir au public de grandes espérances, si tout à coup, dans le silence qui s'est établi, il faisait entendre une voix particulièrement criarde, accompagnée du geste le plus trivial, mieux il aurait été paré et plus il aurait soulevé d'espérances, plus il est chassé au milieu des risées et du mépris. De même, si un homme placé dans un rang élevé, au sein des richesses et de l'opulence, comblé des présents de la fortune et des avantages de la nature, ne possède pas la vertu et les arts qui enseignent la vertu, plus tous les autres avantages l'auront comblé, mis en relief et auront fait naître d'attente, plus fort sera le mouvement de risée et de mépris qui le bannira de toute société avec les gens de bien». Cette comparaison, qui orne les deux termes, en employant une méthode analogue pour présenter, chez l'un, le manque de connaissances, et, chez l'autre, le manque de culture morale, met les choses sous les yeux de tous. On nomme ce procédé parallèle détaillé, parce que, la comparaison une fois établie, on rapproche tous les traits concordants.

XLVIII. - 61. Dans les comparaisons, il faut avoir bien soin, lorsque nous prenons un terme de comparaison, d'employer des expressions propres à exprimer la similitude en vue de laquelle nous avons pris ce terme de comparaison. Exemple : «De même que les hirondelles restent près de nous en été et s'en vont lorsqu'elles sont chassées par le froid», nous reprenons littéralement ce terme de comparaison et disons par métaphore : «De même les faux amis restent près de nous quand le ciel de notre vie est serein ; dès qu'ils voient les froides atteintes de la fortune, ils s'envolent tous loin de nous».

Mais il sera facile de trouver des comparaisons, si l'on peut souvent se représenter toutes les choses, animées et inanimées, muettes et douées de la parole, féroces et apprivoisées, terrestres, célestes, maritimes, les ouvrages de l'art, du hasard, de la nature, les objets ordinaires et extraordinaires, et que l'on y dépiste quelque terme de comparaison, capable d'orner, de prouver, de rendre la pensée plus claire ou plus frappante. En effet, il n'est pas nécessaire que la similitude s'étende à toutes les parties, mais il faut que, sur le point précis de la com-paraison, elle soit complète.

XLIX. - 62. L'exemple consiste à citer un fait ou un mot appartenant au passé et dont on peut nommer la source véritable. On s'en sert pour les mêmes motifs que les comparaisons. Ils rendent la pensée plus brillante, lorsqu'on ne les emploie que pour donner de la beauté à la forme ; plus noble, lorsqu'ils jettent plus de clarté sur ce qui était un peu obscur ; plus plausible, quand ils donnent à la pensée plus de vraisemblance ; plus frappante, lorsqu'ils expriment toutes les circonstances avec tant de clarté, que la chose semble pour ainsi dire pouvoir être touchée du doigt. Pour chaque espèce nous aurions cité un exemple, si, à propos de l'expolition, nous n'avions montré ce que doit être l'exemple, et si, à propos de la comparaison, nous n'avions indiqué les motifs de l'employer. Aussi n'ai-je pas voulu en parler trop brièvement, parce qu'on n'aurait pu me comprendre, ni trop longuement, la chose étant une fois comprise.

L'image est le rapprochement de deux formes extérieures, impliquant certaines ressemblances. On s'en sert pour louer ou pour blâmer. Pour louer : «Il allait au combat, semblable par le corps au taureau le plus fougueux, par l'impétuosité, au lion le plus terrible». Pour blâmer, afin d'exciter la haine, la jalousie ou le mépris. Afin d'exciter la haine : «Ce misérable qui, tous les jours, au milieu du forum, comme un dragon à crête, se glisse les dents aiguës, le regard empoisonné, l'haleine fétide, promenant sans cesse autour de lui ses regards pour essayer de trouver une victime, sur laquelle sa gorge puisse lancer son souffle malsain, que sa gueule puisse toucher, ses dents mordre, sa langue couvrir de bave». Afin d'exciter la jalousie : «Cet homme, qui vante ses richesses, courbé sous le poids de son or crie et délire comme un Galle de Phrygie ou un devin». Le mépris : «Cet homme qui, semblable au limaçon, se cache dans sa coquille et s'y tient coi, on l'emporte, lui et sa maison, et on le mange».

63. Le portrait (effictio) consiste à peindre et à représenter (effingitur) au moyen de mots l'extérieur d'une personne avec assez de netteté pour le faire reconnaître. Exemple : «Je parle, juges, de cet homme roux, petit, courbé, aux cheveux blancs et un peu crépus, aux yeux bleu gris, avec une grande cicatrice au menton ; peut-être, à ces traits, vous le rappellerez-vous». Cet ornement a de l'utilité, quand on veut faire reconnaître quelqu'un, et de la grâce, quand la description est rapide et nette.

L. - La peinture de caractère consiste à décrire un caractère par des traits déterminés qui, semblables à des marques distinctives, sont le propre de ce caractère. Par exemple, si vous voulez peindre un homme qui, sans être riche réellement, veut faire figure d'homme fortuné, vous direz : «Cet homme, juges, qui s'imaginait qu'il est beau de passer pour riche, voyez maintenant d'abord de quel air il nous regarde. Ne semble-t-il pas vous dire : «Je vous donnerais volontiers, si vous n'étiez pas importuns à mes yeux ?» Vraiment, quand, de sa main gauche, il tient son menton, il croit éblouir tous les yeux par l'éclat d'une pierre précieuse et la splendeur de l'or. Lorsqu'il se retourne vers son seul esclave, que je connais et que je ne pense pas que vous connaissiez, il lui donne tantôt un nom, tantôt un autre : «Hé, toi, Sannion, viens ici, veille à ce que ces barbares ne me bousculent pas». De cette façon ceux qui ne le connaissent pas, l'entendant, peuvent croire qu'il s'agit d'un esclave choisi parmi les autres. Il lui dit à l'oreille de préparer les lits de table, ou de demander à son oncle un Ethiopien pour l'accompagner aux bains, ou d'amener devant sa porte un cheval des Asturies ou de préparer quelque vaine marque de sa fausse gloire. Puis il crie, afin que tous entendent : «Fais en sorte que l'argent soit compté soigneusement avant ce soir, s'il est possible». L'esclave, qui, depuis longtemps connaît le caractère de son maître, répond : «Il faut y envoyer plusieurs esclaves, si tu veux que le compte soit terminé aujourd'hui. - Alors, prends avec toi Libanus et Sosie. - Bien».

Ensuite par hasard se présentent des étrangers qu'il avait invités, au cours des voyages qu'il fait en grand équipage. Cette aventure n'est pas sans troubler sérieusement notre homme, mais il ne se départ pas pour cela de son défaut ordinaire. «Vous faites bien de venir, dit-il, mais vous auriez mieux fait en descendant tout droit dans ma demeure. - C'est ce que nous aurions fait, disent-ils, si nous avions connu ta demeure. - Mais il vous aurait été facile de la trouver en vous adres-sant au premier venu. Au reste venez avec moi».

Ils le suivent. Chemin faisant, sa conversation se dépense toute en vanteries. Il demande en quel état sont les blés dans les champs ; il dit que, ses maisons de campagne ayant été brûlées, il ne peut y aller et qu'il n'ose pas encore les rebâtir. «Cependant, pour ma maison de Tusculum, j'ai commencé à faire des folies, et à la rebâtir sur les mêmes fondations».

LI. - 64. Tout en parlant de la sorte, il arrive dans une maison où, ce même jour, devait avoir lieu un repas de corps. Comme il connaissait le maître de la maison, il entre avec ses hôtes. «C'est ici, dit-il, que j'habite». Il examine de près l'argenterie qui était exposée ; il va voir les lits de table tout préparés ; il témoigne sa satisfaction. Un petit esclave s'avance ; il dit tout bas à notre homme que le maître de la maison allait arriver ; s'il voulait bien, lui, s'en aller. «Vraiment ? dit-il. Partons, mes hôtes. Mon frère est arrivé de Falerne. Je vais aller au-devant de lui ; vous, trouvez-vous ici à la dixième heure». Les hôtes s'en vont ; lui se précipite à la hâte vers sa véritable maison. A la dixième heure, les hôtes viennent à l'endroit qu'on leur a fixé. Ils le demandent ; ils découvrent à qui appartient la maison ; au milieu des risées ils s'en vont à l'hôtel.

Le lendemain ils voient notre homme, lui racontent leur aventure, lui demandent compte de son mensonge, lui adressent des reproches. Il assure que, trompés par la ressemblance des lieux, ils se sont complètement fourvoyés dans quelque ruelle ; pour lui, malgré sa santé délicate, il les a attendus fort avant dans la nuit. Son esclave Sannion avait reçu mission de réunir de la vaisselle, des tapis, des esclaves. Ce petit esclave, qui ne manque pas d'entregent, avait tout apprêté avec le zèle et l'adresse suffisants. Lui conduit ses hôtes dans une petite maison ; il dit qu'il a prêté un très vaste palais à un de ses amis pour y célébrer des noces. L'esclave annonce qu'on réclame l'argenterie ; car celui qui l'avait prêtée avait pris peur. «Va-t'en au diable, dit-il ; j'ai prêté mon palais, j'ai donné mes esclaves, il veut aussi mon argenterie. Bien que j'aie des hôtes, je consens qu'il s'en serve ; nous nous contenterons de vaisselle de Samos».

A quoi bon raconter ce qu'il fait ensuite ? Le caractère de l'homme est tel que ce qu'il fait en un jour par vaine gloire et par ostentation pourrait à peine être raconté en un an».

65. Ces peintures, qui décrivent ce qui découle logiquement du caractère de chacun, sont d'un très grand charme. En effet, elles nous mettent sous les yeux le caractère tout entier, celui d'un vaniteux, que nous avons esquissé à titre d'exemple, d'un envieux, d'un orgueilleux, d'un avare, d'un ambitieux, d'un coureur, d'un débauché, d'un voleur, d'un délateur ; en un mot, par cette peinture, il n'est pas de passion dominante que l'on ne puisse mettre en évidence.

LII. - Le dialogisme consiste à mettre dans la bouche des personnages un dialogue conforme à leur situation. Exemple : «Lorsque la ville regorgeait de soldats et que tous les habitants, accablés de frayeur, se tenaient cachés dans leurs maisons, lui paraît en tenue de guerre, l'épée au côté, un javelot à la main ; trois jeunes gens, équipés comme lui, marchent à sa suite. Il se précipite brusquement dans le palais, puis, à haute voix : «Où est, dit-il, l'heureux mortel, maître de ce palais ? Pourquoi ne s'est-il pas présenté devant moi ? D'où vient ce silence ?» Tout le monde, paralysé par la crainte, reste muet. La femme de cet infortuné, fondant en larmes, se jeta aux pieds de l'accusé : «Au nom de ce que tu as de plus cher au monde, lui dit-elle, aie pitié de nous ; n'anéantis pas des gens anéantis ; use avec modération de tes succès ; nous aussi, nous avons été heureux ; songe que tu es homme. - Vous feriez mieux de me le livrer et de cesser de m'importuner de vos pleurs. Il ne pourra pas échapper».

Cependant on annonce au maître de la maison l'arrivée de l'accusé et les menaces de mort qu'il profère à grands cris. A cette nouvelle : «Gorgias, dit-il, toi qui surveilles mes enfants, cache-les, défends-les, tâche de les amener en bonne santé jusqu'à l'adolescence». A peine avait-il prononcé ces paroles que l'accusé est là : «Tu as l'audace de rester tranquille ? s'écrie-t-il. Ma voix ne t'a pas ôté la vie ? Assouvis ma haine et apaise ma colère dans ton sang». Lui, d'une âme fière, lui répond : «Je craignais d'être complètement vaincu. Mais, je le vois, tu ne veux pas m'affronter en justice, où il est très honteux d'être vaincu et très beau de vaincre ; me tuer, voilà ce que tu veux. Je serai tué, soit, mais je mourrai sans être vaincu. - Quoi, à la dernière minute de ton existence, tu émets encore des sentences ! Tu ne veux pas supplier celui qui, tu le vois, te tient en son pouvoir ?» Alors la femme : «Mais si, il implore et supplie. Toi, je t'en prie, laisse-toi fléchir, et toi, au nom des dieux, embrasse ses genoux. Il te tient en son pouvoir ; il t'a vaincu, à toi maintenant de te vaincre. - Non, ma femme, cesse de tenir des propos indignes de moi. Tais-toi et préoccupe-toi de ce qui doit t'occuper. Et toi, que tardes-tu à m'enlever à moi la vie, et à toi, par ma mort, tout espoir de vivre l'âme en repos ?» L'accusé repoussa loin de lui la femme qui se lamentait ; le mari commençait à prononcer quelques mots dignes assurément de son rare mérite, quand l'assassin le perça de son épée».

Je crois que, dans ce dialogue, on a donné à chacun des personnages un langage conforme à sa situation ; qu'il faut avoir soin de faire dans ce cas.

Il y a encore des dialogismes par hypothèse. Exemple : «Que pensez-vous que l'on dise, si vous portez ce jugement ? Tout le monde ne dira-t-il pas ?» Placer ensuite le discours.

LIII. - 66. La prosopopée (conformatio) met en scène une personne absente, comme si elle était présente, ou bien donne la parole aux choses muettes ou abstraites (informis), leur prête une forme (forma) et un langage conforme à leur caractère, ou une sorte d'activité. Exemple : «Si notre ville invincible prenait la parole, ne dirait-elle pas : «Malgré ces nombreux trophées qui m'embellissent, ces triomphes incontestables qui m'enrichissent, ces victoires éclatantes qui font ma gloire, maintenant vos discordes intimes m'accablent, citoyens ; la ville que les ruses perfides de Carthage, que la valeur éprouvée de Numance, que la culture intellectuelle de Corinthe n'ont pu ébranler, vous souffrez maintenant que de misérables créatures l'abattent et la foulent aux pieds ?»

Autre exemple : «Si maintenant le grand L. Brutus revenait à la vie et qu'il parût ici devant vous, ne vous tiendrait-il pas ce langage ? «Moi, j'ai chassé les rois ; vous, vous introduisez les tyrans ; moi, je vous ai donné la liberté, qui n'existait pas ; maintenant que je vous l'ai donnée, vous ne voulez pas, vous, la conserver ; moi, au péril de ma vie, j'ai délivré ma patrie, et vous, quand vous pouvez être libres sans péril, vous ne vous en souciez pas».

La prosopopée peut s'appliquer à différentes choses, muettes et inanimées. Elle est d'un emploi très utile dans les parties d'amplification et pour le pathétique.

67. La signification est une figure qui laisse soupçonner plus qu'elle ne dit. Elle a plusieurs formes : hyperbole, ambiguïté, conséquence, réticence, similitude.

Dans l'hyperbole, on va au delà de la vérité, pour donner plus de force au soupçon. Exemple : «Cet homme, en si peu de temps, n'a même pas laissé, d'un si grand patrimoine, un réchaud pour avoir du feu».

On procède par ambiguïté, quand un mot peut être pris dans deux ou plusieurs sens, mais l'est, bien entendu, dans celui que l'orateur veut lui donner. Ainsi, en parlant d'un homme qui a recueilli beaucoup d'héritages : «Regarde, toi qui sais si bien voir».

LIV. S'il faut éviter les équivoques qui rendent le style obscur, par contre il faut rechercher celles qui produisent bien cette variété de la signification. On en trouvera sans peine, pour peu que l'on connaisse les possibilités d'interprétation, doubles ou multiples, d'un mot, et qu'on y fasse attention.

La signification a la forme de la conséquence, quand on dit des choses qui sont la conséquence d'une situation donnée et qui éveillent des soupçons sur cette situation tout entière. Par exemple, on dirait au fils d'un marchand de salaisons : «Tiens-toi tranquille, toi dont le père se mouchait ordinairement avec le coude».

Il y a réticence (abscisio), lorsque, après avoir commencé une phrase, nous nous arrêtons court (praecidamus), ce que nous avons déjà dit suffisant à éveiller des soupçons. Exemple : «Lui qui, si beau et si jeune, vient, dans une maison étrangère... Je ne veux pas en dire davantage».

Il y a similitude, lorsque l'on cite un cas semblable, et que l'on n'en dit pas davantage ; mais le cas cité laisse entendre (significat) ce que nous pensons. Exemple : «Garde-toi, Saturninus, d'avoir trop de confiance en cette multitude qui t'environne ; dans leur tombe, les Gracques ne sont pas vengés».

Cet ornement a beaucoup d'élégance et de noblesse ; il permet en effet à l'auditeur de deviner de lui-même ce que l'orateur ne dit pas.

68. La concision consiste à exposer une idée avec les mots strictement indispensables. Exemple : «Il prit Lemnos en passant, laissa ensuite une garnison dans Thasos, puis détruisit Viminacium ; ensuite, repoussé vers l'Hellespont, il s'empare aussitôt d'Abydos». Autre exemple : «Récemment consul, autrefois tribun, il était ensuite le premier de l'Etat : alors, il part pour l'Asie ; ensuite, il fut proclamé ennemi public et fut exilé ; après cela, il devint imperator et enfin consul pour la septième fois». En peu de mots, cette concision renferme clairement beaucoup de choses. Aussi faut-il l'employer souvent, quand les faits n'ont pas besoin d'un long développement ou que l'on n'a pas le temps de s'y attarder.

LV. - L'hypotypose expose les choses d'une manière telle, que l'affaire semble se dérouler et la chose se passer sous nos yeux. On y réussira en rassemblant ce qui a précédé, suivi et accompagné le fait, ou bien en ne perdant jamais de vue les conséquences immédiates qu'il a entraînées, les circonstances qui l'ont entouré. Exemple : «Dès que Gracchus eut remarqué les hésitations du peuple qui craignait qu'ébranlé lui-même par le décret du sénat, il ne changeât d'avis, il fait convoquer l'assemblée. Cependant l'accusé, tout rempli de pensées criminelles et funestes, s'élance du temple de Jupiter ; tout en sueur, l'oeil en feu, les cheveux hérissés, la toge en désordre, il se met à marcher plus vite avec plusieurs hommes [qui l'accompagnent]. Le crieur public demandait l'attention pour Gracchus. Notre homme, hors de lui, appuyant son talon sur un siège, en brise le pied avec sa main droite, et conseille aux autres d'en faire autant. Comme Gracchus commençait à prier les dieux, ces misérables se précipitent sur lui avec impétuosité ; de toutes parts on s'élance ; alors, dans la foule, un homme s'écrie : «Fuis, fuis, Tibérius. Tu ne vois donc rien ? Retourne-toi, je te dis». Alors la multitude inconstante, saisie d'une frayeur soudaine, se mit à fuir. Mais l'assassin, écumant de rage criminelle, et tirant du fond de sa poitrine une respiration que rend haletante la cruauté qui l'anime, roidit son bras, et tandis que Gracchus se demande ce qui se passe, mais ne bouge pas, il le frappe à la tempe. Gracchus, sans ternir par aucune parole son noble caractère, tombe en silence. L'autre, arrosé du sang infortuné de cet homme très courageux, promenant ses regards autour de lui comme s'il eût fait une action héroïque, et présentant gaiement sa main criminelle à ceux qui le félicitent, se dirigea vers le temple de Jupiter».

69. Cet ornement est très utile pour jeter sur une action, grâce à de tels développements, l'amplification et le pathétique. En effet, il place toute l'action en scène et la met pour ainsi dire sous nos yeux.

LVI. - Tous les moyens d'embellir l'expression ont été réunis ici avec soin : si tu t'exerces avec diligence à les appliquer, Hérennius, ton style aura tout à la fois la force, la noblesse et l'agrément ; tu parleras en véritable orateur, et tu ne revêtiras pas d'un style terne un fond sec et sans art.

Maintenant reprenons notre recommandation. Veillons sans cesse (il s'agit en effet d'une règle qui doit nous être commune), à pénétrer les secrets de l'art par une application et des exercices nombreux et persévérants. Les autres s'y résignent à grand'peine, pour trois raisons principales : ils n'ont personne avec qui il leur soit agréable de s'exercer ; ils se défient d'eux-mêmes ; ils ne savent pas la méthode à suivre, toutes difficultés qui n'existent pas pour nous. Car, il nous est agréable de nous exercer ensemble, grâce à notre amitié, qu'ont fait naître les liens de parenté, auxquels s'est ajoutée l'étude de la philosophie qui les a renforcés. Nous ne nous défions pas de nous-mêmes, parce que nous avons déjà fait quelques progrès, et qu'il y a d'autres études préférables auxquelles nous nous appliquons dans notre vie avec bien plus d'énergie, au point que, même si, dans l'éloquence, nous n'atteignons pas le but que nous visons, nous n'aurons sacrifié qu'une faible partie d'une vie qui approche beaucoup de la perfection. Enfin, nous savons la méthode à suivre, puisque, dans ces livres, nous n'avons omis aucun des préceptes de l'art oratoire.

Nous avons montré, en effet, de quelle manière, dans les divers genres de causes, il fallait trouver les idées ; nous avons dit de quelle façon il convenait de les ordonner, nous avons expliqué comment on devait régler le début oratoire ; nous avons enseigné par quelle méthode nous pourrions avoir une bonne mémoire ; nous avons montré par quels moyens on rendrait l'élocution parfaite. Si nous observons tous ces préceptes, notre invention sera pénétrante et prompte, notre plan clair et logique, notre débit fort et agréable, notre mémoire solide et fidèle, notre élocution brillante et séduisante. Or, dans l'art oratoire, il n'y a rien de plus. Toutes ces qualités, nous pourrons les acquérir, en joignant aux règles de l'enseignement théorique la pratique diligente des exercices.