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Bruits ...

Voix qui s'éteignent, voix qui enflent ... mais tout-à-coup au lieu de ce vieux poème d'amour qu'ils traçaient en lettres de sang sur la dure écorce terrestre, qui suit presque le même rythme mais semble pourtant ne plus jamais pouvoir d'éteindre, un chorus universel de haine et de proscription !

 

 

Se pourrait-il qu'amour et haine se fissent aussi simplement face à face ? Pourtant du bruit, léger mais si étrangement lointain d'abord, au Magnificat ivre de ferveur, il n'y a pas de rupture. Le son qui se donne à moi, celui qui me parvient pour peu que j'y prête l'oreille, éclate, tonitrue, parfois murmure mais il ne se fait musique que pour autant que je lui donne un sens.

Je ne puis m'empêcher de songer à cette formule - presque universelle à force d'être reprise par tous - la nature est belle mais elle ne le sait pas ! Ne parviens pas à oublier non plus, à l'inverse l'homme-loup, l'homme-renard, l'homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique dit que la terre refusa à Dieu une poignée de sa boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu (Yourcenar) Comment concilier ces deux images si parfaitement contradictoires d'un homme seul capable d'exhausser une nature bellement ordonnancée mais tout aussi vite enclin à la dévaster ? C'est au fond toute l'histoire de notre rapport au monde qui est ici résumé d'entre un monde que je désenchanterais d'un bruit plus brutal encore et du cri de mes angoisses, ou qu'au contraire je magnifierais de l'ériger en musique. Comment oublier la mégalomanie de qui n'est finalement qu'une éloise dans le cours infini d'une nuict éternelle (Montaigne) qui s'empêtre pourtant non sans abrupt entêtement dans ce récit plein de bruit et de fureur (Shakespeare) ?

Chez Hugo le bruit enfle jusqu'à la démesure et manque de peu d'écraser les hommes

Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure !
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !
Hugo

mais tout aussi progressivement qu'il avait eu grandi, il s'épuisera bientôt ...

Ils sont passés ! - Leur cohorte
S'envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte

ce qui n'est pas le cas de la calomnie qui s'achève en chorus universel ...

Chez Hugo, l'espace, bienveillant, écartera bientôt la menace ; chez Beaumarchais, au contraire, c'est la malignité qui au final efface l'espace.

On doute
La nuit...
J'écoute : -
Tout fuit,
Tout passe
L'espace
Efface
Le bruit.

Beaumarchais n'envisage que le bruit d'entre les hommes. Pesanteur.

Hugo, quant à lui, devine les forces malignes avalées par un espace protecteur. Légèreté.

L'un ne cesse de grandir et illustre combien le mouvement ascendant sait être figure du mal. L'autre dans une dynamique horizontale s'éploie au point d'occuper presque tout l'espace mais cède à la fin ...

Je devine la geste originelle au dialogue qui me crée : comment m'ordonner de ne pas tuer si je n'étais capable ni de l'entendre ni d'y obéir i.e de l'écouter ; comment me l'ordonner encore si j'étais substantiellement incapable de m'y conformer ? C'est cela qui distingue la parole du bruit : celle-là n'est pas dénégation, mais appel de l'autre, convocation dans l'être.

La musique est le dialogue que j'entretiens avec le monde.* Ne faisons pas d'elle le parangon d'une communication universelle : c'est de n'en avoir pas que la musique parvient à prendre tous les sens. Il faut prendre dialogue au plein sens du terme : διαλεγω signifie sans doute converser, s'entretenir avec mais d'abord mettre à part, choisir, trier.

Mais nous savons la plasticité des tendances, n'ignorons pas l'ambivalence des sentiments. Ce serait trop simple ; trop binaire ; pour tout dire trop manichéen - même si toute notre éducation nous aura appris à nous délecter des harmonies savantes et de nous tenir à l'écart de ces notes que l'on nomme fausses mais qui ne le sont que parce qu'elles n'occupent pas une place idoine.

Mais justement : il ne s'agit pas de sentiment

Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle.
Jn, 3, 16

Le terme - αγαπαω, cité 117 fois dans le Nouveau Testament, y a la particularité de désigner en même temps la relation Dieu/homme et celle qui doit prévaloir entre les hommes, c'est à dire à la fois un état de fait et une vertu à réaliser. Il couvre donc, verticalement comme horizontalement tout l'espace. Traduit en latin par caritas, charité, d'où l'anglais a tiré care, le terme ne donne pas toute sa dimension :

- du côté de Dieu il désigne une relation indéfectible avec la création comme s'il était impossible qu'il en détournât jamais le regard. Quand bien même cette relation pût à l'occasion s'accompagner de courroux, et se solder par le Jugement, elle ne saurait jamais se conjuguer en terme d'indifférence. Remarquable à cet égard que le terme, s'il signifie aimer, chérir, veuille aussi dire avoir une préférence et que le verbe correspondant signifie à la fois être satisfait et être irrité ... Le bruit de fond du monde, qu'il se conjugue en terme de don ou de colère, qu'importe ici se décline en terme de dilection voire de prédilection. Qu'elle engage l'humain universellement. Terme curieux, au reste, que celui de dilection que l'on n'utilise plus dans la langue moderne sous la forme de prédilection mais qui par sa construction - præ dilectio - désigne à peu près tout ce qu'il y a à entendre ici :

* l'approche vers, le fait de se mettre au devant de ;

* le rassemblement que donne lego (idem) en grec

* la distinction et donc aussi la mise à l'écart, en tout cas le tri, la séparation que donne dia

Comment dire mieux combien il s'agit ici d'un processus continu où sans cesse se rassemble ce qui tend à se séparer mais aussi se séparer ce qui tend à se mélanger ? Le bruit de fond d'un monde en expansion réverbère en réalité un mouvement, une tension, comme on le dirait d'une main qui se tend et appelle l'autre. Moins contradictoire qu'ambivalent, moins l'écho s'une explosion initiale qu'un tourbillon.

- du côté de l'homme, il désigne à la fois les rapports qu'il devrait entretenir avec l'autre et donc un acte à accomplir, si peu évident qu'il faille y inviter et la vénération pleine de reconnaissance qu'il voue à son dieu. C'est ce terme qu'utilise le Christ (Mt, 22, 37) à deux reprises pour désigner les deux commandements principaux - Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée - et le second qu'il déclare lui être semblable - Tu aimeras ton prochain comme toi-même - autre façon de dire que l'accomplissement total de l'être réside dans l'équipotence entre la relation verticale et horizontale.

Il est un épisode troublant qui peut ici nous éclairer - qui clôt l'évangile de Jean : Jn 21, 15-19 : à trois reprises, le Christ demande à Pierre M'aimes-tu ? Mais si la question use du verbe αγαπαω, la réponse de Pierre, elle, utilise φιλεῖν. Ce n'est qu'à la troisième reprise, qui offusque d'ailleurs Pierre, que le Christ utilise lui-même φιλεῖν. Quel sens donner à cette question trois fois répétée ? Bien entendu elle est une référence explicite au triple reniement de Pierre ; sans doute dans sa répétition, vise-t-elle à souligner que le reniement est pardonné, qu'il n'entrave pas la mission à lui confiée (Pais mes agneaux, mes brebis ).

Mais l'essentiel n'est peut-être pas ici mais plutôt dans l'asymétrie entre question et réponse. Bruit !

Comment oublier cette longue série de défaillances ? La relation Dieu/homme est loin d'être simple qui met l'homme constamment en mesure de déjouer les plans divins : Aaron qui se laisse embarquer dans l'épisode du veau d'or n'est que la préfiguration du reniement de Pierre, qui lui non plus ne verra pas annulée pour autant sa mission pastorale. Les ténèbres ne l'ont pas reçue ! Au bruit de fond qui est appel et promesse de musique, répond souvent bruit et fureur.

La question en αγαπαω désignait bien plus qu'un sentiment si noble ou éthéré fût-il qui liât deux êtres, elle visait cet amour du premier commandement aimer de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée (καρδίᾳ ; ψυχῇ ; διανοίᾳ) ; une relation qui engage l'être entier dans sa triple dimension sentimentale, spirituelle et intellectuelle ; une relation qui mette en harmonie et donc dans un agencement ou rapport juste les différentes dimensions de l'être. La défaillance spirituelle s'entend ainsi comme une fausse note. Le bruit, ce sens que nous ne parvenons pas à donner à ce monde qui nous parle. Pour peu que l'on n'oublie pas que l'harmonie désigne à la fois la combinaison en un ensemble et la convergence vers un même but, que s'y niche ainsi à la fois une statique et une dynamique, que se conjuguent en quelque sorte ici chemin, vérité et vie, on comprend mieux la déclinaison de la question en trois ; on devine mieux combien le reniement n'aura pas été seulement manque de courage mais dissonance. Celle qui rompt le lien étroit entre les mots et les choses qui fonde le serment, comme le souligne justement Agamben, qui dénoue l'engagement. Celle qui fait Pierre récuser, même provisoirement, la place qui est sienne. Qui par le parjure, rompt et rend impossible l'exhaussement de la musique.

Troublante configuration que celle qu'installent les Évangiles où l'homme demeure ce grand perturbateur par qui malheurs et violences arrivent ; celui qui rompt l'harmonie moins en opposant son bruit au bruit de fond du monde que celui qui n'en sait pas extirper le sens. Celui qui n'entend pas ! Qui comprend parfois mais ne fait pas !

Je comprends mieux désormais en quoi la rumeur est bruit. Elle n'est pas uniquement refus du sens mais refus du monde. Je comprends mieux désormais ce qu'agapé suppose : ce lent arrachement à la pesanteur - l'invention de la musique.

Il n'est pas de texte qui ne le dise à sa façon : la pesanteur revient à un regard que l'on ne porte même plus, à une voix que l'on n'entend plus - ce qui ne serait encore que désolation - mais surtout à ces fureur et aveuglement qui nous feraient errer et enlaidir le monde.

Il n'est pas de morale qui ne se fonde sur cette paralysie qui nous réduit à être vagabonds de l'être ; sur cette empesage qui nous fait ignorer ce que nous devons faire. Pesanteur. Il n'est pourtant pas de morale qui vaille qui n'offre en réponse ne serait ce qu'une trouée d'espérance. Grâce. J'aime assez que la langue dise rendre grâce : oui, elle est la réplique, une réponse ... le commencement d'un dialogue interrompu. Chemin au sens où méthode est antonyme d'exode.

 


« La musique, c'est du bruit qui pense ».
Victor Hugo
« La musique est une mathématique de l'âme qui compte sans savoir qu'elle compte ».
Leibniz

dont M Aubry, on l'a oublié, avait fait son miel en 2011 lors de la campagne pour les primaires socialistes